mardi 31 mars 2020

L'art de pousser le chariot.


Un samedi à les observer …



J'ai passé une journée dans le long couloir des pas-perdus d'un super-marché : ce grand espace qui en dit tant sur notre société. C'était un samedi et j'avais eu la folie, en compagnie de quelques autres auteurs de ma maison d'édition, de vouloir vendre mes livres en ce haut-lieu de la consommation. Les organisateurs, pour nous mettre en évidence, nous avaient installés là, à la croisée des chariots vides et des chariots pleins.

Quand d'autres faisaient salon du livre, stylo en main, prêts pour la dédicace personnalisée, nous faisions rayon en tête de gondole. C'est un immense canal qui s'offrit à notre admiration, sur lequel voguaient des embarcations étrangement menées par des clients qui, pour beaucoup, n'avaient que faire de nos petits livres …. La vie est si difficile, pas besoin de longues explications pour s'en rendre compte ici !

Il y a bien des manières de pousser le chariot ; je me surpris à admirer cet art délicat de la conduite d'un véhicule souvent capricieux, en zone de forte concentration humaine. J'avoue mon admiration pour quelques virtuoses de la chose, d'autant plus que je suis parfaitement béotien en ce domaine. Voici donc le petit monde des pousseurs dans le temple du consumérisme.

Commençons par les entrants, à l'esprit libre et au chariot vide. Nombreux sont ceux qui utilisent leur engin pour s'accouder et consulter en dernière minute les indispensables messages qui s'affichent sur leur téléphone. Ils ont les yeux rivés sur la petite lucarne, ils avancent lentement, sans se soucier de regarder devant eux. Pourtant, le miracle a lieu et nulle collision ne fut à déplorer. D'autres se prennent pour des pilotes automobiles, le chariot trace son chemin, fend la foule ; il y a sans doute urgence à refaire à plein !

D'autres filent, le casque vissé sur les oreilles, indifférents à l'entourage ; ils font leurs courses, la course surtout. Ils sont seuls au monde, ne jettent aucun regard à ces pauvres auteurs en mal de lecteurs. Ils n'appartiennent pas à cette curieuse catégorie. Ils viennent charger le chariot de nombreuses cannettes qu'ils s'empresseront d'abandonner, une fois vides, à proximité de leur réunion. Je le devine à leur allure …

Nous avons les couples. Il y a deux catégories distinctes. Celle de l'homme pousseur est la moins nombreuse. Madame suit à distance, elle réfléchit certainement aux dépenses inconsidérées que va provoquer la présence de monsieur. Je la devine inquiète, lointaine, soucieuse. Monsieur avance, tête haute et démarche décidée. Il profite de ces instants où le chariot n'est pas encore bloqué dans les sinuosités des rayons.

Quand madame pousse, monsieur est à ses côtés, légèrement en avant d'elle, d'une courte épaule. On sent alors une connivence qui rassure, une envie de réussir le repas qui va éclairer ce samedi soir et réjouir quelques convives. La démarche est mesurée, le pas assuré. On devine de la quiétude avant que l'après-midi se passe en préparations culinaires d'exception.

Nous retrouvons des gens différents au retour. Le chariot plein à ras bord modifie singulièrement les comportements. Il y a d'abord les suspicieux, les interrogatifs, les indignés du total. Monsieur pousse péniblement le lourd engin en consultant attentivement le ticket de caisse. D'où vient cette somme exorbitante ? Quelle est la source de ce dépassement incongru des prévisions initiales ? La démarche est pesante, les épaules tombantes ; la réalité a plombé le reste de la journée …

Il y a les stakhanovistes du chariot. Les produits forment un monticule incertain qui rend la conduite difficile, la visibilité médiocre ; ces haleurs des temps modernes peinent sous la charge. Le pas est lent, le déplacement ne suppose aucun arrêt. L'inertie ayant été vaincue, il n'est pas question du moindre regard pour ces livres qui ne sauraient trouver place sur la montagne des achats.
Nous avons vu une famille qui se déplaçait en convoi exceptionnel. Un couple, jeune encore accompagné de cinq enfants, d'âges rapprochés. Monsieur en tête avec un chariot ras la gueule ! Madame ensuite, dans son sillage, aidée par deux bambins, suivait péniblement avec un véhicule tout aussi chargé. Trois enfants, enfin, assuraient le chariot-balai, lui aussi copieusement fourni. Pas de pause devant les livres : on ne lit pas monsieur, on mange ! Je suis éberlué devant tant de victuailles accumulées dans ces trois caddies. Quelle folie !

Il y a des chariots presque vides. Souvent, ils ne contiennent que quelques bouteilles, un achat de dernier minute, les munitions nécessaires pour regarder entre amis le match de rugby à la télévision. Ceux-là non plus ne jetteront pas un regard sur nos éditions. Le chat risque d'être maigre dans un tel environnement.

Heureusement, quelques amis s'arrêtent, de vieilles connaissances qui profitent de l'occasion pour renouer avec celui qu'on a perdu de vue. Des achats de sympathie, sans doute, parfois un peu contraints. Les autres, manifestement, n'ont pas d'argent à consacrer à la lecture. On devine un public majoritairement populaire. Beaucoup nous avouent ne jamais lire, certains reconnaissent ne pas savoir lire … Je ne caricature pas : c'est une réalité qui s'impose. La Culture ne s'offre pas à tous.

En fin de journée, le chat est maigre sans doute. Mais qu'importe ; à être ainsi observateur immobile d'un monde qui achète, on comprend mieux l'état de notre société. J'invite les gentils décideurs qui parlent à la place des gens, à venir à leur tour, regarder la France qui se débat avec ses difficultés économiques. La flexibilité et la baisse des salaires pour toujours travailler plus, c'est très bien pensé quand on ne pousse jamais son chariot en se demandant si on aura de quoi payer !

Humblement leur. 

 

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