Les
lapins furieux !
Il
fut un temps où l'on pouvait, sans gêne, dire tous les mots qu’on
voulait quand on était sur un bateau. Il y avait un trappeur des
bords de Loire qui naviguait sur une barquasse de sa fabrication.
L'homme était piégeur, un chasseur qui préfère la ruse à la
force inéquitable de l'arme.
Il
observait les mœurs de ceux qui allaient tomber dans son escarcelle,
sa nasse ou son collet. De longues heures passées à comprendre le
mouvement et les mœurs des bêtes qui donnerait, pour lui et sa
famille, le mot de la faim. Nulle recherche de plaisir dans sa quête,
simplement le souci d'apporter pour les siens du mieux dans leur
alimentation.
Que
ce soit sur terre et ou sur l'eau, il avait l'œil, savait tout des
bons endroits des passages des animaux, des secrets de leurs
habitudes. Il ne tendait jamais son piège au hasard et il ne fallait
pas longtemps pour que la prise fût faite. Il ne laissait pas
languir la pauvre bête qu’il allait quérir au plus vite.
Quand
sa proie était trop petite, quand c'était une femelle pleine, quand
il avait plus de prises qu'il lui fallait, il relâchait ceux qu'il
laissait vivre. Pour préleveur qu'il était, il n'en était pas
moins un amoureux de la nature. Il agissait avec modération et
respect, en harmonie avec les animaux qu’il respectait par-dessus
tout.
Il
rendait à ses amis des forêts et de l'onde bien des services. Quand
l'hiver était rude, il leur apportait des graisses et des graines,
il fabriquait des abris, veillait à ce qu'il n'y eût pas trop de
prédateurs à l'intérieur de son secteur.
L'homme
allait sur sa barque prendre sa ponction. Il était surtout
contemplateur de ce Val qu'il aimait tant et qui lui offrait chaque
jour spectacle merveilleux. Mais un jour, le calme et la quiétude
des lieux, fut, une fois encore menacé par la montée des eaux.
La
Loire grondait, elle coulait furieuse. Ses eaux charriaient tout ce
qu'elles emportaient sur son passage et le niveau montait sans cesse.
Quand tous les gens d'alentour pensaient à se sauver, à porter
leurs sabots sur un coin de terre plus haut que les bords du fleuve,
lui avait une toute autre préoccupation.
Il
prenait soin de ses amis les hôtes des bords de la rivière. Il les
appelait pour qu'ils montent dans sa barque et il les portait plus
loin sur une hauteur à proximité. Sa barque eut été chaland qu'il
en aurait fait une arche pour protéger, le temps de cette grande
colère du fleuve, tous les animaux du coin.
Il
ne s'appelait pas Noé, on ne refait pas l'histoire, une crue, pour
terrible qu'elle soit, n'est pas non plus le déluge. Cependant, il
fallait agir ou laisser périr les petits mammifères. Il ne mesurait
ni sa peine ni les risques qu'il courait. Pour préleveur qu'il était
quand la nécessité s'en faisait sentir, il se savait redevable
envers tous les animaux.
Son
manège pourtant n'amusait guère les gens sérieux, ceux qui, pour
le bien de leur prochain, se portaient à leur secours. Ces braves
gens, ne comprenaient pas pourquoi notre homme se préoccupait des
bêtes et non point des humains. Il avait beau leur dire que jamais
il ne tournerait le dos à un individu en détresse mais qu'il n'en
voyait pas là où il naviguait, la marginalité comme la différence
constituent de tous temps une charge lourde qui vous place au banc de
société.
Il
n’avait cure de ces jalousies stupides, de ces regards de travers
qui ne l’indisposaient guère. Cette fois pourtant l'affaire
tourna au vinaigre. Alors qu’il croisa le grand fûtreau qui allait
secourir des habitations isolées, il reçut jurons et insultes de la
part des membres de la société de secours. Il se peut que
l'équipage, dans l'alarme du moment et pour se donner du courage ait
forcé sur la chopine ce qui pourrait expliquer ce comportement
déplacé. Nous n’en saurons rien !
Toujours
est-il que le grand bateau fonça droit sur le plus petit avec
l'envie évidente de l'éperonner pour le faire couler. Notre brave
amis des animaux n'avait qu'une bourde pour avancer, quand en face,
les forbans allaient à la voile, poussés par un vent violent. Il
voyait sa dernière heure arrivée quand dans le même temps il
advint un véritable miracle.
Sa
barque était chargée de tous les lapins des Varennes, qu'il avait
sauvés des eaux. Les rongeurs se dressèrent sur la proue,
constituèrent une pyramide en montant les uns sur les autres.
Formant ainsi une sorte de voile, ils présentèrent leurs grandes
oreilles au vent afin qu’il s’y engouffre. Vous ne le croirez
sans doute pas, mais la barque prit de la vitesse et esquiva
l’abordage de son adversaire.
Quand
le fûtreau passa juste à côté de lui, les lapins, comme un seul
homme, sautèrent sur le pont de l’agresseur et se mirent
immédiatement en action. Ils rongèrent de leurs dents dures et
vengeresses tous les gréements qui passaient à portée d'incisives.
Bientôt le mât s'effondra dans un fracas qui permit à ces
malheureux mariniers de retrouver leurs esprits.
Piteux
et confus, ils venaient de comprendre que la Loire en crue leur avait
chamboulé la raison tout autant que les crus bus par déraison. Ils
s'excusèrent immédiatement auprès du brave homme, leur demandant
de ne jamais répéter ce qui venait de se passer. Le trappeur était,
comme vous avez pu le constater, le meilleur des hommes, il tint sa
langue comme il l'avait promis.
Nos
lascars quant à eux durent trouver une explication ce qui avait bien
pu se passer sur leur bateau pour qu'un tel désordre règne sur le
pont. C'est là qu'ils inventèrent la fable des lapins qu'ils
avaient voulus sauver et en guise de remerciement avaient provoqué
un tel saccage. Depuis, les rongeurs sont porteurs d'une malédiction
marine, il est interdit de nommer ce brave animal sur un bateau digne
de ce nom.
Vous
savez désormais l'origine de cette fable, elle est parfaitement
injuste pour les petits rongeurs mais il fallait sauver la réputation
de braves mariniers égarés par un bref instant de beuverie. Ils ne
voulurent pas se faire tirer les oreilles, ils trouvèrent des
coupables fort commodes. Il faut reconnaître qu'ils n'avaient pas
vraiment menti et que dire ce qui s'était vraiment passé eût
provoqué grande perplexité parmi leurs auditeurs.
Maintenant
que vous aussi, vous savez le fin mot de l'histoire, vous admettrez
vous aussi, qu'il est parfois bon de poser un lapin à la vérité.
Un petit mensonge est parfois plus commode qu'une réalité qui
échappe à la logique communément acquise. Les lapins acceptèrent
ce compromis avec la morale et s'en retournèrent à leurs terriers.
Taboutement
leur.
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