Une
histoire vieille comme le monde.
Il
est des légendes vieilles comme le monde et qui appartiennent à
notre patrimoine commun. C’était en un temps où les hommes
donnaient de l'importance à la nourriture, connaissaient la faim et
la peur du lendemain. Si ces angoisses existent toujours sur notre
planète, les agapes honteuses et le gaspillage démesuré sont
l’apanage d’une société qui perd la tête tandis qu’ailleurs
d’autres meurent de faim. Puisse cette histoire, tout comme la
pandémie de l’heure rappeler les humains à plus de mesure et de
fraternité !
Une
femme et ses quatre enfants vivent cloîtrés dans une petite masure
au bord d'une rivière. Le mari est parti depuis de longs mois,
courir la bonne fortune pour tenter de rapporter aux siens de quoi
les nourrir. L'absence est plus longue qu'à l'habitude pour la
famille du marin. Les réserves manquent cruellement et la femme
ignore de quoi sera fait le repas du lendemain.
Jeanne
fouille les placards à la recherche des maigres restes. Elle sait
pourtant qu'il n'y a plus rien. Elle croit au miracle : quelque
chose oublié dans un recoin. Dehors il fait si froid que le seul
espoir de trouver un peu de pitance n'existe plus que dans sa
demeure. Les animaux de la basse-cour ont tous déserté le
poulailler pour finir dans l'assiette. Il ne subsiste qu'une vieille
cane, adorée des enfants qui s'est réfugiée dans la masure.
Plus
aucune réserve, Jeanne remue de fond en comble le petit espace vital
où se pressent ses quatre enfants et la vieille cane. Sa recherche
est vaine pourtant il n’est pas question de sacrifier l’animal si
précieux pour les petits. Que vont-ils devenir ? Et leur père qui
ne revient toujours pas !
Le
femme finit par découvrir tout au fond de la maie, un peu de
farine : un mélange incertain de froment et de sarrasin, de
châtaigne et de seigle ; ce qui est tombé là en s’échappant des
sacs d’autrefois. C'est son dernier recours. Que faire de si peu ?
Dans
le désespoir le plus noir, il arrive souvent un signe du destin, un
petit miracle qui permet de croire encore que la vie ne demande qu'à
continuer. Dans un recoin de la pièce, la vénérable cane s'est
blottie. Bien que ce ne soit pas du tout la saison la plus propice,
la brave bête en dépit de son âge vénérable vient de pondre un
œuf, un bel œuf qui va sauver Jeanne et ses enfants pour un jour
encore, un jour de plus à attendre celui qui ne revient pas.
La
femme remercie le ciel, la cane et la Providence. Elle prend un
récipient , y verse son mélange de farines dans lequel elle creuse
un puits pour y casser l'œuf miraculeux. Puis elle mouille de très
peu d'eau cette mixture afin d'en faire une pâte épaisse ; elle n'a
plus de lait depuis si longtemps… Il n'y a pas davantage de levure
ni de fruits. Elle ne peut faire ni pain ni gâteau. Une idée
viendra bien pour préparer ce dont ils devront se satisfaire.
Jeanne
s’interroge : « Que pourra-t-elle tirer de cette mélasse
brune ? » Heureusement, il y a encore quelques bûches et le
maigre feu de la cuisinière maintient un peu de chaleur dans la
pièce. Elle attrape une poêle qu'elle pose sur la plaque de fonte.
Un petit bloc de saindoux lui permet de graisser son ustensile. Elle
glisse une louche de son mélange et la magie culinaire opère.
Une
petite galette fine se forme. Elle est si fine que Jeanne pense
qu'elle va se déchirer. Ce n'est qu'une dentelle fragile, décorée
de quelques trous, disséminés ici ou là. Il faut qu'elle pense
dans l'instant à la meilleure façon de sauver ce qui apparaît sous
ses yeux, si fragile, si incertain. Elle observe que la face contre
le feu noircit bien vite quand l'autre côté reste pâle et ne
semble pas cuit. Que faire ?
Jeanne
pense alors très fort à son mari. Elle veut de toutes ses forces
qu'il s'en retourne, qu'il revienne à la maison pour l'aider et
apporter de quoi survivre une fois encore. Elle en est là de ses
réflexions quand la porte s'ouvre : c'est son homme. Son marin
s'en est revenu. Elle est tout à sa joie sans oublier cependant ce
qui est là sur le feu. Les mots tournent dans sa tête, le bonheur
indicible aussi. Il s'en est retourné… voilà la solution !
Jeanne
a la révélation. Elle prend une spatule et retourne sa galette,
délicatement, simplement. La petite galette se laisse faire sans se
briser. Elle cuit sur l'autre face de manière uniforme et Jeanne
peut offrir ce trésor à l'appétit de l'aînée. Elle embrasse son
homme et recommence l'opération. Elle a juste de quoi faire cinq
autres petites galettes plates avant de tomber dans les bras de son
homme.
Les
enfants se contentent de la galette et du retour de leur père, ils
vont se coucher, l'homme prend sa femme dans ses bras, la gourmande
avec plaisir. Tous deux se retrouvent enfin dans le secret de leur
chambre. Leur appétit l'un de l'autre est si grand, si puissant.
C'est seulement quand leurs corps sont repus que le marin raconte
son périple et montre à sa chère Jeanne le pécule rapporté de si
loin. Ils sont sauvés pour cette fois encore. Jeanne, quant à elle,
sait qu'elle va pouvoir offrir sa recette à ses voisines ...
Depuis
ce jour, quand une femme de marin espère le retour de son homme,
elle aussi, essaie de se concilier la divine Providence en préparant
des galettes plates. Elle retourne tendrement sa galette, pour que
revienne celui qui est attendu. Nulle femme de marin n'aurait la
prétention de faire sauter la précieuse crêpe ni d'avoir une pièce
en or dans la main pour réaliser ce prodige. La nourriture est bien
plus précieuse que les richesses de ce monde qui se refusent souvent
aux pauvres gens.
Le
vœu le plus cher pour les gens simples est le retour de celui qui
est attendu ; la richesse est une espérance sans fondement.
Revenons aux valeurs essentielles : ne faisons plus sauter les
crêpes et les galettes au risque de les faire tomber. Retournons-les
délicatement en pensant simplement à ceux que nous aimerions voir
revenir. C'est la seule morale de mon histoire...
Crêpement
vôtre.
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