dimanche 29 mars 2020

Le premier pas


Le premier pas.

 

 




Que j’étais bien, à l’époque d’avant l’histoire, quand je vivais dans mon arbre. J’y avais trouvé refuge protecteur pour échapper à toutes les menaces qui m’attendaient à terre. J’étais alors une proie fragile ! C’est justement de cette faiblesse, que je tirai ma force. C’était une époque où je respectais la nature, elle qui m’octroyait généreusement refuge et alimentation.

Un jour mon arbre me murmura à l’oreille un étrange message. Est-ce parce qu’il en avait assez de porter dans ses branches tous mes semblables ou se faisait-il le truchement d’une intuition qui s’avérerait désastreuse ? Nul ne le saura jamais ...

L’arbre me murmura : « Regarde ce que je suis et inspire-toi de moi. C’est par la verticalité que tu sauras parcourir le monde. C’est en te libérant de mes racines que tu accompliras ta grande mission. N’oublie pas que tu trouveras toujours parmi mes frères, les alliés précieux pour toi et tes descendants ! »

Tout primate que j’étais alors, je me suis gratté la tête, non pas pour y déloger un parasite mais bien, pour la première fois de mon existence : RÉFLÉCHIR. Ce fut là une étape décisive de mon évolution. J’allais être le premier à descendre pour élargir mon horizon. Mes héritiers feront comme moi, évoluer toujours dans le paradoxe.

Je me retrouvai à terre, malhabile et craintif. L’arbre bruissa d’une douce mélopée. Je le pris dans mes bras, je l’enserrai affectueusement pour lui exprimer mon amitié. Les pattes antérieures enlaçant le tronc, je pus me redresser. Je me plantai fièrement dans le sol comme mon inspirateur. Ce fut un bref instant de griserie…

Je retombai bien vite sur mon postérieur : la gravité me ramenant cruellement à mon humble condition. Je ne renonçai pas. Après de multiples tentatives, je finis par trouver un équilibre instable sur mes pattes postérieures. Je titubai certes mais j’étais ivre d’une liberté nouvelle.

Je devinai sous ses pieds la possibilité de m’émanciper de mon arbre. D’aller enfin plus loin tout en acceptant de réduire mon champ de vision. Ce sera toujours mon principal handicap. Je ne regarde jamais plus loin que le bout de mon museau et il en sera hélas ainsi pour ceux de ma descendance.

Je pris de l’assurance, ressentis en moi une force intérieure, la conviction que j’étais capable de me libérer de ses racines. Je lâchai le tronc et pour la première fois, je mis un pied devant l’autre. Ce fut un petit pas pour le primate, un terrible saut dans l’inconnu pour l’humanité.

Ces quelques petits pas, maladroits et incertains firent de moi ce que vous appelez un humain. J’avançais d’une démarche chaloupée, je tombais, me relevais poussé par cette formidable liberté conquise au ras du sol. L’arbre avait accompli sa mission, il était en cet instant fier de sa contribution à la grande histoire de la Planète. Il ignorait alors les immenses ravages que feraient mes descendants.

Je fus suivi par tous les autres. L’imitation est pour notre espèce une règle de fonctionnement qui produit le meilleur et conduit souvent au pire. De petits groupes se formèrent pour conquérir le monde avec ce message transmis de conscience à conscience : « Ne nous éloignons jamais des arbres, nous aurons toujours besoin d’eux. Ils sont nos guides ! »



C’est ainsi que débuta le grand malentendu. Le terme de serviteur fit écho bien vite chez ceux qui une fois la tête au-dessus des épaules ne surent pas rester humbles. Beaucoup comprirent dans ce terme l’idée de dépendance, de subordination de l’arbre à l’humain alors qu’il fallait y voir une collaboration sans hiérarchie aucune. Un mot mal interprété peut changer la face du monde, nous en aurons la preuve au fil des temps.

Pour l’heure, mes collègues progressèrent d’arbre en arbre, y trouvant subsistance et accueil pour la nuit. Tout allait bien sur une planète qui marchait vers un avenir qu’elle espérait radieux. Elle s’était dotée d’un grand explorateur, un animal curieux de tout qui désire conquérir toutes les contrées inconnues.

C’est ainsi que les enfants de mes enfants découvrirent de nouveaux territoires, de nouvelles essences. Ils demeurent en symbiose avec leur environnement, prélevant juste le nécessaire pour leurs besoins. Les arbres sont là pour pourvoir à ceux-ci, ils le font avec amour et bienveillance.

Petit à petit cependant ceux qui vont debout étant toujours plus nombreux, les arbres n’y suffirent plus. Un fruitier n’ayant plus rien à offrir conseilla à des humains de se pencher vers les autres végétaux. Il y avait là des ressources intarissables. Il suffisait de bien connaître les herbes et les racines, les baies, et les légumineuses. C’est ainsi que leur appétit se diversifia.

Malheureusement, il en est toujours des plus aventureux, des plus audacieux que les autres pour dépasser les frontières, explorer de nouveaux possibles. Parmi ceux-ci surgit un chasseur, un humain qui se croyant supérieur aux autres animaux, voulut en faire sa pitance. Il franchit la limite de non-retour, faisant de nous des êtres se pensant supérieurs à leurs autres frères. Les arbres eurent beau le mettre en garde, il ne voulut rien savoir. L’odeur du sang l’avait enivré et ne cessera d’agir ainsi sur cette espèce incontrôlable.

Bien vite, les chasseurs de plus en plus nombreux découvrirent que la chair crue est indigeste tandis que la cuite est délicieuse tout autant que facile à mâcher. Les premiers arbres furent sacrifiés sans même les en remercier, pour répondre à ce nouveau besoin. Le tournant était pris, celui du seul bon plaisir.

Dans le même temps, des humains se mirent en tête de côtoyer le ciel. Ce sont les plus grands arbres sans doute, ceux dont la cime se perd dans les nuages qui les poussèrent à se préoccuper de transcendance. Ils se créèrent des histoires invraisemblables, des vies éternelles, des mondes meilleurs dans l’éther. Ils eurent besoin d’un totem, d’un Dieu forcément à leur image pour justifier leur impitoyable domination sur la nature.

Dans ce grand mouvement spirituel, l’un d’eux vint à imaginer une fable abracadabrante, une histoire de pomme et de serpent, propre à mettre en cause la femme et les arbres pour expliquer les tourments de l’humanité. Ce fut le début du grand n’importe quoi, la rupture définitive avec la sagesse et la raison. Ceux qui allaient debout avaient perdu la tête.

La suite ne fut qu’une succession de calamités, de guerres, de massacres, de crimes et de forfaits. Ils s’en prirent d’abord à leurs semblables avant que de mettre sous leur joug la nature toute entière, les arbres plus que les autres car ils avaient l'odieuse capacité à vivre bien plus longtemps qu’eux.

Ceux qui abattent des arbres sans motif ni cérémonie de pardon, sont de ces monstres qui ne savent pas ce qu’ils font. Ils ont transformé la vie ici-bas en enfer sans pour autant qu’il existe un paradis ailleurs. Ils se sont inventés un nouveau dieu, une divinité de papier qui est un simple chèque en bois vers l'illusion et la fin de toutes les espèces vivantes.

Les arbres lèvent les yeux au ciel. Ils savent qu’il n’est plus rien à attendre de ceux qui leur doivent tant. L’ingratitude étant la principale caractéristique de ceux qui vont debout, ils enfoncent plus profondément encore leurs racines dans le sol pour tenter de se mettre à l’abri de ces furieux.

Si l’histoire était à recommencer, je ne pense pas que mon arbre me souffle à nouveau son conseil suicidaire. Il sait désormais à ses dépens que humains sont incapables de tirer les enseignements de la nature et encore moins de la respecter.

Génèsement vôtre.



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