Le premier pas.
Que
j’étais bien, à l’époque d’avant l’histoire, quand je
vivais dans mon arbre. J’y avais trouvé refuge protecteur pour
échapper à toutes les menaces qui m’attendaient à terre. J’étais
alors une proie fragile ! C’est justement de cette faiblesse, que
je tirai ma force. C’était une époque où je respectais la
nature, elle qui m’octroyait généreusement refuge et
alimentation.
Un
jour mon arbre me murmura à l’oreille un étrange message. Est-ce
parce qu’il en avait assez de porter dans ses branches tous mes
semblables ou se faisait-il le truchement d’une intuition qui
s’avérerait désastreuse ? Nul ne le saura jamais ...
L’arbre me murmura : « Regarde ce que je suis et inspire-toi
de moi. C’est par la verticalité que tu sauras parcourir le monde.
C’est en te libérant de mes racines que tu accompliras ta grande
mission. N’oublie pas que tu trouveras toujours parmi mes frères,
les alliés précieux pour toi et tes descendants ! »
Tout
primate que j’étais alors, je me suis gratté la tête, non pas
pour y déloger un parasite mais bien, pour la première fois de mon
existence : RÉFLÉCHIR. Ce fut là une étape décisive de mon
évolution. J’allais être le premier à descendre pour élargir
mon horizon. Mes héritiers feront comme moi, évoluer toujours
dans le paradoxe.
Je
me retrouvai à terre, malhabile et craintif. L’arbre bruissa d’une
douce mélopée. Je le pris dans mes bras, je l’enserrai
affectueusement pour lui exprimer mon amitié. Les pattes antérieures
enlaçant le tronc, je pus me redresser. Je me plantai fièrement
dans le sol comme mon inspirateur. Ce fut un bref instant de
griserie…
Je
retombai bien vite sur mon postérieur : la gravité me ramenant
cruellement à mon humble condition. Je ne renonçai pas. Après de
multiples tentatives, je finis par trouver un équilibre instable sur
mes pattes postérieures. Je titubai certes mais j’étais ivre
d’une liberté nouvelle.
Je
devinai sous ses pieds la possibilité de m’émanciper de mon
arbre. D’aller enfin plus loin tout en acceptant de réduire mon
champ de vision. Ce sera toujours mon principal handicap. Je ne
regarde jamais plus loin que le bout de mon museau et il en sera
hélas ainsi pour ceux de ma descendance.
Je
pris de l’assurance, ressentis en moi une force intérieure, la
conviction que j’étais capable de me libérer de ses racines. Je
lâchai le tronc et pour la première fois, je mis un pied devant
l’autre. Ce fut un petit pas pour le primate, un terrible saut dans
l’inconnu pour l’humanité.
Ces
quelques petits pas, maladroits et incertains firent de moi ce que
vous appelez un humain. J’avançais d’une démarche chaloupée,
je tombais, me relevais poussé par cette formidable liberté
conquise au ras du sol. L’arbre avait accompli sa mission, il était
en cet instant fier de sa contribution à la grande histoire de la
Planète. Il ignorait alors les immenses ravages que feraient mes
descendants.
Je
fus suivi par tous les autres. L’imitation est pour notre espèce
une règle de fonctionnement qui produit le meilleur et conduit
souvent au pire. De petits groupes se formèrent pour conquérir le
monde avec ce message transmis de conscience à conscience : « Ne
nous éloignons jamais des arbres, nous aurons toujours besoin d’eux.
Ils sont nos guides ! »
C’est
ainsi que débuta le grand malentendu. Le terme de serviteur fit écho
bien vite chez ceux qui une fois la tête au-dessus des épaules ne
surent pas rester humbles. Beaucoup comprirent dans ce terme l’idée
de dépendance, de subordination de l’arbre à l’humain alors
qu’il fallait y voir une collaboration sans hiérarchie aucune. Un
mot mal interprété peut changer la face du monde, nous en aurons la
preuve au fil des temps.
Pour
l’heure, mes collègues progressèrent d’arbre en arbre, y
trouvant subsistance et accueil pour la nuit. Tout allait bien sur
une planète qui marchait vers un avenir qu’elle espérait radieux.
Elle s’était dotée d’un grand explorateur, un animal curieux de
tout qui désire conquérir toutes les contrées inconnues.
C’est
ainsi que les enfants de mes enfants découvrirent de nouveaux
territoires, de nouvelles essences. Ils demeurent en symbiose avec
leur environnement, prélevant juste le nécessaire pour leurs
besoins. Les arbres sont là pour pourvoir à ceux-ci, ils le font
avec amour et bienveillance.
Petit
à petit cependant ceux qui vont debout étant toujours plus
nombreux, les arbres n’y suffirent plus. Un fruitier n’ayant plus
rien à offrir conseilla à des humains de se pencher vers les autres
végétaux. Il y avait là des ressources intarissables. Il suffisait
de bien connaître les herbes et les racines, les baies, et les
légumineuses. C’est ainsi que leur appétit se diversifia.
Malheureusement,
il en est toujours des plus aventureux, des plus audacieux que les
autres pour dépasser les frontières, explorer de nouveaux
possibles. Parmi ceux-ci surgit un chasseur, un humain qui se croyant
supérieur aux autres animaux, voulut en faire sa pitance. Il
franchit la limite de non-retour, faisant de nous des êtres se
pensant supérieurs à leurs autres frères. Les arbres eurent beau
le mettre en garde, il ne voulut rien savoir. L’odeur du sang
l’avait enivré et ne cessera d’agir ainsi sur cette espèce
incontrôlable.
Bien
vite, les chasseurs de plus en plus nombreux découvrirent que la
chair crue est indigeste tandis que la cuite est délicieuse tout
autant que facile à mâcher. Les premiers arbres furent sacrifiés
sans même les en remercier, pour répondre à ce nouveau besoin. Le
tournant était pris, celui du seul bon plaisir.
Dans
le même temps, des humains se mirent en tête de côtoyer le ciel.
Ce sont les plus grands arbres sans doute, ceux dont la cime se perd
dans les nuages qui les poussèrent à se préoccuper de
transcendance. Ils se créèrent des histoires invraisemblables, des
vies éternelles, des mondes meilleurs dans l’éther. Ils eurent
besoin d’un totem, d’un Dieu forcément à leur image pour
justifier leur impitoyable domination sur la nature.
Dans
ce grand mouvement spirituel, l’un d’eux vint à imaginer une
fable abracadabrante, une histoire de pomme et de serpent, propre à
mettre en cause la femme et les arbres pour expliquer les tourments
de l’humanité. Ce fut le début du grand n’importe quoi, la
rupture définitive avec la sagesse et la raison. Ceux qui allaient
debout avaient perdu la tête.
La
suite ne fut qu’une succession de calamités, de guerres, de
massacres, de crimes et de forfaits. Ils s’en prirent d’abord à
leurs semblables avant que de mettre sous leur joug la nature toute
entière, les arbres plus que les autres car ils avaient l'odieuse
capacité à vivre bien plus longtemps qu’eux.
Ceux
qui abattent des arbres sans motif ni cérémonie de pardon, sont de
ces monstres qui ne savent pas ce qu’ils font. Ils ont transformé
la vie ici-bas en enfer sans pour autant qu’il existe un paradis
ailleurs. Ils se sont inventés un nouveau dieu, une divinité de
papier qui est un simple chèque en bois vers l'illusion et la fin de
toutes les espèces vivantes.
Les
arbres lèvent les yeux au ciel. Ils savent qu’il n’est plus rien
à attendre de ceux qui leur doivent tant. L’ingratitude étant la
principale caractéristique de ceux qui vont debout, ils enfoncent
plus profondément encore leurs racines dans le sol pour tenter de se
mettre à l’abri de ces furieux.
Si
l’histoire était à recommencer, je ne pense pas que mon arbre me
souffle à nouveau son conseil suicidaire. Il sait désormais à ses
dépens que humains sont incapables de tirer les enseignements de la
nature et encore moins de la respecter.
Génèsement
vôtre.
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