Le
mot de la fin !
Il
était une fois bonimenteur ayant langue trop chargée. La sienne,
qui n’était pas de bois , avait eu la dent dure en jugeant un
freluquet qui lui avait manqué de respect. Une salve de mots, tous
plus blessants les uns que les autres, avaient proprement exécuté
le vilain personnage. Le dernier mot fut celui qui mit à terre le
malandrin. Il n’y aurait pas eu lieu de s’en offusquer si
l’agonie du grossier n’avait choqué les âmes sensibles,
toujours promptes à s’indigner pour un nom ou pour un
béni-oui-oui. Que le méchant fût un personnage important, un haut
dignitaire de cette société agonisante provoqua l’émoi des gens
de sa caste.
L’affaire
fut portée en haut lieu, là où,
justement, les mots finissent par manquer quand il s’agit de dire
la vérité ou des propos sensés. Un
discours fut tenu par un homme, lui aussi important, qui
naturellement ne l’avait pas écrit. Le risque est grand alors de
commettre un non-sens quand on découvre ainsi des mots qui vous
échappent. C’est ce qu'il advient devant une assemblée assoupie
dont beaucoup de membres, élus cacochymes, ont une forte prétention
à perdre leurs mots.
L’orateur
xylophile, d’un grand mouvement de manche, se lança alors dans une
tirade imprévue. Enivré par ses mots, exalté par les caméras de
télévision qui filmaient en direct la séance, il s’autorisa
quelques variations lexicales, des ajouts sémantiques, des libertés
grammaticales. Comme nul ne peut interrompre ce genre de discoureurs
prétentieux, le dérapage ne tarda pas à se produire. Il s'avérait
de toute première nécessité de bâillonner le bonimenteur et ses
semblables.
Il
fallait que le mot de trop devînt celui de la fin. La loi se fit
fort de pourchasser les coupables, de dénicher les fautifs
potentiels, les beaux parleurs impénitents et, comme la mode est au
principe de précaution, la docte assemblée trouva une mesure
exemplaire pour réduire à néant le risque. Le décret du mot de
trop fut voté à l’unanimité de ceux qui ne dormaient pas encore
ce soir-là dans les travées de la chambre des dépités..
Obligation
fut faite désormais de retirer un mot à chacune
de nos phrases. Une police lexicale fut immédiatement mise en place.
Des radars furent conçus pour détecter la phrase grammaticalement
parfaite. Pas l’ombre d’un doute, dans une telle phrase, nul mot
ne serait retiré de la circulation. Il était temps, pour réduire
la dette, de taxer les mots qui vous restent en bouche.
La
traque fut impitoyable. Bien peu de gens, il faut hélas le
reconnaître, en furent victimes. Depuis
belle lurette, dans la population, bon nombre de sujets avaient une
langue sans objet. L’attribut du pouvoir se perdait dans l’épithète
de la réduction de la pensée. Les élus ne furent pas non plus
troublés par cette nouvelle mesure législative :
depuis longtemps, pour eux aussi, le mot de la sincérité avait pris
la clef des champs.
Les
rares contrevenants étaient des fins lettrés, des conteurs et des
bavards distingués, écrivains de seconde zone : ceux qui
avaient encore l’outrecuidance d’écrire eux-mêmes des ouvrages
que personne n’achetait. Les journaux aimaient à vanter les
mérites des livres écrits par d’autres et signés par des
personnages célèbres et souvent incultes. Les délinquants de la
phrase complète furent mis au ban de la société, condamnés au
silence.
La
loi du mot de trop fut la première étape de la lente déliquescence
de la pensée. Si Dieu créa le verbe, en sapant le mot, les
législateurs firent un pacte avec le Diable. Le mot de la fin allait
voir le jour, celui par lequel la langue allait se dissoudre, la
culture s’étioler, la civilisation se détruire. Les mots furent
avalés par des ogres terrifiants. Les conjonctions et les
prépositions furent les premières à disparaître au champ de
déshonneur.
Puis
l’adverbe prit la tangente, l’adjectif fut exécuté, un bandeau
sur la bouche. Les pronoms se passèrent d’antécédents, ils se
libérèrent des règles d’usage et d’accord. Le nom céda à la
tyrannie de la mode, il abandonna le genre. La phrase était à
l’article de la mort et c’est le moment que choisit le verbe pour
faire, lui aussi, le grand saut dans le vide.
La
prose avait vécu. La langue morte fut enterrée sans discours ni
trompette. Les obsèques se passèrent dans un silence qui n’avait
désormais plus de nom. Le corpus fut mis en terre, la dame prose
rejoignit l'univers des vers. La barbarie prit la place laissée
vacante. À trop vouloir faire taire ceux qui se dressaient devant
eux, les responsables avaient détruit les fondements de notre
société.
Les
mots désormais me manquent pour exprimer mon effroi. Cette fiction
deviendra bien vite réalité. Je m’afflige de la perte de sens ;
je m’indigne du style qui se dérobe ; je m’exaspère du
manque de grammaire : je m’étrangle de tous ces mots qui
disparaissent. Je crains que nous ne soyons que bien peu à nous
offusquer ainsi. Moins il y aura de mots à votre disposition, plus
aisée sera votre manipulation. Les princes de la langue de bois
l’ont compris depuis bien longtemps, eux qui font tout pour vous
bercer de mots creux et de phrases vides.
Lexicalement
vôtre.
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