Pauvre
de moi …
Au
crépuscule de ma vie professionnelle, le temps est venu de faire un
premier bilan tandis que j'ai encore assez de lucidité pour me
livrer à cette nécessaire introspection. La vérité alors me saute
aux yeux et c'est le rouge au front et la honte en étendard que je
suis contraint de vous faire un terrible aveu.
J'avais
déjà manqué le redoutable virage de la cinquantaine. Nulle Rolex
au poignet : je faisais déjà parti des exclus de la galette,
des incompétents notoires, des parasites chroniques. Je n'avais pas
assez amassé, je n'avais pas profité du labeur des autres pour
m'offrir cette marque de la vanité et de l'orgueil, j'étais un
perdant …
Mais
cette fois, la faute est plus lourde encore. Je suis mis au ban du
commun, à l'écart de la norme, à la marge de ce qui doit être. Il
me faut admettre la sombre réalité ; elle s'impose comme un
constat d'échec, un bilan proche de la faillite d'une existence sans
valeur. C'est à un aveu qui me coûte que je vais me livrer devant
vous. Je souhaite que vous ne me tourniez pas le dos après cette
confession si douloureuse.
Je
n'ai jamais eu de cuisine aménagée. La chose peut vous paraître
incroyable, impossible même ! Je devine des sceptiques parmi
vous et même des lecteurs mettant en doute ma parole. Pourtant, je
vous assure que c'est tout à fait exact. J'ai échappé à cette
règle du bien-être ménager, cet incontournable du confort
domestique. J'ai raté ma vie ; y compris dans les dépendances
de mon intérieur intime, moi qui me prends à mes heures perdues
pour un maître queux sans piano ni frisette, ni mandoline.
Les
marchands indécents, les solliciteurs téléphoniques, les
démarcheurs à la petite sonnette, les princes du prospectus
auraient donc œuvré sans trêve ni jour de repos pour rien, ou du
moins, pour me laisser sur le bord du chemin de la dépense
incontournable ! Ma cuisine est faite de briques et surtout de
broc, d'éléments disparates à l'esthétisme discutable, à la
fonctionnalité improbable, à l'ergonomie déplorable.
Oui,
je touche le fond, je suis au bord de la relégation. Comment
pourrais-je montrer ma demeure à des gens qui ont tout le confort
sans essuyer leurs sarcasmes et pour le moins un sourire
condescendant ? Mais pire que cela encore : il me faut admettre
par cette lacune détestable mon manque de civisme, mon refus de
mettre la main à la poche pour la prospérité des marchands de
soupe et de formica.
J'ignore
tout du rangement rotatif des grosses gamelles, de la subtilité de
tiroirs à coulisse, de la prodigieuse inventivité des empilements
rationnels. Je vis dans la morosité d'une cuisine sans unité
chromatique, sans subtilité électrique, sans ordonnancement
robotique élaboré. Je me demande si je cuisine véritablement dans
ce capharnaüm anarchique que constitue ma pauvre cuisine ou si je me
contente de faire à manger, sans harmonie ni fantaisie. Il serait
grand temps que l'Europe se préoccupe d'interdire de tels espaces
insalubres ...
Oui,
je reconnais que, chaque matin, en pénétrant dans cette expression
manifeste de ma déchéance sociale, je comprends la vacuité de mon
existence. Ma cuisine me montre du doigt : elle m'accuse de tous
les maux d'une société qui prospère loin de ma présence. Je
végète à petit feu, je passe à côté du grand souffle de la
modernité. Je ne peux exposer les quelques robots ménagers dont je
dispose : ils dorment silencieusement dans un tiroir si profond
qu'ils n'en sortent jamais …
Le
plus inacceptable pourtant, je ne vous l'ai pas encore dévoilé. Je
ne dispose pas de la cafetière électrique incontournable, de la
machine à fabriquer des capsules vides et une dépense toujours plus
grande. J'ai regardé passer le wagon-restaurant de la folie
domotique sans monter à son bord. Ma vie n'est qu'un champ de
ruines : il n'y a rien à tirer de ce pauvre bougre. Je ne suis
pas de la grande confrérie des amis d'expresso.
Je
vous prie de ne pas me jeter la pierre. Je vous promets de tout faire
pour remédier à cette inconcevable négligence. Dés demain, je me
mets en quête de la dernière boîte à gogos. Je n'aurai d'ailleurs
pas grand effort à faire, avec un tel billet : mon téléphone
ne va pas cesser de vibrer à l'appel des indécents de la vente
téléphonique.
Domestiquement
vôtre.
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