mercredi 4 décembre 2019

Cuisine et dépendance



Pauvre de moi …



Au crépuscule de ma vie professionnelle, le temps est venu de faire un premier bilan tandis que j'ai encore assez de lucidité pour me livrer à cette nécessaire introspection. La vérité alors me saute aux yeux et c'est le rouge au front et la honte en étendard que je suis contraint de vous faire un terrible aveu.

J'avais déjà manqué le redoutable virage de la cinquantaine. Nulle Rolex au poignet : je faisais déjà parti des exclus de la galette, des incompétents notoires, des parasites chroniques. Je n'avais pas assez amassé, je n'avais pas profité du labeur des autres pour m'offrir cette marque de la vanité et de l'orgueil, j'étais un perdant …

Mais cette fois, la faute est plus lourde encore. Je suis mis au ban du commun, à l'écart de la norme, à la marge de ce qui doit être. Il me faut admettre la sombre réalité ; elle s'impose comme un constat d'échec, un bilan proche de la faillite d'une existence sans valeur. C'est à un aveu qui me coûte que je vais me livrer devant vous. Je souhaite que vous ne me tourniez pas le dos après cette confession si douloureuse.

Je n'ai jamais eu de cuisine aménagée. La chose peut vous paraître incroyable, impossible même ! Je devine des sceptiques parmi vous et même des lecteurs mettant en doute ma parole. Pourtant, je vous assure que c'est tout à fait exact. J'ai échappé à cette règle du bien-être ménager, cet incontournable du confort domestique. J'ai raté ma vie ; y compris dans les dépendances de mon intérieur intime, moi qui me prends à mes heures perdues pour un maître queux sans piano ni frisette, ni mandoline.

Les marchands indécents, les solliciteurs téléphoniques, les démarcheurs à la petite sonnette, les princes du prospectus auraient donc œuvré sans trêve ni jour de repos pour rien, ou du moins, pour me laisser sur le bord du chemin de la dépense incontournable ! Ma cuisine est faite de briques et surtout de broc, d'éléments disparates à l'esthétisme discutable, à la fonctionnalité improbable, à l'ergonomie déplorable.

Oui, je touche le fond, je suis au bord de la relégation. Comment pourrais-je montrer ma demeure à des gens qui ont tout le confort sans essuyer leurs sarcasmes et pour le moins un sourire condescendant ? Mais pire que cela encore : il me faut admettre par cette lacune détestable mon manque de civisme, mon refus de mettre la main à la poche pour la prospérité des marchands de soupe et de formica.

J'ignore tout du rangement rotatif des grosses gamelles, de la subtilité de tiroirs à coulisse, de la prodigieuse inventivité des empilements rationnels. Je vis dans la morosité d'une cuisine sans unité chromatique, sans subtilité électrique, sans ordonnancement robotique élaboré. Je me demande si je cuisine véritablement dans ce capharnaüm anarchique que constitue ma pauvre cuisine ou si je me contente de faire à manger, sans harmonie ni fantaisie. Il serait grand temps que l'Europe se préoccupe d'interdire de tels espaces insalubres ...

Oui, je reconnais que, chaque matin, en pénétrant dans cette expression manifeste de ma déchéance sociale, je comprends la vacuité de mon existence. Ma cuisine me montre du doigt : elle m'accuse de tous les maux d'une société qui prospère loin de ma présence. Je végète à petit feu, je passe à côté du grand souffle de la modernité. Je ne peux exposer les quelques robots ménagers dont je dispose : ils dorment silencieusement dans un tiroir si profond qu'ils n'en sortent jamais …

Le plus inacceptable pourtant, je ne vous l'ai pas encore dévoilé. Je ne dispose pas de la cafetière électrique incontournable, de la machine à fabriquer des capsules vides et une dépense toujours plus grande. J'ai regardé passer le wagon-restaurant de la folie domotique sans monter à son bord. Ma vie n'est qu'un champ de ruines : il n'y a rien à tirer de ce pauvre bougre. Je ne suis pas de la grande confrérie des amis d'expresso.

Je vous prie de ne pas me jeter la pierre. Je vous promets de tout faire pour remédier à cette inconcevable négligence. Dés demain, je me mets en quête de la dernière boîte à gogos. Je n'aurai d'ailleurs pas grand effort à faire, avec un tel billet : mon téléphone ne va pas cesser de vibrer à l'appel des indécents de la vente téléphonique.

Domestiquement vôtre.

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