Quand
c'est trop beau …
Il
était un vagabond, un trimard qui allait de ferme en ferme louer ses
bras pour chercher la pitance. Ce chemineux, on ne sait pourquoi,
avait élu belle étoile le long de la Loire. Toujours à portée de
sabot et de senteur, elle était son réconfort et sa seule richesse.
Il ne s'en éloignait guère que pour quelques heures de labeur dans
un domaine du Val avant de rejoindre un de ses fossés et dormir à
son aise en écoutant murmurer la rivière.
La
vie n'était pas toujours simple pour cet homme humble ; il ne
demandait rien d'autre qu'un peu de pain et de soupe mais recevait
pourtant plus souvent des cailloux que des pièces d'argent. Les
humains sont ainsi faits qu'ils craignent ceux qui ne vivent pas
comme eux. La chose a toujours été la règle et gare à celui qui
s'écarte des sentiers battus !
L'homme
l'avait bien compris, lui qui se plaisait plus que tout à s'éloigner
de nos villes pour se réfugier dans la quiétude des taillis et des
bosquets, des varennes et des berges désertes. Il se posait et
regardait la nature, son bien le plus précieux. Grâce au savoir
ancestral qu'il avait hérité des siens, il était capable de
reconnaître tous les animaux , toutes les plantes, et savait
guérir ou bien soulager avec les herbes sauvages, mais jamais il
n'aurait songé à en faire commerce ,
Il
avait choisi la pauvreté et la solitude comme d'autres font don de
leur vie à la prière et à la réclusion monastique mais il ne
croyait ni à Dieu ni au diable . Nul n'aurait dû le lui reprocher
mais elle était bien passée, la mode des ermites qui avaient
constellé notre Loire.
Il
allait ainsi, la musette bien vide depuis quelque temps car la saison
n'était guère propice à trouver un petit emploi. Dans sa gibecière
juste un vieux quignon de pain noir et rassis . Il était las ;
grand faim lui tenaillait le ventre, qui lui donnait
étourdissements et troubles d'esprit accompagnés d'étranges
visions. Il était grand temps de trouver un gîte, de tenter de
trouver le sommeil.
C'est
contre un beau saule blanc qu'il s'adossa. De cet arbre majestueux ,
à la prestance quasiment surnaturelle, semblait émaner on ne sait
quel magnétisme particulier. L'homme savait reconnaître les signes
de la nature. À n'en point douter, cet arbre avait un pouvoir
magique ou bien devait servir de refuge à quelques lutins malicieux
… Il s'y accola et ferma les yeux, cherchant dans le sommeil ce
repas qu'il ne pouvait faire.
Il
allait s'assoupir quand il vit, comme en songe, une table remplie de
victuailles. Sa privation lui jouait-elle encore des tours ? Il
y avait pourtant quelque chose de tangible dans cette vision. Elle
était accompagnée d'effluves magnifiques. Jamais encore, il n'avait
eu des délires olfactifs ; il voulut s'en assurer en ouvrant
les yeux.
Devant
lui se dressait une table de fête pour qui ne mange jamais à sa
faim. Il y avait de quoi rassasier une troupe de miséreux. Se
sentant bien seul devant tant d'abondance, il aurait aimé que
d'autres compères bénéficient aussi de ce miracle. Sans se poser
plus de questions, il se mit en demeure de se remplir la panse. Il
eut bien l'impression que d'autres partageaient son repas, mais son
esprit était confus ce jour-là. Il serait grand temps, après avoir
mangé tout son saoul, de songer à retrouver des idées plus
claires. Il s'endormit, la bedaine proche de l'éclatement et quand
il se réveilla, il n'y avait plus rien.
Il
avait été victime d'une hallucination : rien de ce qu'il
avait imaginé ne s'était produit en vrai, se disait-il quand un
énorme rot vint lui remettre les idées en place. Cette
manifestation interne depuis longtemps inconnue , lui prouva qu'il
n'avait pas rêvé, il était repu : une sensation dont il avait
oublié l'existence. La nuit approchait ; toujours adossé à
son arbre, il désira un bon lit pour passer la nuit après un tel
festin.
Cette
fois encore-l'arbre en était-il la raison?- son souhait fut exaucé.
Devant lui, alors que quelques minutes auparavant , il n'y avait que
ronces et broussailles, se dressait une simple maison de toile à la
porte entrouverte. Il se frotta les yeux, se leva et pénétra en
cette curieuse demeure. Elle était vide, seul un lit trônait dans
cette pièce ronde. Au milieu brûlait un feu qui venait d'une
incroyable cheminée. Le lit avait été fait, il lui tendait les
bras …
Il
s'en approcha, glissa sa main sous l'édredon épais. Des draps de
lin, des draps frais comme il n'en avait plus souvenir. Il allait
succomber à ce plaisir, se glisser dans ce cocon douillet quand la
raison lui revint. Céder ce soir à ce luxe magnifique, c'était
remettre en doute sa vie de privation et d'austérité. Après ce
bonheur, pourrait-il reprendre à nouveau la route ?
Il
sentit qu'il lui fallait renoncer à moins qu'on ne lui lui
conseillât de déguerpir au plus vite de là. Cette fois encore, il
ne savait plus faire la part du vrai et du faux. Il sortit et
retourna se blottir contre cet arbre magique. Ce fut là son erreur
et sa faute. Jamais il ne se pardonnerait ce geste. Que ne
s'était-il ensauvé bien vite, le plus loin possible de cet arbre
maléfique ! Il se lova contre le saule à souhaits en se
jurant de ne songer à rien d 'autre qu'à la vie qu'il s'était
choisie. Il trouva bien difficilement le sommeil ; son esprit
était tourmenté et sa raison vacillait.
Dans
ses songes, lui survint l'idée que cet arbre recélait diablerie et
tentation , qu'on cherchait à le leurrer, à lui faire accroire des
mensonges . Ne croyant ni à Dieu ni au diable pourtant, il se
demanda quels hommes pouvaient ainsi promettre la Lune aux pauvres
vagabonds comme lui ?
C'est
à son réveil qu'il découvrit la réalité du cauchemar. Une
troupe de soldats entourait son arbre et c'était dans le camp d'une
armée napoléonienne en marche qu'il avait passé la veille et la
nuit . On lui avait tendu un contrat que sa folie lui avait fait
accepter. Sa folie ? plutôt cette faiblesse extrême , cet état
proche de l'inconscience dans lequel il avait succombé à cette
orgie de victuailles si néfaste pour les pauvres hères. L'avait-on
enivré ? Il n'en avait gardé aucun souvenir . Toujours
était-il qu'il s'était endormi vagabond mais se réveillait
soldat ; il venait de pactiser avec le diable …
Très longtemps il continua à arpenter les chemins et les
sentiers, toujours à pied mais plus jamais seul cette fois. A
jamais il abandonna sa chère Loire pour un nouveau fleuve,
funeste celui-là , un de ceux que personne ne voudrait connaître.
C'est au bord de ce fleuve de sang et de larmes qu'il passa le reste
de son âge. Il mangeait à sa faim, certes, mais appétit et joie
de vivre l'avaient définitivement quitté . C'est d'ailleurs avec un
immense soulagement qu'il reçut ce boulet qui mit fin à son
calvaire.
Que
cet engin mortel fût fabriqué dans les forges de Cosnes, n'était
qu'un terrible clin d'œil de l'histoire. Pourtant rien de tragique
dans cette fin : notre soldat eut le bonheur de s'allonger sous
un arbre: un saule blanc, tout aussi beau que celui qui avait causé
son malheur. Après les années d'enfer qu'il venait d'endurer
tandis qu'il rendait son dernier souffle, lui fut enfin rendu son
paradis perdu : sa belle Loire ; ainsi pour l'éternité,
reprendrait-il sa vie de trimard.
Si
d'aventure vous croisez le long de la rivière, sur une berge ou
bien un chemin de halage, un vagabond allant à pied, souriant et
paisible, faites-lui bon accueil. C'est peut-être notre bonhomme qui
a retrouvé son destin. Ne lui faites pas l'injure d'un regard noir
ou d'une parole blessante, offrez-lui de quoi manger, tout
simplement. Accordez -lui aussi un mot gentil et, qui sait, il vous
dira peut-être un de ses secrets.
Pacifiquement
sien.
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