Le
saut aux loups.
Il
est à Montsoreau un site magnifique, une maison troglodyte perchée
à flanc de colline en bord de Loire. C'est la Grotte dite « Saut
aux Loups » et une belle légende se rattache à cet endroit,
depuis bien longtemps oubliée de tous. Poursuivant mon travail de
Bonimenteur patenté de Loire, je me devais de faire revivre,
l'espace de cette lecture, les malheureux protagonistes de cette
belle histoire. Si par inadvertance ou filouterie, rien de ce qui
suit n'était vrai, veuillez pardonner ma manie de faire fable de
tout bois …
Il
était une fois une jeune femme sur le point d'accoucher de son
premier-né. La parturiente souffrait depuis plusieurs heures mille
morts. Elle savait désormais sa vie en danger et celle de son enfant
à naître pareillement. La bonne femme qui lui tenait lieu
d'accoucheuse avouait son impuissance à la tirer de ce mauvais pas.
Chacun dans la maisonnette n'avait plus que la prière pour croire
encore au miracle.
Avec
cette ferveur religieuse propre à cette époque, la malheureuse eut
une dernière exigence, un souhait qui ne pouvait être contredit. Si
son fils parvenait à survivre (c'était un garçon, elle en était
sûre), il faudrait l'appeler Jacques. Chacun s'employa à la
rassurer sur ce point ; d'ailleurs elle n'avait pas tant de
raisons de redouter le pire.
Mais
la courageuse femme malgré ces paroles apaisantes, poursuivit dans
ce qui serait alors son testament, elle en était certaine. « Je
veux encore qu'il fasse pour mon salut éternel, ce pèlerinage à
Saint-Jacques- de-Compostelle que je n'ai jamais pu accomplir et cela
juste avant de se marier car ensuite, il aura charge d'âmes et ne
pourra plus réaliser mon vœu ! »
L'enfant
naquit, la femme n'eut que la force de lui poser un unique baiser sur
le front avant que de rendre son dernier souffle. Jacques grandit,
privé de l'affection de sa mère, dont il ignorait apparemment l'
ultime requête. Un beau jour , il se prit d'amour pour une fille
de son âge, la douce et tendre Dulcinée, (c'était à l'époque un
prénom qui se donnait encore, Cervantes et la légende n'étaient
pas encore passés par là …)
Lorsqu'il
fit sa demande, la jeune fille qui n'attendait que ça, s'empressa
d'accepter. Mais il fallait encore obtenir l'agrément des parents.
Ceux de Dulcinée donnèrent immédiatement leur accord: Jacques
était un garçon sérieux, pas question de le repousser ; pour
le père du garçon, ce fut plus compliqué: il lui fallait faire
part de la promesse faite à sa femme sur son lit de mort. Nous
étions en un temps où il n'était pas question de manquer à une
parole donnée. Jacques, bon fils et bon chrétien, accepta de
différer son mariage pour honorer la mémoire de sa mère et faire
un pèlerinage auquel il ne songeait nullement.
C'est
ainsi qu'il se mit en route avec son bâton de pèlerin, une coquille
et quelques hardes dans un baluchon. C'était un temps, nous ne
saurions trop le rappeler, où la ferveur était grande. Sur les
chemins de Compostelle, on rencontrait toujours de braves gens en
quête d'une grâce ou d'un un pardon. Ce périple, fort long, il
fallait le faire dans les deux sens, pas comme de nos jours où les
gens de peu de foi finissent par rentrer par d'autres moyens.
Dulcinée
attendit de longs mois le retour du pèlerin ; aucun moyen de
communication à l'époque : ni téléphone , ni sms. Seul son
amour pour son grand Jacques lui avait fait supporter l'épreuve.
Enfin il fut de retour, amaigri et les traits tirés mais avec une
flamme dans les yeux qui trahissait son impatience d'unir sa destinée
à la sienne.
Ils
allaient décider du jour de la cérémonie quand Jacques surprit une
étrange tache rouge sur son corps. Les premiers jours, il n'en s'en
inquiéta guère puis il finit par se demander quel mal étrange il
avait pu attraper ainsi en chemin. Il alla consulter une « birette »,
une vieille paysanne qui savait les vertus des plantes et concoctait
des onguents et des potions dans le secret de sa cuisine. On la
disait bien un peu sorcière mais chacun recourait à ses services
quand il y avait un mal à soigner.
L'
« herboriste » inspecta cette tache sans mot dire mais
avec le regard des mauvais jours. Jacques eut alors un étrange
pressentiment, une intuition désagréable . Bien vite cependant, la
dame sortit de l'une de ses armoires un flacon et dit au garçon de
passer, chaque jour, un peu de cette mixture sur la rougeur.
« Reviens me voir dans sept jours ! » lui avait-elle
lancé laconiquement.
Jacques
fit ainsi, scrupuleusement mais sans illusion tant une mauvaise
pensée s'était insinuée dans son esprit et avait gâché la belle
attente qu'il devait supporter. Dulcinée le trouva maussade, la mine
renfrognée et l'humeur ombrageuse. L'amour n'est pas si aveugle que
ça ; elle se doutait qu'il se passait quelque chose de
fâcheux.
Le
septième jour, Jacques retourna voir la guérisseuse. La tache
s'était encore agrandie. La vieille constata la chose et prit un air
grave et solennel. « Mon garçon, je m'en doutais un peu la
première fois mais je voulais en être certaine. Dieu ne t'a pas
remercié de l'épreuve que tu as consentie pour lui. Sur ton chemin,
tu as croisé la route d'une maladie terrible. Elle s'est insinuée
en toi et tu n'en peux guérir ... »
Elle
lui expliqua alors qu'il avait la lèpre, ce mal effroyable qui
allait le contraindre à se terrer comme une bête traquée. Il lui
faudrait sur-le-champ quitter le village, renoncer au mariage et à
la fréquentation des hommes. Il devrait encore se munir d'une
crécelle et de grelots pour annoncer sa présence afin que chacun
puisse le fuir. Dieu lui avait envoyé une épreuve redoutable !
Jacques
s'enfuit en pleurant de la masure de la sorcière et se précipita
auprès de sa belle pour lui annoncer que plus jamais ils ne se
reverraient. Elle comprit, sans qu'il eût besoin de le lui dire, le
nom de ce mal affreux. Elle voulut le suivre pourtant , lui jurant
son amour. Mais Jacques n'était déjà plus du monde des vivants ;
il partit sans même un regard pour celle qu'il aimait plus que tout
au monde.
Les
mois passèrent, le mal empirait, il souffrait le martyre et le
désespoir. Son isolement lui était une punition plus grande encore
que les maux du corps .Heureusement sa solitude n'était pas
complète car son vieux chien Fidèle, le bien-nommé, avait
retrouvé sa trace et demeurait à ses côtés, dans une grotte
percée dans le tuffeau, à même la falaise . De là, notre
infortuné jeune homme voyait la Loire, son unique plaisir dans une
vie détruite.
Tous
les jours, il trouvait au pied d'un arbre, un morceau de pain et un
peu de soupe dans une écuelle. Qui lui portait ainsi de quoi
subsister ? Il n'avait aucun doute à ce sujet mais le fait de
sentir si proche, la présence de celle qu'il lui était impossible
de tenir dans ses bras, aggravait encore ses souffrances
Voilà
qu'il fit un rude hiver, un hiver comme de mémoire d'ancien, il ne
s'était jamais vu en bord de rivière. Les arbres gelaient sur pied,
la Loire était prise par les glaces, les humains manquaient de tout
et les loups erraient en bande dans tous le pays. Pourtant, malgré
la neige et le froid, chaque jour, une main apportait encore de quoi
permettre à Jacques de ne pas mourir de faim.
Par
une soirée plus triste encore que les précédentes, son destin
bascula dans l'épouvante. Il y avait une brume épaisse, il
soufflait un vent glacial qui venait du nord-est. Jacques était tout
au fond de son trou, blotti contre son chien Fidèle qui, grâce à
la chaleur de son corps , lui permettait encore de ne pas mourir de
froid.
Ce
soir-là son compagnon était inquiet , aux aguets , les oreilles
dressées. Soudain, tout proches, retentirent des cris lugubres et,
dans le même temps, des hurlements de loups furieux. Son petit
compagnon sortit comme une flèche de la grotte. Jacques alors crut
entendre l'appel désespéré d'une femme, émis par une voix qu'il
aurait reconnue entre toutes. Il lui sembla même que c'était son
prénom qui était ainsi envoyé comme signal de détresse.
C'est alors que, tandis qu'il se ruait à la suite de son compagnon
, surgit de sa gorge, comme venu du fond des âges, un cri
effrayant : ce cri primal qui glace le sang , stupéfie les
adversaires, les désarme, les paralyse ! Hélas, il ne fit
qu'empêcher une curée sanglante mais ne put ressusciter les deux
êtres indispensables à sa survie .Il trouva le cadavre ensanglanté
du chien ainsi que le corps sans vie de celle qu'il n'avait jamais
cessé d'aimer. Comme chaque soir Dulcinée était venue apporter un
peu de réconfort à son amoureux perdu. Elle avait été surprise en
chemin par une horde de loups et le brave Fidèle, se portant à son
secours en détournant les coups vers lui, n'avait pas été de
taille face à cette meute furieuse. Tous deux avaient péri sous
les crocs des bêtes rendues folles par cet hiver si terrible.
En
cette nuit tragique, Jacques avait ainsi perdu les deux êtres qui
le maintenaient encore en vie. Après avoir caressé une dernière
fois le brave animal dont le sacrifice avait été inutile, il prit
dans ses bras le corps de Dulcinée et embrassa longuement celle qui
lui avait été arrachée à cause de ce terrible mal . Cette fois,
elle était à lui, rien qu'à lui pour l'éternité.
Jacques
s'approcha de la falaise avec sa tendre amoureuse dans ses bras. Il
posa une dernière fois ses lèvres contre les siennes et sauta dans
le vide. Ainsi furent célébrées les noces que la destinée avait
repoussées. De cette histoire, il ne reste qu'un nom bien mal choisi
pour une grotte creusée dans le Tuffeau.
La
Grotte du Saut aux Loups fut ainsi désignée ! En lui donnant le
nom des bourreaux on oublia celui des victimes. Mais c'était une
époque où il ne faisait pas bon enfreindre les règles du Seigneur
et mettre un terme à ses jours. Si vous passez par ce bel endroit,
ayez, je vous prie, une pensée pour ces deux-là qui jamais ne
connurent la félicité terrestre. Vous pourrez aussi trouver une
petite place pour ce brave chien Fidèle qui se sacrifia sans succès.
Il
n'y a nulle morale dans cette histoire. Quand le sort s'acharne sur
une vie, il peut être parfois impitoyable. Jacques qui n'avait rien
demandé, n'avait fait de mal à personne, avait connu l'enfer sur
terre. Il est parfois des vies qui font douter du Ciel. Celle-ci tout
particulièrement. Qu'il eût été pèlerin ne changea rien à sa
triste destinée au contraire : sans ce fâcheux voyage , eût-il
contracté l'horrible mal ? Mais de grâce, jamais plus vous ne
vous moquerez du doux prénom de Dulcinée ; la pauvrette ne
mérite pas pareil déshonneur posthume !
Ermitement
sien.
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