La
géométrie du souvenir.
Je
me souviens du mois de juillet dans la grande plaine de Beauce. Nous
avions rendez-vous avec les vacances, la famille restée à la ferme
et les travaux des champs. Tout était fait pour que chacun ait sa
part de responsabilités dans l’incroyable ruche qu’était la
ferme. Nous avions tant à faire et si peu de moyens mécaniques à
notre disposition. J’avoue que j’étais trop jeune pour être
véritablement utile : j’en avais simplement l’illusion, de
celles qui laissent les plus belles images.
Pour
supporter l’irritation provoquée par la paille, le grain, la
chaleur et les moustiques, nous nous préparions le matin en mettant
des chaussettes russes dans nos chaussures. Allez donc savoir
pourquoi il nous fallait envelopper nos pieds nus dans de vieux
chiffons informes : toujours est-il que ce souvenir reste vivace
dans mon esprit alors que je ne me souviens absolument plus des
chaussures qui allaient avec. La mémoire est curieusement sélective.
Le
petit déjeuner était copieux, accompagné de tartines de saindoux
et de gelée que nous sucrions. Fantaisie familiale ou bien plat
roboratif régional, je n’en sais rien mais j'adorais ce mets
étrange et très calorique. Puis, nous partions au petit jour, qui
sur les tracteurs, qui dans les tombereaux qui avaient connu les
chevaux et qui s’étaient adaptés tant bien que mal à la traction
mécanique. Au retour, nous avions droit à la fameuse trempée au
vin. Du pain sec trempé dans un bol de vin sucré et coupé d’eau.
Beaucoup d’eau pour les enfants, très peu pour les adultes et des
glaçons pour compléter le tableau.
Les
enfants étaient de corvée de paille. C’était encore des petits
ballots qu’une botteleuse avait formés miraculeusement : de
ceux que l’on était capable de manier à la fourche ou à la
main. Chacun pouvait ainsi apporter sa contribution tant que le tas
n’était pas trop haut. Ensuite, juchés sur le tombereau, bien
au-dessus des ridelles, nous n’étions là que pour jouer. Il n’y
a pas plus formidable terrain de jeu que la paille. Qui n’a jamais
goûté à ce plaisir doit éprouver un grand manque.
Il
y avait aussi cette odeur si
caractéristique de pain chaud qui émanait de la plaine, toute
entière vouée à la culture du blé. Ces effluves nous enivraient.
L’oncle Bernard, toujours le plus guilleret de tous se mettait à
chanter à tue-tête "Maitre Pierre qu'il fait bon chez vous"
chanson créée en 1949 et reprise par les compagnons de la chanson.
Pour une fois, ce n’était pas une chanson à boire, nous pouvions
reprendre avec lui le refrain.
Nous
étions encore de la partie pour répartir le blé qu’une vis
montait mystérieusement pour nous jusqu’à l’étroit grenier.
Cette machine avait tout du monstre qui avalait le grain pour le
recracher plus haut. Quel bonheur encore d’avoir les pieds dans
cette mer de gros grains de sable qui s’insinuent partout, qui
roulent sous les pieds, qui semblaient vivants ! La poussière
était folle dans cet espace bas de plafond, l'atmosphère
irrespirable et embrumée mais rien ne nous aurait fait manquer ce
moment.
J’ai
toujours gardé la nostalgie de la moisson. J’étais fier comme
Artaban quand je voyais que mon père était réclamé par tous les
oncles pour sa maîtrise parfaite du tracteur. Lui, le citadin,
l’artisan, il était en terrain conquis à la ferme. Il dut
déchanter, comme souvent hélas, car son fils était
particulièrement malhabile et parfaitement incapable de la plus
petite manœuvre sans risquer la catastrophe.
Les
années ont passé ; la moisson ne fut plus qu’un souvenir.
Les oncles et mon père partirent les uns après les autres, fauchés
précocement par la camarde. J’avais la nostalgie des champs
couverts de petits ballots de paille : ces parallélépipèdes
rectangles à l’esthétique parfaite qui parsemaient alors les
parcelles récoltées.
Quand
je vis arriver les balles rondes, j’eus immédiatement un coup au
cœur et à la mémoire. Ces grosses roues étaient trop lourdes,
trop massives pour être manipulées. Les fourches équipaient
désormais des tracteurs de plus en plus puissants, massifs et
complexes. Les hommes n’usaient plus de la force des bras :
ils travaillaient dans des cabines de plus en plus confortables.
Je
me désespérais, quand je remarquai l'incroyable beauté des balles
dispersées de ci-de-là dans les champs. Pourvu que le terrain fût
légèrement pentu, qu’il possédât des formes et un relief
irréguliers, et le tableau devenait sublime. Depuis, je ne me lasse
pas d’admirer ce décor, cette répartition harmonieuse de roues
laissées là par une machine, véritable artiste de nos campagnes de
juillet.
Il
n’y a plus de place pour les enfants dans le ramassage de ces gros
paquets de paille ou de foin. Il n’y aura sans doute plus de
nostalgiques comme moi d’un temps passé rural et laborieux. Mais
ce progrès a fait de toutes ces parcelles fauchées, un choc
esthétique qui ne cesse de me ravir. J’éprouve aujourd’hui
cette curieuse envie de vous raconter cette histoire. Ne m’en
veuillez pas : la chaleur accablante me pousse à me terrer au
frais et à faire ressurgir mon passé. J’ai soudain envie de me
préparer, comme jadis, une bonne trempée au vin ...
Esthétiquement
leur.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire