mercredi 12 juillet 2017

La paille ou le foin.


La géométrie du souvenir.


Je me souviens du mois de juillet dans la grande plaine de Beauce. Nous avions rendez-vous avec les vacances, la famille restée à la ferme et les travaux des champs. Tout était fait pour que chacun ait sa part de responsabilités dans l’incroyable ruche qu’était la ferme. Nous avions tant à faire et si peu de moyens mécaniques à notre disposition. J’avoue que j’étais trop jeune pour être véritablement utile : j’en avais simplement l’illusion, de celles qui laissent les plus belles images.

Pour supporter l’irritation provoquée par la paille, le grain, la chaleur et les moustiques, nous nous préparions le matin en mettant des chaussettes russes dans nos chaussures. Allez donc savoir pourquoi il nous fallait envelopper nos pieds nus dans de vieux chiffons informes : toujours est-il que ce souvenir reste vivace dans mon esprit alors que je ne me souviens absolument plus des chaussures qui allaient avec. La mémoire est curieusement sélective.

Le petit déjeuner était copieux, accompagné de tartines de saindoux et de gelée que nous sucrions. Fantaisie familiale ou bien plat roboratif régional, je n’en sais rien mais j'adorais ce mets étrange et très calorique. Puis, nous partions au petit jour, qui sur les tracteurs, qui dans les tombereaux qui avaient connu les chevaux et qui s’étaient adaptés tant bien que mal à la traction mécanique. Au retour, nous avions droit à la fameuse trempée au vin. Du pain sec trempé dans un bol de vin sucré et coupé d’eau. Beaucoup d’eau pour les enfants, très peu pour les adultes et des glaçons pour compléter le tableau.

Les enfants étaient de corvée de paille. C’était encore des petits ballots qu’une botteleuse avait formés miraculeusement : de ceux que l’on était capable de manier à la fourche ou à la main. Chacun pouvait ainsi apporter sa contribution tant que le tas n’était pas trop haut. Ensuite, juchés sur le tombereau, bien au-dessus des ridelles, nous n’étions là que pour jouer. Il n’y a pas plus formidable terrain de jeu que la paille. Qui n’a jamais goûté à ce plaisir doit éprouver un grand manque.

Il y avait aussi cette odeur si caractéristique de pain chaud qui émanait de la plaine, toute entière vouée à la culture du blé. Ces effluves nous enivraient. L’oncle Bernard, toujours le plus guilleret de tous se mettait à chanter à tue-tête "Maitre Pierre qu'il fait bon chez vous" chanson créée en 1949 et reprise par les compagnons de la chanson. Pour une fois, ce n’était pas une chanson à boire, nous pouvions reprendre avec lui le refrain.

Nous étions encore de la partie pour répartir le blé qu’une vis montait mystérieusement pour nous jusqu’à l’étroit grenier. Cette machine avait tout du monstre qui avalait le grain pour le recracher plus haut. Quel bonheur encore d’avoir les pieds dans cette mer de gros grains de sable qui s’insinuent partout, qui roulent sous les pieds, qui semblaient vivants ! La poussière était folle dans cet espace bas de plafond, l'atmosphère irrespirable et embrumée mais rien ne nous aurait fait manquer ce moment.

J’ai toujours gardé la nostalgie de la moisson. J’étais fier comme Artaban quand je voyais que mon père était réclamé par tous les oncles pour sa maîtrise parfaite du tracteur. Lui, le citadin, l’artisan, il était en terrain conquis à la ferme. Il dut déchanter, comme souvent hélas, car son fils était particulièrement malhabile et parfaitement incapable de la plus petite manœuvre sans risquer la catastrophe.

Les années ont passé ; la moisson ne fut plus qu’un souvenir. Les oncles et mon père partirent les uns après les autres, fauchés précocement par la camarde. J’avais la nostalgie des champs couverts de petits ballots de paille : ces parallélépipèdes rectangles à l’esthétique parfaite qui parsemaient alors les parcelles récoltées.

Quand je vis arriver les balles rondes, j’eus immédiatement un coup au cœur et à la mémoire. Ces grosses roues étaient trop lourdes, trop massives pour être manipulées. Les fourches équipaient désormais des tracteurs de plus en plus puissants, massifs et complexes. Les hommes n’usaient plus de la force des bras : ils travaillaient dans des cabines de plus en plus confortables.

Je me désespérais, quand je remarquai l'incroyable beauté des balles dispersées de ci-de-là dans les champs. Pourvu que le terrain fût légèrement pentu, qu’il possédât des formes et un relief irréguliers, et le tableau devenait sublime. Depuis, je ne me lasse pas d’admirer ce décor, cette répartition harmonieuse de roues laissées là par une machine, véritable artiste de nos campagnes de juillet.

Il n’y a plus de place pour les enfants dans le ramassage de ces gros paquets de paille ou de foin. Il n’y aura sans doute plus de nostalgiques comme moi d’un temps passé rural et laborieux. Mais ce progrès a fait de toutes ces parcelles fauchées, un choc esthétique qui ne cesse de me ravir. J’éprouve aujourd’hui cette curieuse envie de vous raconter cette histoire. Ne m’en veuillez pas : la chaleur accablante me pousse à me terrer au frais et à faire ressurgir mon passé. J’ai soudain envie de me préparer, comme jadis, une bonne trempée au vin ...

Esthétiquement leur.


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