La
transmission du père au fils.
Un
vieux marinier se prit de l’envie de transmettre à son fils qui
venait d’en terminer avec ses obligations vis-à-vis de la Royale,
l' expérience de toute sa vie . Ils se retrouvèrent tous deux dans
une taverne des bords de Loire, devant quelques chopines qui
finissent toujours par vous dénouer la langue et ouvrent parfois les
portes de bien des mystères.
L’ancien
regarda droit dans les yeux ce rejeton qu’il n’avait guère vu
grandir, il faut bien le reconnaître. Son métier l’avait conduit
loin de la maison : il était plus souvent sur son bateau que
parmi les siens. Le vieux Norbert voulait sans doute se rattraper,
offrir au jeune Edgar la sagesse accumulée lors de son existence
vagabonde.
Norbert
prit gravement la parole, regardant Edgard droit dans les yeux. Il y
avait quelque chose qui relevait de la confession dans ce moment
étrange et émouvant auquel il me fut donné d’assister, dans un
coin obscur de l’estaminet. Je ne perdis aucune des paroles de ce
vieux marinier, buriné par le vent, le soleil et le mauvais temps …
« Tu
sais mon garçon, tu es arrivé à l’âge où tu vas prendre femme.
Tu veux, toi aussi, être marinier et tu n’auras à lui proposer
qu’une vie de solitude, d’attente et d’angoisse. Ne te trompe
pas sur le choix de celle qui t’attendra ainsi le plus clair de son
existence. J’espère que tu accepteras mes conseils et que tu en
tireras la quintessence. Écoute-moi bien mon cher Edgard ! »
Le
vieux leva la main, une main ridée, large et velue. Une main pourvue
de ses cinq doigts, ce qui était assez rare dans la profession. Il
l’ouvrit largement devant son fils et s’en servit pour appuyer sa
démonstration. Passant d’un doigt à un autre au fil de son
message grâce à l’index de l’autre main. On aurait dit un
professeur transmettant une leçon d’arithmétique …
« Le
choix de ta future exige de bien connaître les femmes et de
chercher en l'élue de ton cœur la qualité essentielle qui te
comblera tout au long de ton existence. Les hommes manquent souvent
de clairvoyance en ce domaine et ton père encore plus que les
autres. L’âge m’a pourtant donné ce peu de lucidité que je
veux te transmettre aujourd’hui.
Il
y a d’abord la femme que l’on choisit pour sa beauté, sa grâce,
son élégance. Elle est jeune alors : les camarades se
retournent à son passage. Tu es fier de l’avoir à ton bras. Elle
fait tourner bien des cœurs ; dans ta naïveté, tu restes
persuadé qu’elle ne pense qu’à toi. Tu es un jeune coq
prétentieux, perché sur ses ergots. Une drôle de crête finit
toujours par te pousser sur la tête ; tu es si souvent absent…
Puis les années passent et la beauté devient un lointain souvenir.
Si elle n’était que belle, tu te retrouves avec une coquille
vide. »
Edgard
souriait. Décidément son vieux père n’avait jamais parlé ainsi.
Il lui trouvait de la verve et un côté poète qu’il n’avait
jamais envisagé. Il est vrai qu’il l’avait vu si peu durant son
enfance. Il s’interrogeait également. Est-ce de sa mère qu’il
parlait ainsi ? Le jeune homme était curieux d’entendre la suite …
« Il
y a encore la femme maîtresse, libre et épanouie, aimant les
plaisirs de la chair. Elle n’a aucun tabou, prend les devants,
réclame des caresses, accepte de découvrir de nouvelles sensations,
ne recule devant aucune expérience. Elle vibre comme un violon, elle
est chatte et tendresse, douceur et volupté. Elle fait de ton retour
à la maison, une fête et une folie merveilleuse. Tu la quittes,
épuisé et comblé, en craignant toujours qu’un autre ne prenne ta
place sitôt la porte fermée. Puis l’âge, une fois encore, joue
sa partition et c’est toi ,cette fois, qui ne peut plus satisfaire
son insatiable gourmandise. »
Edgard
était gêné. Voilà un secret que les parents n’évoquent jamais.
La porte reste close et les langues muettes en ce domaine. Son père
donnait-il ici un portrait de sa mère qu’il ne soupçonnait pas ?
Si tel était le cas, le vieux avait perdu la raison. C'étaient là
des propos qu’un fils ne peut supporter. Le jeune montrait des
signes d’exaspération.
« Il
y a la femme mère. Jamais elle ne s’accordera le moindre répit
si l'un de ses enfants a besoin d’elle. Généreuse et maternelle,
elle ne compte jamais son temps, ses efforts, son énergie pour
rendre la vie agréable à sa progéniture. Elle est en beauté quand
elle porte un enfant ; elle se transfigure alors, prend des
formes généreuses et respire le bonheur. Puis, elle n'est plus qu'
inquiétude et angoisse dès que l'un des siens est malade, a un
souci, un chagrin. C’est une mère poule qui se détourne du coq.
Avec elle, les enfants sont comblés, le mari souvent délaissé. Le
marinier peut partir : il sait que la maison sera bien
gouvernée. Puis les enfants quittent le foyer et la mère ne sait
plus quel rôle tenir... »
Edgard
se calmait. Il reconnaissait sa mère, sa chère mère qu’il
chérissait. Oui, vraiment il avait bien eu de la chance de grandir
avec une telle femme qui tenait le rôle du père, absent la plupart
du temps. Jamais il n’avait manqué d’affection. Elle était
merveilleuse de courage et d’amour.
«
Il y a la femme qui te fait grandir. Elle est intelligente, te pousse
dans tes retranchements. Elle est curieuse de tout, cherche à
comprendre le monde, veut apprécier les beautés qui nous entourent.
Elle lit, peint, écrit des poèmes ou chante. Elle est précieuse et
curieuse. Elle exige toujours que tu lui offres le meilleur de
toi-même. Elle te pousse à refuser les facilités de l’existence
des mariniers : point de beuverie ni de propos un peu gras. Elle
est muse et guide, elle est intransigeante et ne te laisse jamais en
repos… »
Edgard
cette fois était troublé. Il ne reconnaissait absolument pas sa
mère. De qui parlait ainsi cet homme qui se prétendait son père ?
Il lui semblait étranger, lointain, indifférent à son existence.
Il y avait une faille dans son propos, un mystère qui l’intriguait.
Je voyais le visage du garçon s’assombrir, ses mâchoires se
serrer.
« Tu
vois, mon garçon, la femme est multiple, la femme est différente.
Tu dois faire un choix délicat, un choix qui t’engagera pour la
vie. À moins que tu ne retiennes un cinquième conseil, celui que
partagent bon nombre de marins. (Edgard venait de mettre son index
droit sur l’auriculaire de la main gauche. Il était hilare :
sans doute l’alcool qui lui faisait perdre toute mesure.)
Il
se peut que tu sois homme prudent et que jamais ces quatre femmes ne
se rencontrent. La Loire est assez grande : tu peux avoir une
Nivernaise, une Orléanaise, une Tourangelle et une Angevine. Tu
auras ainsi toutes les facettes de l’éternel féminin, sans jamais
te lasser. Tu seras le plus heureux des hommes ; il te faut m’en
croire ! … »
Norbert
ne put aller plus loin dans son imprudent récit. Le garçon s’était
levé, avait pris un pichet et venait de le jeter à la face de
celui qui se prétendait son géniteur. Il tourna les talons et
laissa ce vieil ivrogne qu’il ne reverrait jamais. J’étais, je
dois l’avouer, troublé par la scène à laquelle je venais
d’assister. Le vieux avait sans doute beaucoup aimé les femmes ;
il en tirait une description somme toute assez fidèle. Il avait
perçu la diversité de leur personnalité mais n’avait sans doute
jamais pris la peine de trouver toutes ces qualités dans la même …
L'homme
venait de briser le secret. Il s'était condamné à finir seul. En
avouant ses turpitudes, ses mensonges tombaient à l’eau. Il reprit
son bateau, dépité par ce qui venait de se passer. Il n’avait pas
perçu combien son fils était attaché à sa mère. Il retourna sur
la Loire. Finalement c’était elle sa seule compagne, sa maîtresse
et son unique amour. On ne le revit jamais …
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