Un
colis peu recommandable.
En
cette année 1725, qui voulait voyager l'esprit tranquille dans un
confort acceptable prenait les voies navigables. Il y avait sur notre
Loire grand trafic de coches d'eau qui proposaient leurs services
pour des passagers fortunés, quand des embarcations au confort plus
sommaire satisfaisaient aux besoins du commun. Des toues cabanées
faisaient souvent le voyage au gré des fluctuations de notre
rivière.
Un
noble seigneur de Roanne : Le Duc
Louis d'Aubusson de La Feuillade avait le projet de se
rendre à Versailles présenter ses hommages à notre bon roi.
L'homme détestait les poussières de la route. Il décréta de
suivre le cours de la rivière jusqu'à Combleux pour terminer son
voyage par le canal d'Orléans. Il avait quelques visites de
courtoisie à faire en chemin. ce qui l'avait décidé à emprunter
ce chemin des écoliers et des mariniers moins pressés.
Il
contacta un facteur naval, Jean de Roanne, homme à la solide
réputation sur lequel, il avait ouï dire que l'on pouvait se fier.
Ses coches étaient, quant à eux, d'un confort remarquable et
permettaient à un voyageur unique de bénéficier de tous les
agréments qu'on pouvait espérer à l'époque. Le seigneur cependant
était fort pingre ; il mena négociation serrée pour obtenir
un prix acceptable. Il poussa même le vice à réclamer au roi, une
lettre de cachet pour échapper aux nombreux péages qui se
dressaient sur ce parcours.
Le
bon marinier aurait dû être alertés par toutes ces simagrées,
indignes d'un seigneur à la bourse si pleine. Mais, ayant conclu le
marché en crachant par terre, il n'était plus temps de se dédire.
Les gens de Loire en ce temps-là n'avaient qu'une parole et se
faisaient un honneur de toujours la tenir. C'est donc, flanqué de
cet unique voyageur, (une des nombreuses conditions de ce drôle de
seigneur) qu'il embarqua un beau jour d'avril.
Jean
et ses deux hommes d'équipage ignoraient alors qu'ils partaient pour
la descente la plus désagréable qu'il leur fut donnée de vivre.
Bien vite, le Duc se montra chafouin et délicat , exigeant de ne pas
être secoué, réclamant sans cesse que l'on lui serve à boire,
qu'on déplace un coussin ou bien qu'on fasse halte pour des besoins
que d'habitude les gens ordinaires faisaient en route, dans la
rivière, sans plus de manière.
La
première journée s'achevait et jamais Jean n'avait eu à subir
autant de caprices d'un passager qui croyait que son titre et son
argent lui permettaient toutes les fantaisies. La nuit se passa tant
bien que mal ; le Duc refusant de partager avec quiconque la
vaste cabane qu'il s'était octroyée pour son seul usage. Au petit
matin, il exigea encore qu'on le conduisît dans une auberge pour
faire ses ablutions et prendre un déjeuner qui n'avait rien de
petit. L'équipage dut même trouver chaise à porteurs afin que ce
noble personnage n'usât pas ses souliers vernis.
Le
pire était à venir. Ils n'avaient pas si tôt appareillé qu'un
orage d'une violence inouïe vint sévir au-dessus de leurs têtes.
Le visiteur du roi leur refusa l'abri et réclama, par-dessus le
marché, que l'embarcation ne se mît pas à couvert. Il voulait,
prétendait-il, jouir de ce spectacle tonitruant, au milieu de la
rivière. C'est trempé comme une soupe et furieux contre ce maudit
passager que l'équipage accosta en fin de soirée à Nevers.
Le
bonhomme avait invitation à souper et à dormir chez un autre de son
état. Jean et ses compagnons en profitèrent pour passer la nuit au
chaud mais se gardèrent bien d'user de la cabane du ci-devant. Ils
demandèrent asile à des collègues qui écoutèrent, effarés, le
récit de ces deux premiers jours de descente. Nul, n'avait,
jusqu'alors, transporté plus détestable personnage !
Le
lendemain, c'est fort tard dans la matinée que ce curieux voyageur
se fit conduire au pied de son coche d'eau. On l'attendait de pied
ferme depuis quelques heures mais quelle ne fut pas la surprise de
Jean de l'entendre immédiatement réclamer qu'on fût à Sancerre
pour le dîner du soir. Il n'était pas question de lui expliquer
qu'il les avait mis en retard, le Duc n'était pas homme à
s'encombrer d'explications. Il commandait et chacun devait se plier à
son bon vouloir …
Jean
et ses hommes usèrent de trésors d'ingéniosité pour remplir leur
mission. Jamais ils n'avaient utilisé la bourde avec tant de
vigueur en allant ainsi au fil du courant. Fort heureusement pour
eux, nulle entrave et nul incident ne vinrent se mettre sur le chemin
et,comme il l'avait exigé, le Duc put boire tout son saoul de ce bon
vin de Sancerre dans une Taverne de Saint Satur.
Qu'on
soit noble ou bien roturier, l'abus de boisson, fût-ce un bon vin de
chez nous, provoque bien des débordements et de grandes nausées. Il
fallut veiller le Duc toute la nuit afin qu'il ne passe pas cul
par-dessus tête et finisse par se dégriser dans notre Loire. Après
la journée qu'ils avaient passée, nos mariniers auraient voulu
dormir un peu et voilà que leur étrange passager ne leur en
laissait pas la possibilité.
Au
petit matin, ils étaient exténués, quand le bonhomme, ne se
rappelant plus rien était à tambouriner qu'on levât l'ancre au
plus vite. Jean serrait des poings, ses hommes crachaient
furieusement en jetant à ce malotrus en bas de soie des regards
tors . C'est sans lui dire un mot qu'il le menèrent à Gien,
où, une fois encore, des gens d'importance, attendaient sa venue.
Ils
profitèrent de cette nuit de repos pour souffler un peu. Jamais de
mémoire de marins on n'avait vu Jean de Roanne et son équipage ne
pas venir lever la chopine avec les collègues. Pourtant ce soir-là,
tous trois restèrent sur le pont et dormirent du sommeil de ceux qui
n'en pouvaient plus. Ce dont furent peuplés leurs rêves fut si
terrible que je m'interdis ici de vous décrire par le menu les
tortures qu'ils firent subir en songe à leur monstre en culottes et
dentelles.
Au
soleil levant quand il revint, accompagné des laquais giennois, ils
comprirent aux œillades des valets que leur fardeau s'était montré
aussi détestable avec ces gens que sur le bateau. Décidément, il
n'y avait rien à espérer d'un tel personnage qui méritait cent
fois de finir en enfer. Alors, quand ils arrivèrent à
Saint-Père-sur-Loire, Jean fit une halte contre l'avis du seigneur.
Il mit bien vite pied à terre pour aller demander une petite faveur
à Saint Nicolas, patron des mariniers. La requête était fort peu
chrétienne, c'est pourquoi, nous la garderons secrète.
Le
voyage se poursuivit. Les caprices de l'odieux passager ne cessèrent
jamais. Sa morgue n'avait d'égale que son incommensurable orgueil.
Son égoïsme était au niveau de sa stupidité. Le calvaire de
l'équipage n'avait que trop duré. Ils avaient tous grande hâte de
confier ce fardeau à des gueules noires du canal. On se montre
parfois mesquin, y compris chez les mariniers !
C'est
au pont de Jargeau que Saint Nicolas leur vint en aide. Le seuil à
franchir est, depuis toujours, réputé délicat. Le Duc en avait eu
vent et, se croyant plus malin que ces pauvres gueux précautionneux,
en dépit de leurs multiples recommandations ou bien était-ce d'en
avoir trop entendu, avait souhaité sortir de son palais sur l'eau
pour assister au spectacle debout sur la proue.
Jean
de Roanne avait eu alors un sourire malicieux en lui disant qu'il
était bien le seul maître à bord et que, puisque tel était son
bon plaisir, il n'avait qu'à bien se tenir pour jouir du spectacle.
Ce qui devait advenir advint. Le bateau fit une embardée et le
seigneur se retrouva dans les flots tumultueux. Il eut beau se
démener, appeler à l'aide et dire des mots grossiers, personne sur
le bateau ne bougea le petit doigt.
L'homme
disparut dans les profondeurs de la Loire. Jamais on ne retrouva son
corps et nul ne songea jamais à inquiéter Jean et son équipage. Le
Duc avait sur la rivière, une réputation établie et tous les gens
de Loire trouvèrent plaisant que le Diable obtînt ainsi l'âme que
la ville lui devait depuis qu'il avait livré ce magnifique pont de
pierre.
La
rivière finit toujours par engloutir celui qui ne la respecte pas,
tout en méprisant les Ligériens qui la servent. Le Duc, pour noble
qu'il était, paya de sa vie la règle intangible des seigneurs sur
l'eau. Il serait souhaitable que d'autres qui se pensent aussi
importants que ce méchant homme retiennent la leçon, ou bien ?
une fois encore, la Loire saura les mettre à la raison !
Humblement
sien !
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