Un
drôle d’oiseau.
Il
était une fois un marinier qui avait vécu la grande aventure du
commerce triangulaire. Natif d’Orléans, Joseph, puisque tel était
son nom, avait été l’homme de main chargé des basses besognes du
sieur Aignan-Thomas Desfriches, notable du cru qui s’était
largement compromis dans cet odieux commerce. Non content d'en avoir
bénéficié comme propriétaire d’une distillerie de sucre, il
avait, de surcroît, franchi le pas et affrété des navires à son
compte.
Joseph,
de cette sombre expérience avait rapporté, non seulement un
détachement profond pour l’existence, un mépris sans borne pour
les bourgeois de la ville qui, peu ou prou, baignaient tous, d’une
manière ou d’une autre, dans un commerce qui manquait
singulièrement d’humanité, mais aussi un perroquet gris d’Afrique
qu’il avait nommé Meunier, en guise de clin d’œil au cépage
local. L’oiseau n’avait rien à envier au célèbre Vert-Vert de
Nevers si ce n’est qu'il ne parlait qu’un fort curieux français
mâtiné de patois.
Joseph
s’était fait un malin plaisir d’enseigner cette langue un peu
gutturale à son oiseau parleur. Meunier était devenu expert en
linguistique, capable qu'il était devenu , non pas d’imiter son
compagnon, mais bien de lui tenir conversation. Ce prodige amusait
beaucoup les enfants qui ne comprenaient pas grand chose au discours
du volatile et intriguait les mariniers qui avaient tous des
rudiments de la langue du Berry, de la Sologne ou bien de la Beauce.
Joseph
était revenu de ses expéditions avec un solide capital qui lui
permit de rompre définitivement avec son patron. Le sieur Desfriches
de la Cartaudière, pour lui, ne valait pas tripette et qu’il
puisse être durant quatre ans conseiller de la ville, l’exaspérait
au plus haut point et en disait long sur le peu de moralité de ses
concitoyens.
L’argent
n’a pas d’odeur, dit-on ; celui des sucreries sentait la
fumée et le sang de bœuf auquel se mêlait, en ce qui concerne ce
triste personnage, le sang de pauvres bougres qu’on ne traitait pas
comme des humains. Que l’homme fût artiste semblait pour lui une
parfaite incongruité. Ainsi vont les revers de fortune : ce
peintre renommé pour ses dessins paysagers des abords d’Orléans,
se lança dans le négoce, afin de redresser les affaires d’un
père défaillant.
Joseph
s’était fait voiturier d’eau sur un beau chaland qu’il avait
baptisé « Hatamah »
ce qui signifiait fragments ou débris en arabe parce que l’enfer
d’où il revenait brisait et écrasait tous ceux qui y avaient été
jetés. On savait que le père Joseph avait roulé sa bosse de par
les mers du monde et personne ne s’étonnait de ce curieux nom. Et
puis, Meunier, toujours perché sur le haut du mât, remplaçant le
girouet des autres embarcations, justifiait à lui seul ce nom
exotique.
Joseph
s’était juré de ne jamais accepter de chargement de mélasse. Il
savait le prix payé pour que ce produit arrive jusqu’en Orléans.
Il refusait pareillement les marchandises débarquées à Nantes en
provenance de la Martinique ou de la Louisiane. Il s’interdisait
aussi de descendre vers le quai de la Fosse tous ces produits qui
allaient servir de monnaie d’échange pour obtenir du bois d’ébène
et qui venaient de toute la vallée de la Loire.
Joseph
était un excentrique : les clients savaient ce qu’il
consentait à charger sur son « Hatamah » et, comme ses
tarifs étaient des plus modérés, personne n’y trouvait à
redire. En prime, les visiteurs avaient droit à un joyeux accueil de
Meunier qui gratifiait tous ceux qui montaient sur le pont d’une
remarque surprenante. Le perroquet assurait autant la renommée du
chaland que son étrange propriétaire.
Un
jour de la fin mai que Joseph transportait une solide cargaison de
barriques venues de Sancerre-chargement qu’il avait affrété pour
son propre compte comme il aimait à faire-Meunier vint se poser sur
l’épaule de son marinier de maître pour lui souffler à l’oreille
: « Solar
grand haut au zénith, ton charroi risque prend la chaud et ton
vinaut tourner vinetier».
Ainsi le perroquet qui était né chez un griot, avait-il des dons
de divination. L’étiage précoce et le soleil de juin allaient
mettre en danger le chargement de vin. Joseph se hâta de vendre le
tout à quelques grossistes du quai du Châtelet. Il en fut bien
avisé, quatre jours plus tard, la navigation fut interrompue pour de
longues semaines.
Une
autre fois, nous étions en décembre, alors qu’il remontait la
Loire, Meunier se rapprocha du voiturier pour lui dire : « Loire
se froidir si tant et plus que le glas formera grand fondrée ».
La prophétie avait de quoi glacer les sangs. Sans plus s’occuper
de son chargement, Joseph décida de remonter le Loiret et de se
mettre à l’abri du côté du port Arthur. Il paya le convoyage par
la route des cordes de chanvre qu'on remontait de Montjean à
destination de La Charité. On se moqua beaucoup de lui mais bientôt
cessèrent les rires car durant cinq semaines ce fut l'embâcle. Bien
peu de navires survécurent à cette terrible catastrophe. Joseph
devait une fière chandelle à son perroquet qui avait bénéficié
de la douce chaleur de l’escale du Port-Arthur.
Joseph
fut alors de plus en plus attentif aux conseils du perroquet. Jamais
il ne s’engageait sur un marché sans demander au préalable l’avis
du volatile. Cela fit sourire au début puis bien vite, les
mariniers, tous solides gaillards mais grands superstitieux devant
l’Eternel, se mirent à consulter le perroquet avant de se lancer
dans des affaires. Il y avait tant de candidats pour interroger
l’oiseau augure, que bientôt le chaland devint la roulotte d’un
diseur de bonne aventure.
Les
prophéties de Meunier devinrent célèbres. L’animal permettait
d’échapper aux aléas de la navigation, donnait des indications
précieuses sur les périodes de chômage, les crues ou bien les
étiages. Il avait aussi le don de prévoir les chutes des prix, les
naufrages et les accidents. Hélas, quand il annonçait qu’un
matelot allait passer de vie à trépas sur le navire de son
interlocuteur, il se refusait toujours à révéler l’identité du
pauvre diable.
Deux
ou trois fois, les capitaines furent confrontés à cette terrible
nouvelle. À chaque fois, le drame survint comme le perroquet l’avait
annoncé. On prétendit alors que c’était un oiseau du malheur et,
pour ne pas avoir à affronter ce qui peut être évité, on cessa de
venir consulter l’oracle emplumé. D’autant plus, que les prêtres
avaient dénoncé, lors du sermon de la Saint Clément, puis de la
Saint Nicolas, le recours que certains faisaient à des pratiques
magiques qui avaient tout de diaboliques.
C’est
ainsi que le nom du chaland fut décrypté par un bon père plus
cultivé que les autres. La rumeur fit le reste. Les braves gens
comme les matelots se signaient désormais au passage du « Hatamah »
qui devint pestiféré comme son curieux équipage. Les affaires,
florissantes jusqu’alors, se tarirent. Il ne fait pas bon se mettre
à dos la religion dans le royaume.
Le
sieur Desfriches quant à lui, fréquenta assidûment la cathédrale
et, donnant plus que son écot au denier du culte, conserva une bonne
réputation en dépit de ses soutes et de son âme noire. Joseph s’en
trouva particulièrement contrarié. Il trouvait que l’injustice
dont il souffrait désormais était fort grande et s’indignait que
son négrier de patron soit blanchi de tous ses crimes.
Il
ne faut pas s’étonner des revers de fortune quand ils touchent les
simples gens. La rumeur s’en prend rarement aux margoulins ayant
pignon sur rue mais se fait impitoyable pour les pauvres gueux de
l'espèce de Joseph . Alors, le jour où Meunier lui annonça que la
raffinerie de son ancien patron, installée faubourg Madeleine,
allait être victime d’un incendie-l’accident était, hélas,
assez fréquent- il n’en dit rien et eut même un malin plaisir à
voir se consumer une partie des biens de l’odieux personnage.
Joseph,
il est vrai , avait lui aussi bien des choses à se reprocher.
Exécuteur des basses œuvres, sur le navire négrier du sieur
Desfriches, il aurait eu sans doute bien des péchés à avouer au
Seigneur s'il avait eu foi en son existence. Pour lui, la chose était
impossible. La traite négrière l’avait à jamais convaincu que
nul Dieu, quel qu’il fût, n’était à l’origine de ce monde
impitoyable.
Aussi,
le jour où le brave perroquet vint annoncer à Meunier sa fin
prochaine, celui-ci reçut-il la nouvelle avec la sagesse des hommes
qui sont désormais en paix avec eux-mêmes. Il offrit son perroquet
à une tireuse de tarot, son chaland à son jeune matelot, lui
demandant simplement d’en changer le nom. Il donna le peu de biens
qu’il avait encore au secours des mariniers. Puis il quitta cette
vallée de larmes sans un regret. L’histoire l’oublia et ne
retint que son patron, qui fut un des créateurs des musées
d’Orléans et qui céda une grande partie de ses collections à la
ville. Ingratitude pour l’un, amnésie pour l’autre, ainsi vont
la vie et les aléas de la gloire.
Moralistement
sien.
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