samedi 29 juillet 2017

Meunier, le perroquet gris d'Afrique


Un drôle d’oiseau.


Il était une fois un marinier qui avait vécu la grande aventure du commerce triangulaire. Natif d’Orléans, Joseph, puisque tel était son nom, avait été l’homme de main chargé des basses besognes du sieur Aignan-Thomas Desfriches, notable du cru qui s’était largement compromis dans cet odieux commerce. Non content d'en avoir bénéficié comme propriétaire d’une distillerie de sucre, il avait, de surcroît, franchi le pas et affrété des navires à son compte.

Joseph, de cette sombre expérience avait rapporté, non seulement un détachement profond pour l’existence, un mépris sans borne pour les bourgeois de la ville qui, peu ou prou, baignaient tous, d’une manière ou d’une autre, dans un commerce qui manquait singulièrement d’humanité, mais aussi un perroquet gris d’Afrique qu’il avait nommé Meunier, en guise de clin d’œil au cépage local. L’oiseau n’avait rien à envier au célèbre Vert-Vert de Nevers si ce n’est qu'il ne parlait qu’un fort curieux français mâtiné de patois.

Joseph s’était fait un malin plaisir d’enseigner cette langue un peu gutturale à son oiseau parleur. Meunier était devenu expert en linguistique, capable qu'il était devenu , non pas d’imiter son compagnon, mais bien de lui tenir conversation. Ce prodige amusait beaucoup les enfants qui ne comprenaient pas grand chose au discours du volatile et intriguait les mariniers qui avaient tous des rudiments de la langue du Berry, de la Sologne ou bien de la Beauce.

Joseph était revenu de ses expéditions avec un solide capital qui lui permit de rompre définitivement avec son patron. Le sieur Desfriches de la Cartaudière, pour lui, ne valait pas tripette et qu’il puisse être durant quatre ans conseiller de la ville, l’exaspérait au plus haut point et en disait long sur le peu de moralité de ses concitoyens.

L’argent n’a pas d’odeur, dit-on ; celui des sucreries sentait la fumée et le sang de bœuf auquel se mêlait, en ce qui concerne ce triste personnage, le sang de pauvres bougres qu’on ne traitait pas comme des humains. Que l’homme fût artiste semblait pour lui une parfaite incongruité. Ainsi vont les revers de fortune : ce peintre renommé pour ses dessins paysagers des abords d’Orléans, se lança dans le négoce, afin de redresser les affaires d’un père défaillant.

Joseph s’était fait voiturier d’eau sur un beau chaland qu’il avait baptisé « Hatamah » ce qui signifiait fragments ou débris en arabe parce que l’enfer d’où il revenait brisait et écrasait tous ceux qui y avaient été jetés. On savait que le père Joseph avait roulé sa bosse de par les mers du monde et personne ne s’étonnait de ce curieux nom. Et puis, Meunier, toujours perché sur le haut du mât, remplaçant le girouet des autres embarcations, justifiait à lui seul ce nom exotique.

Joseph s’était juré de ne jamais accepter de chargement de mélasse. Il savait le prix payé pour que ce produit arrive jusqu’en Orléans. Il refusait pareillement les marchandises débarquées à Nantes en provenance de la Martinique ou de la Louisiane. Il s’interdisait aussi de descendre vers le quai de la Fosse tous ces produits qui allaient servir de monnaie d’échange pour obtenir du bois d’ébène et qui venaient de toute la vallée de la Loire.

Joseph était un excentrique : les clients savaient ce qu’il consentait à charger sur son « Hatamah » et, comme ses tarifs étaient des plus modérés, personne n’y trouvait à redire. En prime, les visiteurs avaient droit à un joyeux accueil de Meunier qui gratifiait tous ceux qui montaient sur le pont d’une remarque surprenante. Le perroquet assurait autant la renommée du chaland que son étrange propriétaire.

Un jour de la fin mai que Joseph transportait une solide cargaison de barriques venues de Sancerre-chargement qu’il avait affrété pour son propre compte comme il aimait à faire-Meunier vint se poser sur l’épaule de son marinier de maître pour lui souffler à l’oreille : « Solar grand haut au zénith, ton charroi risque prend la chaud et ton vinaut tourner vinetier». Ainsi le perroquet qui était né chez un griot, avait-il des dons de divination. L’étiage précoce et le soleil de juin allaient mettre en danger le chargement de vin. Joseph se hâta de vendre le tout à quelques grossistes du quai du Châtelet. Il en fut bien avisé, quatre jours plus tard, la navigation fut interrompue pour de longues semaines.

Une autre fois, nous étions en décembre, alors qu’il remontait la Loire, Meunier se rapprocha du voiturier pour lui dire : « Loire se froidir si tant et plus que le glas formera grand fondrée ». La prophétie avait de quoi glacer les sangs. Sans plus s’occuper de son chargement, Joseph décida de remonter le Loiret et de se mettre à l’abri du côté du port Arthur. Il paya le convoyage par la route des cordes de chanvre qu'on remontait de Montjean à destination de La Charité. On se moqua beaucoup de lui mais bientôt cessèrent les rires car durant cinq semaines ce fut l'embâcle. Bien peu de navires survécurent à cette terrible catastrophe. Joseph devait une fière chandelle à son perroquet qui avait bénéficié de la douce chaleur de l’escale du Port-Arthur.

Joseph fut alors de plus en plus attentif aux conseils du perroquet. Jamais il ne s’engageait sur un marché sans demander au préalable l’avis du volatile. Cela fit sourire au début puis bien vite, les mariniers, tous solides gaillards mais grands superstitieux devant l’Eternel, se mirent à consulter le perroquet avant de se lancer dans des affaires. Il y avait tant de candidats pour interroger l’oiseau augure, que bientôt le chaland devint la roulotte d’un diseur de bonne aventure.

Les prophéties de Meunier devinrent célèbres. L’animal permettait d’échapper aux aléas de la navigation, donnait des indications précieuses sur les périodes de chômage, les crues ou bien les étiages. Il avait aussi le don de prévoir les chutes des prix, les naufrages et les accidents. Hélas, quand il annonçait qu’un matelot allait passer de vie à trépas sur le navire de son interlocuteur, il se refusait toujours à révéler l’identité du pauvre diable.

Deux ou trois fois, les capitaines furent confrontés à cette terrible nouvelle. À chaque fois, le drame survint comme le perroquet l’avait annoncé. On prétendit alors que c’était un oiseau du malheur et, pour ne pas avoir à affronter ce qui peut être évité, on cessa de venir consulter l’oracle emplumé. D’autant plus, que les prêtres avaient dénoncé, lors du sermon de la Saint Clément, puis de la Saint Nicolas, le recours que certains faisaient à des pratiques magiques qui avaient tout de diaboliques.

C’est ainsi que le nom du chaland fut décrypté par un bon père plus cultivé que les autres. La rumeur fit le reste. Les braves gens comme les matelots se signaient désormais au passage du « Hatamah » qui devint pestiféré comme son curieux équipage. Les affaires, florissantes jusqu’alors, se tarirent. Il ne fait pas bon se mettre à dos la religion dans le royaume.

Le sieur Desfriches quant à lui, fréquenta assidûment la cathédrale et, donnant plus que son écot au denier du culte, conserva une bonne réputation en dépit de ses soutes et de son âme noire. Joseph s’en trouva particulièrement contrarié. Il trouvait que l’injustice dont il souffrait désormais était fort grande et s’indignait que son négrier de patron soit blanchi de tous ses crimes.

Il ne faut pas s’étonner des revers de fortune quand ils touchent les simples gens. La rumeur s’en prend rarement aux margoulins ayant pignon sur rue mais se fait impitoyable pour les pauvres gueux de l'espèce de Joseph . Alors, le jour où Meunier lui annonça que la raffinerie de son ancien patron, installée faubourg Madeleine, allait être victime d’un incendie-l’accident était, hélas, assez fréquent- il n’en dit rien et eut même un malin plaisir à voir se consumer une partie des biens de l’odieux personnage.

Joseph, il est vrai , avait lui aussi bien des choses à se reprocher. Exécuteur des basses œuvres, sur le navire négrier du sieur Desfriches, il aurait eu sans doute bien des péchés à avouer au Seigneur s'il avait eu foi en son existence. Pour lui, la chose était impossible. La traite négrière l’avait à jamais convaincu que nul Dieu, quel qu’il fût, n’était à l’origine de ce monde impitoyable.

Aussi, le jour où le brave perroquet vint annoncer à Meunier sa fin prochaine, celui-ci reçut-il la nouvelle avec la sagesse des hommes qui sont désormais en paix avec eux-mêmes. Il offrit son perroquet à une tireuse de tarot, son chaland à son jeune matelot, lui demandant simplement d’en changer le nom. Il donna le peu de biens qu’il avait encore au secours des mariniers. Puis il quitta cette vallée de larmes sans un regret. L’histoire l’oublia et ne retint que son patron, qui fut un des créateurs des musées d’Orléans et qui céda une grande partie de ses collections à la ville. Ingratitude pour l’un, amnésie pour l’autre, ainsi vont la vie et les aléas de la gloire.

Moralistement sien. 

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