Un
samedi à les observer …
J'ai
passé une journée dans le long couloir des pas-perdus d'un
super-marché : ce grand espace qui en dit tant sur notre
société. C'était un samedi et j'avais eu la folie, en compagnie de
quelques autres auteurs de ma maison d'édition, de vouloir vendre
mes livres en ce haut-lieu de la consommation. Les organisateurs,
pour nous mettre en évidence, nous avaient installés là, à la
croisée des chariots vides et des chariots pleins.
Quand
d'autres faisaient salon du livre, stylo en main, prêts pour la
dédicace personnalisée, nous faisions rayon en tête de gondole.
C'est un immense canal qui s'offrit à notre admiration, sur lequel
voguaient des embarcations étrangement menées par des clients qui,
pour beaucoup, n'avaient que faire de nos petits livres …. La vie
est si difficile, pas besoin de longues explications pour s'en rendre
compte ici !
Il
y a bien des manières de pousser le chariot ; je me surpris à
admirer cet art délicat de la conduite d'un véhicule souvent
capricieux, en zone de forte concentration humaine. J'avoue mon
admiration pour quelques virtuoses de la chose, d'autant plus que je
suis parfaitement béotien en ce domaine. Voici donc le petit monde
des pousseurs dans le temple du consumérisme.
Commençons
par les entrants, à l'esprit libre et au chariot vide. Nombreux sont
ceux qui utilisent leur engin pour s'accouder et consulter en
dernière minute les indispensables messages qui s'affichent sur leur
téléphone. Ils ont les yeux rivés sur la petite lucarne, ils
avancent lentement, sans se soucier de regarder devant eux. Pourtant,
le miracle a lieu et nulle collision ne fut à déplorer. D'autres se
prennent pour des pilotes automobiles, le chariot trace son chemin,
fend la foule ; il y a sans doute urgence à refaire à plein !
D'autres
filent, le casque vissé sur les oreilles, indifférents à
l'entourage ; ils font leurs courses, la course surtout. Ils
sont seuls au monde, ne jettent aucun regard à ces pauvres auteurs
en mal de lecteurs. Ils n'appartiennent pas à cette curieuse
catégorie. Ils viennent charger le chariot de nombreuses cannettes
qu'ils s'empresseront d'abandonner, une fois vides, à proximité de
leur réunion. Je le devine à leur allure …
Nous
avons les couples. Il y a deux catégories distinctes. Celle de
l'homme pousseur est la moins nombreuse. Madame suit à distance,
elle réfléchit certainement aux dépenses inconsidérées que va
provoquer la présence de monsieur. Je la devine inquiète,
lointaine, soucieuse. Monsieur avance, tête haute et démarche
décidée. Il profite de ces instants où le chariot n'est pas encore
bloqué dans les sinuosités des rayons.
Quand
madame pousse, monsieur est à ses côtés, légèrement en avant
d'elle, d'une courte épaule. On sent alors une connivence qui
rassure, une envie de réussir le repas qui va éclairer ce samedi
soir et réjouir quelques convives. La démarche est mesurée, le pas
assuré. On devine de la quiétude avant que l'après-midi se passe
en préparations culinaires d'exception.
Nous
retrouvons des gens différents au retour. Le chariot plein à ras
bord modifie singulièrement les comportements. Il y a d'abord les
suspicieux, les interrogatifs, les indignés du total. Monsieur
pousse péniblement le lourd engin en consultant attentivement le
ticket de caisse. D'où vient cette somme exorbitante ? Quelle est la
source de ce dépassement incongru des prévisions initiales ? La
démarche est pesante, les épaules tombantes ; la réalité a
plombé le reste de la journée …
Il
y a les stakhanovistes du chariot. Les produits forment un monticule
incertain qui rend la conduite difficile, la visibilité médiocre ;
ces haleurs des temps modernes peinent sous la charge. Le pas est
lent, le déplacement ne suppose aucun arrêt. L'inertie ayant été
vaincue, il n'est pas question du moindre regard pour ces livres qui
ne sauraient trouver place sur la montagne des achats.
Nous
avons vu une famille qui se déplaçait en convoi exceptionnel. Un
couple, jeune encore accompagné de cinq enfants, d'âges
rapprochés. Monsieur en tête avec un chariot ras la gueule ! Madame
ensuite, dans son sillage, aidée par deux bambins, suivait
péniblement avec un véhicule tout aussi chargé. Trois enfants,
enfin, assuraient le chariot-balai, lui aussi copieusement fourni.
Pas de pause devant les livres : on ne lit pas monsieur, on
mange ! Je suis éberlué devant tant de victuailles accumulées dans
ces trois caddies. Quelle folie !
Il
y a des chariots presque vides. Souvent, ils ne contiennent que
quelques bouteilles, un achat de dernier minute, les munitions
nécessaires pour regarder entre amis le match de rugby à la
télévision. Ceux-là non plus ne jetteront pas un regard sur nos
éditions. Le chat risque d'être maigre dans un tel environnement.
Heureusement,
quelques amis s'arrêtent, de vieilles connaissances qui profitent de
l'occasion pour renouer avec celui qu'on a perdu de vue. Des achats
de sympathie, sans doute, parfois un peu contraints. Les autres,
manifestement, n'ont pas d'argent à consacrer à la lecture. On
devine un public majoritairement populaire. Beaucoup nous avouent ne
jamais lire, certains reconnaissent ne pas savoir lire … Je ne
caricature pas : c'est une réalité qui s'impose. La Culture ne
s'offre pas à tous.
En
fin de journée, le chat est maigre sans doute. Mais qu'importe ;
à être ainsi observateur immobile d'un monde qui achète, on
comprend mieux l'état de notre société. J'invite les gentils
décideurs qui parlent à la place des gens, à venir à leur tour,
regarder la France qui se débat avec ses difficultés économiques.
La flexibilité et la baisse des salaires pour toujours travailler
plus, c'est très bien pensé quand on ne pousse jamais son chariot
en se demandant si on aura de quoi payer !
Humblement
leur.