vendredi 7 décembre 2018

Ce que Jeanne m’a confié


Mémoire de la grande guerre.




Cent ans, presque jour pour jour que cette effroyable boucherie s’est achevée. Je suis le petit fils de Jeanne, la fille de Gustave. Mon grand-père aurait dû être Charles si ce jeune homme que Jeanne chérissait tant, n’était pas un des innombrables noms qui sont gravés sur le monument aux morts de notre commune.

Le récent déplacement du monument aux morts de Saint-Jean-de-la-Ruelle fut pour moi l’occasion de réveiller cette douloureuse mémoire que je croyais éteinte avec la mort de ma grand-mère, il y a quelques années de cela. Jeanne, vieille femme sentant sa fin proche m’avait enfin fait ce récit qu’elle gardait au plus profond de sa mémoire comme son père Gustave avant elle. Cet arrière-grand-père que j’ai peu connu et qui resta muet sur toutes les horreurs qu’il avait traversées.

Jeanne un soir sur le couchant de sa vie m’avait demandé de la rejoindre. Elle avait alors sorti une vieille boîte à chaussures qu’elle avait rangée dans un endroit presque inaccessible. Elle en sortit des photographies jaunies, des lettres, des documents qu’elle avait soigneusement conservés. Elle se mit à lire, à raconter, à dérouler une histoire qui n’était pas la mienne, qui m’aurait exclu si rien de tout cela ne s’était passé.

J’étais là à l’écouter, sans prendre le risque de l’interrompre, la laissant se souvenir tout autant que se perdre dans un passé qui lui revenait ce soir-là, de manière brutale. Pourquoi a-t-elle voulu me confier son récit intime ? Pourquoi m’a-t-elle octroyé cet héritage immatériel ? Je ne le saurai jamais.

J’étais resté attentif tout en me faisant le plus discret possible. Me retenant de soupirer, je la laissais remonter le temps, revivre ces heures tour à tour joyeuses, aimables, pénibles, douloureuses, tragiques, insupportables. Jeanne, ce soir-là, passa à nouveau par toutes les gammes de l’émotion. Elle était transfigurée. J’eus même le sentiment qu’elle avait rajeuni sous mes yeux éberlués, l’espace de cette soirée à jamais inoubliable.

J’ai essayé de conserver en mémoire le plus possible d’éléments de cette incroyable offrande qu’elle me fit là. J’aurai sans doute besoin de consulter parfois ces documents qu’elle m’a laissés. Puissiez-vous à votre tour la suivre à travers mon récit, sans doute maladroit, incertain, incomplet ; sottement, je n’avais pas osé prendre des notes.

Remontons le temps pour revivre les quelques bribes d’un épisode qu’on nomma par la suite la grande guerre, comme si cette horreur avait pu jamais mériter pareil adjectif. Qu'y a t-il de GRAND dans cette tragédie qui saigna un pays, un continent, une jeunesse ? Sans doute le courage, la résistance, l’obstination féroce de ces hommes à tenter de vivre dans l’enfer. Je ne vois pas d’autre justification à cet adjectif.



Ce qui fut Grand encore, plus encore que pour les soldats qui n’avaient guère le choix, ce fut l’abnégation et la pugnacité des gens de l’arrière, des femmes surtout qui remplacèrent les hommes partis au combat. La France entrait alors dans le vingtième siècle, une autre histoire se construisait qui a sans doute fécondé ce que nous sommes. C’est pourquoi, il convient de vous la raconter afin que ces mots ne se perdent pas maintenant que plus un seul témoin n’est de ce Monde.

Le premier août 1914, mon arrière grand-père : Gustave, a 36 ans, il est vigneron à Saint Jean de la Ruelle. Il cultive son demi-arpent dont le fameux clos de la Boëche, une parcelle de 20 perches d’Auberlin noir en bord de Chilesse qui donne un merveilleux rouge au parfum de cassis dont il est si fier. Mobilisé comme tous les hommes des classes de 1887 à 1914 lui, qui est de celle de 1898, Gustave part la mort dans l’âme. Il est du lot des hommes qui doivent rejoindre leur casernement : pour lui ce sera le 131 Régiment d’infanterie du Faubourg Bannier. Il part persuadé que cela va être une question de jours. Il souhaite être revenu pour les vendanges qui promettent d’ailleurs de donner un vin de grande qualité d’autant que tout son vin a été acheté sur pied par la maison Bruant à Ormes installée depuis 1877.

Seul le pronostic sur la cuvée 1914 s’avère exact. Gustave va manquer les cinq prochaines vendanges. C’est Marthe mon arrière-grand-mère, Jeanne ma grand-mère et Paul mon grand-oncle qui feront le vin, aidés en cela par des voisins non mobilisés. Les femmes assureront comme on dit aujourd’hui. Elles n’avaient d’ailleurs guère le choix. Le pays était privé de sa jeunesse, de tous les hommes dans la force de l’âge.
Nous allons prendre une petite respiration même si ce terme n’est guère adapté au sujet qui nous réunit ici. Jacques, notre chanteur, va nous conduire sur La butte rouge, cette butte inhabitée dans la Marne qui fut le théâtre d’une bataille farouche. On peut mesurer la dimension émotive de ce texte, écrit dans un esprit antimilitariste qui contraste sans doute avec l’opinion générale au début du conflit. Nous ne sommes pas à même de juger, cent ans après. Place donc à la seule émotion de ce texte sublime de Montéhus sur une musique de Georges Krier.



=> La butte Rouge


Sur cette butte là y'avait pas d'gigolettes
Pas de marlous ni de beaux muscadins.
Ah c'était loin du Moulin d'la Galette,
Et de Paname qu'est le roi des patelins.
C'qu'elle en a bu du bon sang cette terre,
Sang d'ouvriers et sang de paysans,
Car les bandits qui sont cause des guerres
N'en meurent jamais, on n'tue qu'les innocents !
La butte rouge, c'est son nom, l'baptême s'fit un matin
Où tous ceux qui grimpaient roulaient dans le ravin.
Aujourd'hui y'a des vignes, il y pousse du raisin,
Qui boira d'ce vin là, boira l'sang des copains.
Sur cette butte là on n'y f'sait pas la noce
Comme à Montmartre où l'champagne coule à flots,
Mais les pauvr's gars qu'avaient laissé des gosses
Y f'saient entendre de terribles sanglots ...
C'qu'elle en a bu des larmes cette terre,
Larmes d'ouvriers et larmes de paysans
Car les bandits qui sont cause des guerres
Ne pleurent jamais, car ce sont des tyrans !
La butte rouge, c'est son nom, l'baptême s'fit un matin
Où tous ceux qui grimpaient roulaient dans le ravin.
Aujourd'hui y'a des vignes, il y pousse du raisin,
Qui boit de ce vin là, boit les larmes des copains.
Sur cette butte là, on y r'fait des vendanges,
On y entend des cris et des chansons :
Filles et gars doucement qui échangent
Des mots d'amour qui donnent le frisson.
Peuvent-ils songer, dans leurs folles étreintes,
Qu'à cet endroit où s'échangent leurs baisers,
J'ai entendu la nuit monter des plaintes
Et j'y ai vu des gars au crâne brisé !
La butte rouge, c'est son nom, l'baptême s'fit un matin
Où tous ceux qui grimpaient roulaient dans le ravin.
Aujourd'hui y'a des vignes, il y pousse du raisin.
Mais moi j'y vois des croix portant l'nom des copains ...




Revenons à mon arrière-grand-père. Parti la fleur au fusil, il a bien des misères durant ces longues années, de peur, de froid, de vermine. Les permissions sont rares et toujours trop courtes. Jeanne m’a raconté que lors de visites, il restait très discret sur sa vie au front, comme s’il ne voulait pas faire ressurgir l’horreur dans ses pensées. Paul, son petit frère, mon grand oncle, accapare le bonhomme. Ce sont des instants de joie dans une époque morose.

Bien vite, il faut le reconnaître, les mauvaises nouvelles minent le moral de l’arrière. Les tragédies succèdent aux deuils, les défaites aux victoires, plus rares et toujours effroyablement lourdes en vies humaines, les hommes tombent les uns après les autres à un rythme hallucinant. Un blessé ici, des disparus par là, des défaites militaires, des restrictions, des rumeurs… Il faut être solide moralement pour passer outre et faire tourner la ferme. Marthe et Jeanne le sont, fort heureusement, tandis que Paul va à l’école.

Beaucoup d’instituteurs sont partis au front. Ils seront ceux qui mèneront au combat des hommes qui les respectaient énormément. C’est le paradoxe de ces temps troublés. D’ailleurs l’école jouait un rôle considérable depuis la défaite de 1870 dans la préparation de la revanche. Écoutons nos historiens évoquer cet aspect des choses. Installons-nous en compagnie de Jean sur les bancs de la communale à Saint Jean.



Le centenaire de l’armistice risque fort de sonner le glas des commémorations de ce terrible conflit armé. Il devient progressivement un passé lointain, un passé qui rejoint dans les oubliettes de l’histoire la terrible guerre de 1870, les batailles napoléoniennes et leurs effroyables carnages, et d’autres encore, victoires célébrées dans les livres d’histoire ou défaites déplorées dont on évoque les généraux et jamais les pauvres bougres qui y ont perdu la vie dans des conditions épouvantables.

Jacques va justement nous chanter une chanson qui évoque la perte de l’Alsace et de la Lorraine après 1870. Elle fut écrite en 1895 et symbolisait ce désir de revanche qui doit expliquer l'acharnement des hommes dans ce conflit terrible. Notre ami, en Lorrain qu’il est, fut bercé par ce texte repris par son grand-père. Laissons-le nous replonger dans ce curieux sentiment qui éclaire mieux qu’un long discours ce qui se jouait en cette époque.



=> Jacques L’oiseau qui vient de France

Un matin du printemps dernier
Dans une bourgade lointaine
Un petit oiseau printanier
Vint montrer son aile d'ébène
Un enfant aux jolis yeux bleus
Aperçut la brune hirondelle
Et connaissant l'oiseau fidèle
Le salua d'un air joyeux

Les coeurs palpitaient d'espérance
Et l'enfant disait aux soldats
Sentinelles, ne tirez pas
Sentinelles ne tirez pas
C'est un oiseau qui vient de France

La messagère du printemps
Se reposait de son voyage
Quand un vieillard aux cheveux blancs
Vint à passer par le village
Un cri joyeux poussé dans l'air
Lui fit soudain lever la tête
Et comme aux anciens jours de fête
Son œil brilla d'un regard fier

Tous les matins et tous les soirs
Épiant son retour, peut-être
Une fillette aux rubans noirs
Apparaissait à sa fenêtre
L'oiseau charmant vint s'y poser
En dépit des soldats en armes
Et l'enfant essuyant une larme
Mit sur son aile un long baiser

Il venait de la plaine en fleurs
Et tous les yeux suivaient sa trace
Car il portait nos trois couleurs
Qui flottaient gaiement dans l'espace
Mais un soldat vise et fait feu
Un long bruit part et l'hirondelle
Tout à coup refermant son aile
Tombe expirante du ciel bleu


Il faut encore une espérance
Rayon divin qui ne dort pas
Mais l'oiseau qui chantait là-bas
Mais l'oiseau qui chantait là-bas
Ne verra plus le ciel de France




Jeanne ma grand-mère est jolie, Jeanne est jeune. Elle sort un peu malgré le travail qui demanderait sa présence sans cesse. Elle rencontre Charles, ils se plaisent, ils s’aiment, ils se fiancent. C’est pure folie en cette période, une marque d’optimisme parfaitement déplacé. Charles n’est pas encore appelé sous les drapeaux,il pense sans doute que la guerre va s’achever sans qu’il ait besoin de s’y rendre. Pour l’heure, il aide les deux femmes, participe à la vendange, se montre assidu et prévenant vis à vis de son amoureuse. Est-ce l’ivresse d’un repas de fin de journée qui les a poussés dans les bras l’un de l’autre ou le désir d’échapper aux terribles menaces qui pèsent sur tous les jeunes hommes ?

L’amour se croit toujours plus fort que tout. Jeanne n’est pas plus inquiète que cela quand son fiancé part à son tour au front. Elle est certaine de le voir revenir. Il s’aiment même s’ils n’ont pas eu le temps de profiter pleinement de cet amour qui illuminera leur vie future, ils en sont persuadés. Elle attend son retour tout comme Marthe, sa mère espère retrouver son Gustave. Voilà les deux femmes dans la même espérance, partagée par toutes les femmes, mères, fiancées du pays.


Hélas, une lettre terrible, redoutée dans toutes les maisons arrivent chez les parents de son fiancé. Charles est l’un des 140 000 morts d’une terrible bataille, tombé le 22 juin 1916 dans les tranchées de la forêt de l’Argonne. La guerre, quant à elle, a fauché près de 1 700 000 de nos compatriotes dont 300 000 civils. Tous les villages de France ont eu leur lot de drames, Saint-Jean-de-la-Ruelle comme tous les autres villages français à l’exception notoire d’un seul, Beuzeville-au-Plain, en Normandie qui, miraculeusement, ne perdit aucun des siens. Charles est tombé sur le champ d’honneur, selon cette redoutable expression de ceux qui en réchappent. Il a donné sa vie à la patrie au lieu de la partager avec ma mère qui sera longtemps inconsolable. Elle continuera même de lui écrire en dépit de la terrible nouvelle. C’est sa manière de le garder auprès d’elle, de redonner vie au fol espoir qu’ils caressaient tous deux..

Elle m’a confié l’une de ces lettres étonnantes qu’elle s’était promise de brûler sans pourvoir s’y résoudre. Curieuse lecture pour un fils d’ailleurs qui doit son existence à ce drame. Je vous en lis quelques extraits.



« Mon amour perdu.

Je continue de t’écrire alors que tu n’es plus. Ta vie a été fauchée, te voilà un des innombrables cadavres oubliés sur le champ d’honneur comme ils disent alors que je lui substituerais plus volontiers le mot horreur.

Je ne parviens pas à oublier nos merveilleux jours passés ensemble. Le temps ne fait pas son œuvre, je ne puis ni ne veux t’oublier. Je trouve un peu de réconfort auprès de tes parents que je soutiens. Ma présence à leur côté est une maigre compensation même si nous trouvons alors la force de sourire aux évocations passées.

Bien des familles autour de nous sont elles aussi dans la peine. Cette idée, loin de me sentir la seule victime d’un terrible malheur, me pousse à des colères sourdes. Pourquoi tant de morts ? Pourquoi ces jeunes hommes partis si tôt ? Pourquoi toi, mon amour, toi qui me manques à chaque instant.

J’aurais encore tant de choses à te raconter. Peux-tu seulement les entendre, là où tu es désormais ? J’ai mal de toi. J’ai peur de ce que sera ma vie future dans ce pays auquel on a arraché toute sa jeunesse. Repose en paix mon Charles adoré. »



Les lettres des poilus sont une formidable source de connaissance. Non seulement nous ne pouvons qu’être admiratif devant la qualité de leur langue, l’attention donnée à l’écriture tout autant qu’à la gravité du propos. Les messages évoquaient bien des détails de la vie quotidienne, comme si ceux du front n’avaient d’autres soucis que la vie à l’arrière. Ils se soucient des commémorations et des procédures mises en place pour l’entraide, du rythme des saisons, des travaux des champs. Laissons nos deux amis vous expliquer cela.


Pour ma grand-mère, il convient de vivre à l’arrière en dépit de toutes ces cloches qui résonnent dans les quartiers, évoquant les drames lointains qui touchent chacun d’entre nous. Jeanne m’a raconté que ces appels lugubres de nos églises réveillaient à chaque fois en elle, le souvenir de son Charles. Il convient pourtant de continuer à vivre ne serait-ce que pour ceux qui ont sacrifié leur vie. Les sociétés d’entre-aide fonctionnent à plein régime. Il faut subvenir aux besoins de ceux qui ont tout perdu, tout en travaillant d’arrachepied pour maintenir les vignes en état.

Marthe et Jeanne ne ménagent pas leurs efforts et trouvent encore le moyen de participer à la vie de la cité. Jeanne s’est portée volontaire pour travailler dans un hôpital militaire qui reçoit des jeunes gens blessés au front pour une convalescence prolongée. C’est là qu’elle fera la connaissance de celui qui deviendra mon grand-père, oubliant peu à peu celui qui ne reviendra plus. Il s’appelle Robert, il a reçu une balle dans la mâchoire. Elle l’a traversée avant de se ficher dans la poitrine de son voisin qui n’en survécut pas. Robert a eu de la chance, le chirurgien au front a fait des prodiges, il ne sera pas un des pauvres bougres qui furent désignés sous le vocable parfaitement évocateur de « Gueules Cassées ! » La loterie de la vie avait accordé la vie à mon père, il y gagnera aussi le gros lot, ma grand-mère et un amour dont je suis aujourd’hui encore, la preuve vivante.

Car malgré l’horreur la vie continue son cours. Il convient de se montrer joyeux, de chanter parfois. La chanson La Madelon sera à ce titre un grand succès, une manière sans doute illusoire de se persuader que la vie pour les hommes n’est pas faite que de souffrances. 

 

=> Jacques La Madelon

Pour le repos, le plaisir du militaire,
Il est là-bas à deux pas de la forêt
Une maison aux murs tout couverts de lierre
Aux vrais poilu c'est le nom du cabaret

La servante est jeune et gentille,
Légère comme un papillon.
Comme son vin son œil pétille,
Nous l'appelons la Madelon
Nous en rêvons la nuit, nous y pensons le jour,
Ce n'est que Madelon mais pour nous c'est l'amour

Quand Madelon vient nous servir à boire
Sous la tonnelle on frôle son jupon
Et chacun lui raconte une histoire
Une histoire à sa façon
La Madelon pour nous n'est pas sévère
Quand on lui prend la taille ou le menton
Elle rit, c'est tout le mal qu'elle sait faire
Madelon, Madelon, Madelon !
Nous avons tous au pays une payse
Qui nous attend et que l'on épousera
Mais elle est loin, bien trop loin pour qu'on lui dise
Ce qu'on fera quand la classe rentrera
En comptant les jours on soupire
Et quand le temps nous semble long
Tout ce qu'on ne peut pas lui dire
On va le dire à Madelon
On l'embrasse dans les coins. Elle dit : "Veux-tu finir..."
On s'figure que c'est l'autre, ça nous fait bien plaisir.

Un caporal en képi de fantaisie
S'en fut trouver Madelon un beau matin
Et, fou d'amour, lui dit qu'elle était jolie
Et qu'il venait pour lui demander sa main
La Madelon, pas bête, en somme,
Lui répondit en souriant :
"Et pourquoi prendrais-je un seul homme
Quand j'aime tout un régiment ?
Tes amis vont venir. Tu n'auras pas ma main
J'en ai bien trop besoin pour leur verser du vin."




Jeanne travaille non seulement à la vigne mais aussi dans ce petit hôpital militaire installé à Saint Jean de la Ruelle, rue Abbé de l’Épée (le créateur de la langue des signes) qui recevait tout au plus une cinquantaine de soldats Elle y découvre cette vocation qui ne pourra pas devenir son métier après la guerre. Elle se souviendra alors du plaisir qu’elle avait pris à tailler sa robe de fiançailles et c’est tout naturellement vers l’Entreprise : « Les cent Mille chemises » installée rue Gambetta à Saint Jean. Elle y restera toute sa vie professionnelle comme piqueuse.

Paul, grandit avec ce désir fou d’être très vite en âge d’aller à la guerre pour participer à la victoire. Cette folie des hommes ne s’arrêtera donc t-elle jamais ? Déjà après la défaite de 1870, les enseignants avaient semé les germes de la revanche dans les esprits de leurs jeunes élèves. En sera-t-il de même après celle-ci ? La nation vaincue préparera-t-elle la guerre suivante ? Les hommes sont fous et les femmes impuissantes à leur faire entendre raison.

C’est ainsi que Paul rentrera dans la fameuse vinaigrerie Dessaux-fils où il sera comptable. Il se souviendra d’ailleurs de cet esprit patriotique dans lequel il fut élevé. Quand vingt cinq ans plus tard, dans une autre guerre, il refusera de se résigner et participera activement à la résistance contre l’occupant nazi. Il sera un de membres du groupe «  Chanzy » dont dix-sept membres furent exécutés au stand de tir des Groues. Paul fut un des rares rescapés de son groupe qui avait réalisé de nombreux sabotages d'installations ferroviaires. Il échappa à la descente conjointe de la milice et de la Gestapo grâce à une Répétition de la société municipale de musique. De ce jour Paul ne toucha plus jamais un instrument de sa vie alors qu’il jouait admirablement bien du clairon. Mais ceci est une autre histoire, une de celle qui marque une famille, une fois encore et qui explique sans doute pourquoi, à mon tour j’éprouve le besoin de raconter des histoires, au travers de contes qui plongent leurs racines dans ce passé douloureux comme celle-ci qui met en lumière un gars de la vinaigrerie. 



Revenons à notre histoire stéoruellanne. La grande guerre s’achève ou plus exactement s’arrête le onze novembre 1918 avec un armistice qui ne sonne pas le retour des hommes. Une paix lourde de pleurs, d’attentes pour des disparus qui le plus souvent ne reviendront jamais. Jeanne va de la ferme à l’hôpital où elle retrouve ce Robert qui se remet d’une grave blessure et qui lui vient de lui demander sa main, c’est lui qui sera mon grand-père.

Le 11 novembre 1918, un armistice est signé entre les belligérants. Les hommes vont rester de longs mois sous les drapeaux. Le soulagement pour les uns, les regrets éternels pour beaucoup d’autres. La vie ne reprend pas immédiatement son cours, pourra-t-elle le faire vraiment avec tous ces estropiés, invalides, gueules cassées qui vont faire le quotidien du pays ?

Gustave, quant à lui, rentrera curieusement à la maison le 28 juin 1919, jour du fameux traité de Versailles qui expliquera le désastre suivant. Il restera taiseux, une blessure au cœur, de celles qui ne se réparent jamais tout autant hélas, que l’habitude prise dans les tranchées de boire un peu plus que de raison. Marthe aura bien du mal avec celui qu’elle ne retrouve pas totalement. Elle ne se plaindra jamais, elle a la chance de l’avoir récupéré alors qu’il y a tant de veuves autour d’elle.

Les vignes vont disparaître progressivement, le vigneron vivra très mal la fin du métier qu’il aimait tant. Il n’a guère le cœur à l’ouvrage pour se reconvertir dans le maraichage. Il traîne la patte, passe son temps dans les bistrots du coin, nombreux à l’époque. Marthe a pris l’habitude de travailler pour lui, la grande guerre a eu au moins ce mérite de donner l’envie aux femmes de prendre leur destin en mains. Il faudra cependant attendre la fin de l’autre guerre pour que le droit de vote leur soit enfin accordé.

Et si tout cela ne s’était pas passé ainsi. Il n’aurait pas fallu qu’un exalté tue Jaurès.




Jacques => Ils ont tué Jaurès

Ils étaient usés à quinze ans 
Ils finissaient en débutant 
Les douze mois s'appelaient décembre 
Quelle vie ont eu nos grand-parents
Entre l'absinthe et les grand-messes
Ils étaient vieux avant que d'être
Quinze heures par jour le corps en laisse
Laissent au visage un teint de cendres
Oui notre Monsieur, oui notre bon Maître
C'était pour partir à la guerre
C'était pour finir à la guerre
Aux ordres de quelque sabreur
Qui exigeait du bout des lèvres
Qu'ils aillent ouvrir au champ d'horreur
Leurs vingt ans qui n'avaient pu naître
Et ils mouraient à pleine peur
Tout miséreux oui notre bon Maître
Couverts de prèles oui notre Monsieur
Demandez-vous belle jeunesse
Le temps de l'ombre d'un souvenir
Le temps de souffle d'un soupir

Pourquoi ont-ils tué Jaurès ?
Pourquoi ont-ils tué Jaurès ?
Pourquoi ont-ils tué Jaurès ?
Pourquoi ont-ils tué Jaurès ?

On ne peut pas dire qu'ils furent esclaves
De là à dire qu'ils ont vécu
Lorsque l'on part aussi vaincu
C'est dur de sortir de l'enclave
Et pourtant l'espoir fleurissait
Dans les rêves qui montaient aux cieux
Des quelques ceux qui refusaient
De ramper jusqu'à la vieillesse
Oui notre bon Maître, oui notre Monsieur

Pourquoi ont-ils tué Jaurès ?
Pourquoi ont-ils tué Jaurès ?

Si par malheur ils survivaient



Le vingtième siècle commencera véritablement à la fin de cette guerre. Plus rien ne sera comme avant. Les relations hommes-femmes, les travaux des champs, la mécanisation, l’urbanisation, le modernisme vont transformer radicalement la société. Saint Jean ne sera plus ce petit village vigneron. Tout y sera différent et pourtant, en dépit de la promesse « Plus Jamais ça ! » de lourdes menaces assombrissaient déjà l’avenir. 21 ans plus tard, l’expérience n’avait servit à rien.

Comment ne pas achever cette évocation qui ne relève pas du Devoir de Mémoire, formule au combien douteuse puisque la Mémoire n’est pas Devoir mais Nécessité tout autant qu’un Plaisir par la plus célèbre chanson, longtemps interdite, de cette terrible guerre qui fit basculer le monde dans l’horreur. Elle se passe de commentaire. Laissons donc Jacques commémorer à sa façon la mémoire des sacrifiés.



=> Jacques : La chanson de Craonne

Quand au bout d'huit jours, le r'pos terminé,
On va r'prendre les tranchées,
Notre place est si utile
Que sans nous on prend la pile.
Mais c'est bien fini, on en a assez,
Personn' ne veut plus marcher,
Et le cœur bien gros, comm' dans un sanglot
On dit adieu aux civ'lots.
Même sans tambour, même sans trompette,
On s'en va là haut en baissant la tête. 

Adieu la vie, adieu l'amour,
Adieu toutes les femmes.
C'est bien fini, c'est pour toujours,
De cette guerre infâme.
C'est à Craonne, sur le plateau,
Qu'on doit laisser sa peau
Car nous sommes tous condamnés
C'est nous les sacrifiés !

C'est malheureux d'voir sur les grands boul'vards
Tous ces gros qui font leur foire ;
Si pour eux la vie est rose,
Pour nous c'est pas la mêm' chose.
Au lieu de s'cacher, tous ces embusqués,
F'raient mieux d'monter aux tranchées
Pour défendr' leurs biens, car nous n'avons rien,
Nous autr's, les pauvr's purotins.
Tous les camarades sont enterrés là,
Pour défendr' les biens de ces messieurs-là.

Huit jours de tranchées, huit jours de souffrance,
Pourtant on a l'espérance
Que ce soir viendra la r'lève
Que nous attendons sans trêve.
Soudain, dans la nuit et dans le silence,
On voit quelqu'un qui s'avance,
C'est un officier de chasseurs à pied,
Qui vient pour nous remplacer.
Doucement dans l'ombre, sous la pluie qui tombe
Les petits chasseurs vont chercher leurs tombes.

Ceux qu'ont l'pognon, ceux-là r'viendront,
Car c'est pour eux qu'on crève.
Mais c'est fini, car les trouffions
Vont tous se mettre en grève.
Ce s'ra votre tour, messieurs les gros,
De monter sur l'plateau,
Car si vous voulez la guerre,
Payez-la de votre peau !



Vous pouvez retrouver les interventions de nos amis historiens en consultant leur ouvrage sur la vie à Saint Jean de la Ruelle durant la Grande Guerre.



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