samedi 15 décembre 2018

Cailloute



Du côté de la Binette



Une ombre plane encore sur la Loire, celle de mon ami Cailloute. Ici à la Binette comme de Jargeau jusqu’à Fourneau, il était de ces hommes qui ont consacré leur vie à leur chère rivière. Pêcheurs, passeur, tireux de jars, braconnier, buveur invétéré tout autant qu’amoureux fou de sa Loire, j’ai eu le bonheur d’être son matelot, d’apprendre notre Dame Liger en suivant son enseignement. J’ai envie de partager à mon tour ce que m’apprit ce curieux personnage.

Mon père était médecin major à l’hôpital de la Madeleine. C’est là qu’il a croisé ce sacré lascar qui venait de se faire suriner par un de ses comparses. La bête était rude, il survécut et pour remercier celui qu’il l’avait sauvé, il proposa de m’enseigner la Loire. C’est ainsi que je devins son matelot, moi fils de bourgeois, je fis connaissance avec le si pittoresque petit peuple de la rivière.

La rivière, ce fut là ma première leçon, bien loin de ce qu’on nous enseigne dans les écoles. Je m’en souviens encore comme si c’était hier :

Nous étions arrivés sur le quai à hauteur de l’école de natation et comme nous nous étions arrêtés, attentifs aux exploits difficiles de pêcheurs à la grande volée, Cailloute me confia :
  • Faudra que j’t’enseigne, c’te pratique mon p’tit gars. Une fois qu’tu la connais tu sors tout ce que tu veux de la rivière.
  • La rivière, interrompis-je, quelle rivière, monsieur ? Mais la Loire est un fleuve, voyons ! C’est le Loiret qui est une rivière.
Cailloute me toisa du coup d’œil à la fois méfiant et pitoyable qu’on a pour les aliénés. Puis il haussa les épaule.
  • Fleuve ou rivière, je m’en fous proféra-t-il avec autorité. Tout c’que j’sais, c’est qu’tout c’qu’y a d’eau d’vant toi, ça s’appelle « la rivière ». Et j’te conseille pas d’l’appeler autrement d’vant ceux qui sont à la coule. Tu t’ferai prendre pour une bille.
Sot que j’étais quand j’y pense, d’avoir pu croire que pour satisfaire à la hiérarchie géographique, Cailloute et ses semblables allaient nommer d’un mot masculin, cette Loire à laquelle ils sont attachés d’une si âpre et si jalouse passion. Maintenant qu’ils m’ont appris à dire « la rivière » avec leur accent chantant, en insistant sur le son ouvert jusqu’à en avoir la bouche pleine pour savourer la douceur de l’eau vive jusque dans son nom, je revois tout le chemin que je parcourus jadis sur les traces de Cailloute, toutes les étapes délicieuses et délicates de mon initiation.

L’apprentissage fut truculent, drôle, passionnant. Je découvrais un monde qui vivait en marge des terriens, des culs terreux et autres bourgeoisiaux. Il existait alors une confrérie, un noblesse de Loire à laquelle Cailloute m’invita. Des gens pas toujours très honorables, capables des pires extravagances, des folies et des abus en tous genres. C’est sans doute à son côté que je devins un peu rebelle comme la belle sur laquelle nous passions nos journées. J’ai appris à son contact avec une gourmandise folle ...

D’abord à connaître par le cœur ce vaste paysage plein de ciel et de vent au milieu duquel divague la Loire, ce paysage que je n’affrontais qu’en de rares circonstances dans de sages promenades et qui était pour moi désert et comme schématique avant que je ne le connaisse. Cailloute sut à la fois l’agrandir démesurément et le rétrécir à ma mesure. Grâce à lui, toute cette vide étendue devint fourmillante de noms et j’eus tôt fait de distinguer par leur nomenclature ces grèves et ces rios monotones où les yeux des profanes cherchent en vain un détail.

J’appris avec ravissement qu’au débouché de pont de Vierzon le faux bras de l’Île Charlemagne rejoint la Loire en un lieu dit : « l’Amérique » ; qu’au Cabinet Vert succède l’Orbette, à l’Orbette le Carré, au Carré le Port.

Outre les mouilles qui tirent la plupart du temps leur nom de pays riverain, je sus les appellations plus secrètes des cales, et là où les termes manquaient, je pus, comme les mariniers, caractériser les régions de la rivière par les particularités de son cours ou de son lit. Je discernai les Roches Blanches, les Sables Mouvants, Les Failles, là où je n’avais connu auparavant qu’une fleuve pour ainsi dire anonyme sous un trop grand nom.

Cette extrême précision me donna le sentiment des distances que j’évaluais mal autrefois et me fit comprendre l’ampleur réelle de ces paysages dans lesquels se limitait les regards. Mais aussi l’immensité se trouvait répartie en cantons, et chacun d’eux vivait pour moi d’une vie particulière grâce au jars, au sable des grèves, à l’odeur du vent, à la couleur de l’eau.

J’érigeais ceux que je préférai à l’exclusion de autres en autant d’empires chimériques dont Cailloute et moi étions les souverains et que je peuplais d’imaginaires aventures, comme si ma vie nouvelle n’avait pas offert d'aliments suffisants à mon ardeur. Car, désormais, durant mes loisirs, je ne quittais guère Cailloute.

La classe finie et mes devoirs bâclés, je prenais ma course vers l’Orbette. Je descendais sur la petite grève et je me faufilais jusqu’à la rivière sous les linges tourmentés de vent. J’avais souvent la chance d’y trouver Cailloute, quand il n’était pas là, je scrutais l’horizon pour y découvrir la silhouette familière de son bachot et je le hélais à pleine voix comme ceux qui voulaient passer la Loire.

En effet à ces nombreux métiers, Cailloute joignait celui de passeur. Mais il ne l'exerçait régulièrement que les dimanches et jours fériés pour transporter les amateurs de l’Orbette à l’épi de la digue qui est un endroit réputé pêchant. Les autres jours , Cailloute, occupé qu’il était à tirer pour son compte, poisson ou sable, ne se dérangeait guère qu’en l’honneur de ceux dont la voix et l’allure lui revenait ...

Nous allions souvent à la pêche entre Chécy et Bou, c’était même devenu son repère quand il s'éprit à en devenir fou de la femme d’un notaire de Chécy. Il décida même de se construire une cabane sur une île pour tenter vainement de la garder. La Sandrine était volage, il allait en perdre la tête. Mais ceci est une autre histoire qui s’est perdue dans le grand méandre de la Loire.

Cailloute m’emmenait aussi dans les grèves qui s’étendent de l’autre côté du duît. Semées de flaques et coupées de rios, balayées par le courant d’air de la Vallée, elles donnent l’illusion de la mer. Une odeur de marée s’exhale d’elles ; au-dessus, les mouettes font entendre leurs cris rouillés ; des courlis emplissent par intervalles leurs lointains d’un chant nostalgique et sur le sable les mulettes qui sont les moules d’eau douce, tracent de capricieux festins à la recherche de l’eau qui baisse.

Nous faisions de longues et faignantes promenades, arrachant nos semelles des profondeurs du sable sous un impeccable soleil. Cailloute m’expliquait encore la rivière :

« Tu vois dans ces flaques, il reste des poissons surpris par la décrue : brochets, perches, blanchailles. Une vraie réserve pour bracos. Tu comprends, pour les poissons pas moyen d’cavaler. Tout ça s’boulotte, tu parles d’une bataille jusqu’à ce qu’il ne reste que les gros ! Ceux qui échappent peuvent espérer pour s’ensauver un petit mouvement d’crue sinon, les mouettes viennent les crocher. Les anguilles sont plus fines, quand elles sentent que ça risque de mal tourner, elles partent à la fraîcheur de la nuit pour rejoindre le grand courant à travers les grèves. »

Je l’aurais écouté ainsi des heures durant. Il savait tout de sa rivière et me la donnait en héritage. Un merveilleux cadeau qu’il me fit là et qui me permet de vous la faire découvrir à votre tour. Je le revois encore, malgré le temps et toutes ces années passée, quand il allait sur les flots :

« L’eau chantait autour du bateau sa chanson des calmes nuits. Le remous de l’arrière ne faisait guère plus de bruit qu’un cent d’écrevisses dans un sac. Le long du bordage, le courant laissait courir capricieusement ses doigts légers ; tantôt c’était un frôlement, une caresse à peine appuyée qui arrachait au bois de son bachot une sorte de plainte voluptueuse, tantôt il le heurtait d’un choc net et sec. Parfois, sous l’effet d’un contre-courant, une amarre se raidissait en geignant. Le vent engendré par la masse d’eau de la rivière passait à travers le sabord une petite brise qui trouvait Cailloute bercé par la Loire et par son bateau. »

Mais la rivière n’est pas que fille dolente. Elle a aussi ses colères, ses emportements et là encore mon professeur n’hésitait pas à me mettre à l’épreuve d’une Loire en furie :

« Un jour, la Loire se mit à monter, lentement d’abord et comme sournoisement, rongeant peu à peu les grèves et bouleversant leur géographie connue avant de les effacer sous sa nappe égale. Sur les bords, les enrochements étaient noyés et l’eau léchait déjà les herbes sèches de la digue. Les premiers moutons apparurent, avant coureur d’une forte crue. Cailloute vit se coller à son bachot leurs flocons de mousse jaunâtre. Là-bas, dans la lointaine Auvergne, la Loire avait atteint le niveau du banc de kaolin que son vif courant bat en neige. Il emporte alors à sa surface ces grumeaux pareils à de la crème fouettée qui finissaient par couvrir jusqu’à l’horizon, l’étendue entière des flots. »

Je l’écoutais subjugué. Il était livre ouvert sur la rivière, il me l’offrait simplement pour le plaisir de la transmission, afin qu’à mon tour, je puisse pratiquer de même à qui veut prendre la peine de m’écouter. Cailloute est parti, il a rendu son dernier souffle sur le pierré, attendant malgré un nouveau coup de surin qui cette fois eu raison de lui, que le soleil ne se lève sur la Loire.

«  L’aube se levait. La lumière montait, la rivière blanchissait. Toutes les cloches d’alentour se mirent à tinter subitement : Bou, Sandillon, Saint Jean De Braye, Jargeau au loin et d’autres dans les profondeurs du Val. La lumière semblait croître avec le son, elle colorait l’eau d’un rose acide. Elle nous révélait des rides légères que le vent du matin faisait courir à sa surface. Les vibrations des cloches donnaient l’illusion de monter de la rivière. Cailloute râlait. Quand le son des cloches s’éteignit, nous l’entendîmes murmurer d’une voix que la mort noyait :

« La Rivière ! »

Il était enfin revenu à son plus grand amour. Deux larmes rondes et vives comme du Mercure coulèrent sur mes joues avant que d’aller tomber dans la Loire pour y rejoindre à jamais mon ami Cailloute ! » 

 

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