La
traversée légendaire
Il était une fois un
raconteur d'histoires qui avait été nourri aux récits de vie.
C'est dans son enfance, qu'à chaque décès, une femme de son
village, venait raconter la vie de celui ou de celle qui était
parti. Une pratique inhabituelle sans doute mais qui avait eu le
pouvoir de fasciner le garçon et de lui donner le goût des récits
ordinaires, des parcours individuels simples mais jamais sans
richesse.
Le garçon grandit et
quitta son village tout en conservant une trace profonde de ces
panégyriques sans manière qui se déroulaient loin de toute
cérémonie officielle. L'idée lui vint un jour qu'il y avait là un
besoin que notre société sans repères réclamait inconsciemment.
Le prêtre n'est plus assez proche de ses ouailles pour les connaître
et leur offrir au moment de leurs adieux, un récit émouvant et
personnel.
Cette pensée saugrenue
sans doute resta longtemps une petite graine qui s'était fait
oublier. Puis au hasard d'une grande randonnée, celui qui était
devenu un adulte vieillissant, croisa sur sa route, un couple :
Georges et Josette. Ceux-là avaient une grande et belle histoire de
vie qu'ils voulaient confier à celui qui se proposait de la mettre
par écrit. Notre conteur se fit alors passeur de mémoire.
On lui demanda ainsi
régulièrement de jouer ce rôle dévolu autrefois aux confesseurs.
Il coucha sur le papier quelques destinées qui venaient de
s'éteindre, pour leur accorder ce supplément d'âme qu'on nomme
parfois la mémoire. Il se fit alors le collecteur des histoires
individuelles, des parcours simples que nul historien n'aurait pensé
à noter.
Cependant dans ce monde
étrange, était survenu un mal sournois qui privait ses victimes
d'une partie de leur passé. Dans cette société où le numérique
domine tout, où les mémoires vives ou dures remplacent celles de
l'humain, des personnes se trouvaient dépossédées d'elle-mêmes et
de leur capacité à se souvenir.
Le raconteur ne pouvait
admettre ce drame insupportable, cette privation de l'essentiel :
son propre passé. Il décida de continuer à recueillir, tant que
c'était possible, des parcours individuels, des moments sans
importance mais qui font qu'un individu a laissé une trace sur cette
terre. De cette collection de portraits anonymes, il décida de faire
une arme de guerre contre l'affreuse et odieuse maladie dont on taira
le nom ici pour ne pas réveiller la bête sournoise !
Il n'avait que faire de la
modestie de ces récits ; il voulait se faire passeur de
mémoire. Il prit son bâton de pèlerin du quotidien et alla, de par
le pays, raconter des histoires de vie de gens simples à des gens
simples. A l'aide de ces petits récits sans exploits ni gloire, il
pensait repousser le temps, conserver les traces d'une vie et peu
importait qu'il ne s'agît pas de la vie même de ceux qui
l'écoutaient!
Le passeur de mémoire
avait trouvé sa mission. En racontant ainsi des vies ordinaires, il
redonnait des souvenirs à ceux qui les avaient perdus. Ce n'était
que l'espace d'un instant, certes, mais cet instant précieux rendait
dignité et présence à ceux qui l'écoutaient sans se souvenir
d'eux-mêmes.
Les conteurs, à leur tour,
comprirent enfin tous que les enfants ne devaient plus être le seul
public de leurs récits. Il y avait un besoin plus grand encore que
celui de l'imaginaire à construire, c'était celui du passé à
rebâtir. Alors, ils racontèrent tous, sans trêve ni repos, tous
les jours s'il le fallait, pour que le temps cesse de filer entre les
doigts comme des grains de sable qu'on ne peut conserver.
Il était une fois
l'histoire de gens qui se rappelèrent enfin, qui conservent en
mémoire la trace d'autres histoires. Parce que des passeurs de
mémoire se sont levés pour repousser les frontières des souvenirs
et vaincre la peur de ce grand vide qui se profile à l'horizon.
Mémoriellement vôtre.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire