La
dame Jeanne.
Il
était une fois, il y a fort longtemps de cela, une jolie troupe
marinière qui en avait assez soupé de ne pouvoir naviguer tout à
loisir sur son fleuve. L'Anglois, le fourbe, le retors, avait établi
bien longue villégiature en la bonne ville d'Orléans. Les troupes
du roi d'Angleterre avaient choisi le coin pour grand bain de siège
si rigoureux que les voiles étaient proscrites aux pieds des
tourelles. Du haut de la forteresse, qui barrait le cours d'eau, de
perfides archers veillaient à ce que le blocus fût respecté à la
lettre.
Tous
les efforts français pour dégager l'étreinte avaient tourné
vinaigre. L'indiscipline était alors le plus grand mal dont
souffraient les troupes du roi. Quand en face, le camp des
envahisseurs avait dans ce domaine, force bien supérieure et rigueur
extrême. La situation militaire était figée depuis si belle
lurette que les anciens ne se rappelaient plus le temps heureux d'une
province sans ceux qui ne buvaient pas encore du thé ! Les gens
d'Orléans y perdaient patience et leur latin. C'est de ce drame que
la langue vulgaire fit son chemin de bouche vernaculaire à oreille
échauffée.
Dans
la ville et alentour, les mariniers se désespéraient de ne pouvoir
aller leur train à bateaux. Les temps étaient durs, la pitance
maigre, le vin aigrelet depuis quelques années, sans doute
l'influence négative de ces visiteurs si peu portés sur nos bons
petits vins de Loire. Je ne sais ce qui poussa quelques gars
d'Orléans à tenter l'aventure vers des terres plus hospitalières
et surtout dépourvues de ces indésirables visiteurs, mais la chose
est certaine, une joyeuse bande de forts en gueule et de hardis
gaillards partit loin de cette province devenue maudite pour trouver
fleuve à naviguer, chopines à vider et accessoirement, si la chose
venait à se présenter, jupons à trousser.
C'est
sur la Meuse qu'ils jetèrent leur dévolu sans omettre l'ancre
qu'ils avaient tenu à faire suivre. Le marinier est souvent habile
de ses mains, il aime à travailler le bois, ne rechigne pas à
l'effort pour scier, tailler, couper, émonder, manier le rabot avec
grâce et bien d'autres activités charpentières. Par contre,
travailler le fer n'était pas dans sa panoplie ! C'est ainsi qu'il
n'était pas question de jeter l'amarre avec l'eau du bain quand un
marinier changeait de rivière.
Ayant
posé baluchons et varlopes à Domrémy, la bande se mit
immédiatement à l'ouvrage. Les uns se chargèrent de trouver grands
pins bien droits pour se lancer dans la construction d'un magnifique
Chaland quand quelques autres se mirent en quête de trouver dans la
région de quoi casser la croûte sans oublier de boire quelques
canons. Ils avaient grande et belle dame-jeanne qu'ils souhaitaient
remplir à ras de ce bon petit gris de Toul pour réjouir leur gosier
et survivre au chagrin d'avoir quitté la Loire.
Pendant
que les charpentiers, ne restant jamais bien longtemps les deux
pieds dans le même sabot, abattaient la besogne avec entrain et
efficacité, les responsables de l'intendance et autres douceurs se
lancèrent à la quête des victuailles. Ils firent ainsi visite en
une petite ferme du village où une jeune fille gardait les blancs
moutons de son père. Le brave homme avaient quelques rangées de
vigne, ce qui expliquait la présence de nos boit sans-soif en ce
lieu retiré de tout.
« Mon
brave homme », lui dit le plus grand des chenapans,
« n'aurais-tu pas dans tes fûts, de quoi remplir d'aise notre
dame-jeanne ? » Non seulement l'homme ne parlait pas la langue
de ce pauvre Charles VII mais il sembla ne pas trouver à son goût
les beugleries de ces paillards. D'autant qu'il avait cru entendre
dans l'étrange jargon de ces lurons, le doux et merveilleux prénom
de sa petite fille, la prunelle de ses yeux.
Voilà
les ingrédients en place pour que naissent les grands destins, les
belles histoires ou les plus folles menteries. De cette
incompréhension, de ce mur que dresse entre les hommes la
méconnaissance des langues, la face de notre monde médiéval sera
changé. Mais n'allons pas trop vite en besogne, pour l'heure les
deux parties se regardaient en chien d'arquebuse.
Jeanne
bien apeurée s'était accotée à son géniteur. Elle était plus
pâle encore que ses jeunes agneaux et brûlait d'une grande frayeur.
Elle s'interrogeait sur les intentions précises de ces chenapans,
venant parler étrange langue avec force menace auprès de son brave
père Elle sentait que sa vie tranquille allait changer de voie, que
ces hommes venaient troubler son destin de petite Lorraine. Elle
redoutait par dessus-tout que l'un de ces vauriens ne viennent lui
dérober sa précieuse fleur, elle qui se voulait agnelle pure …
Étrange
pressentiment, peur infondée, inquiétude face à l'inconnu, crainte
de ce qui est nouveau, Jeanne n'échappait pas aux angoisses qui
peuplent les cauchemars des jeunes filles en ces temps troublés. Ces
démons d'hommes, ces diables lubriques et inquiétants, c'est du
moins ainsi qu'elle les voyait, venaient troubler la quiétude de son
jeune âge, menaçaient sa douce innocence.
Le
premier contact fut donc catastrophique. Il est reconnu que le
marinier est un garçon prudent, sentant le vent mauvais dans le
regard du vieil homme, la tempête dans les yeux troublants de la
jeune bergère, nos fripons en goguette allèrent traîner leurs
guêtres dans une autre ferme. Ils trouvèrent meilleur accueil car
le maître de céans avait jadis sillonné des contrées où l'on
parlait langue voisine de celle des bords de Loire.
La
troupe fit affaire avec le paysan avisé. Elle paya bon prix pour un
vin bien plus jaune que le blanc de chez eux mais qui avait belle
allure en bouche et vous rendait gaitiau tout comme faut ! La
dame-jeanne fut remplie et ils purent s'en retourner bien vite sur
le chantier aider à l'ouvrage les compagnons charpentiers.
Ils
firent ainsi plusieurs fois le voyage pour remplir la grosse cruche
qui se retrouvait souvent vide. Le travail donnait soif aux hommes,
la grande cruche se vidait aussi vite qu'avançait le Chaland. Les
aller et retours de nos gars des bords de Loire finirent par amadouer
la donzelle. La fille de ce voisin qui leur avait fait la lippe, ne
leur lançait plus ce regard de braise qui ne présageait rien de
bon. Elle souriait maintenant à leur passage, voyant que ces braves
bougres étaient bien plus dangereux pour un cruchon que pour le
trésor d'une bergère.
Elle
aimait à se cacher derrière les futaies pour les écouter parler
leur bien étrange langue. Ils évoquaient souvent les maudits
soldats et la pauvre ville d'Orléans et surtout n'avaient de cesse
que de vanter les mérites d'une dame-jeanne. La Bergère ne
comprenait pas tout mais il lui semblait bien que ces gentils garçons
accordaient grande et forte vénération pour une dame portant son
prénom. Elles saisit bien vite qu'il y avait en leur pays de
vilaines gens qu'ils appelaient Anglois !
Le
soir venu, ces histoires tournaient dans la tête de la demoiselle.
Elle se prenait à rêver de voyage, d'un grand destin et de trois
capitaines qui ne l'auraient pas appelée vilaine. En Lorraine quand
on porte sabots et jupon, le soldat a vite la main leste et le mot
déplacé, à moins que ce ne soit le contraire …
Puis
un jour, les braves mariniers disparurent de ce petit coin de
Lorraine. Ils avaient construit un grand et beau navire de bois, un
lourd et solide Chaland pour faire commerce sur les bords de la
Meuse. Hélas, s'ils étaient capables de prouesses charpentières et
de folies gourmandes, ils n'étaient pas vraiment hommes avisés. La
Meuse en cet endroit est une bien étroite rivière et jamais leur
bateau ne put les emmener plus loin. Mais de cela, n'en disons rien,
la réputation de la Marine de Loire en recevrait un coup fatal !
Jeanne
restait sur son petit coin de terre, ces moutons blancs lui
devenaient bien pénibles, elle rêvait de veaux couleur, des idées
plein la tête. Chaque fois qu'elle voyait ce gros bateau traîner sa
misère sur le flanc au bord d'une Meuse qui ne pouvait le porter,
elle se souvenait des propos avinés de ces fous d'Orléans. La tête
ne cessait de lui tourner …
Elle
se fit joli conte à dormir debout. Crut plus qu'il ne fallait à
toute ces fadaises qui lui tournaient la raison. Il lui fallut
convaincre son père de la laisser partir, d'aller vivre son rêve en
cette ville d'Orléans qui lui avait tourné les esprits. Elle
inventa un joli conte, une folie faite de bondieuseries et de
sornettes pieuses. Elle inventa un messager du ciel quand ceux qui
lui avaient soufflé ces diableries n'étaient que de braves et doux
mariniers de Loire un peu portés sur le cruchon.
La
suite, vous la savez tout aussi bien que moi. Elle avait grande et
belle imagination, elle savait vous entortiller une fable et prit
dans ses rets plus d'un grand de ce pays. Elle fit son bonhomme de
chemin, elle rêvait de brûler les planches, de raconter dans le
royaume de France de merveilleuses histoires. Elle partit à la
conquête de Chinon pour amuser le roi.
Sur
son chemin de gloire, elle retrouva notre troupe marinière qui s'en
revenait la queue basse et la mine défaite après leur mésaventure
Lorraine. Ils eurent d'ailleurs grand peine à reconnaître la petite
bergère sous l'armure. Ils lui emboîtèrent le pas et la suivirent
dans sa bataille victorieuse en leur bonne ville.
Ils
eurent d'ailleurs un rôle décisif dans la victoire. En une nuit
sans lune, c'est notre glorieuse troupe marinière qui fit traverser
le fleuve à la jeune guerrière au nez fort vilain et à la barbe
hirsute des ces maudits assiégeants. L'Anglois bouté comme un
malpropre, nos gars reprirent leur passion Loire et abandonnèrent la
bergère à ses autres folies belliceuses.
La
fin fut bien moins glorieuse. L'Anglois n'apprécie pas les faiseuses
d'histoire. D'autant qu'à force de se faire des chimères, la jeune
demoiselle avait mis grande et belle pagaille dans ce pays qu'ils
croyaient occuper pour toujours. Ils lui jouèrent un bien vilain
tour et vous savez tous que la pauvre fille s'éteint le 30 mai
1431d'avoir mis le feu au poudre !
Quant
à Jeanne, pauvre petite cruche qui avait quitté sa Lorraine pensant
être la dame Jeanne dont ne cessaient de parler les mariniers
croisés, elle fut bien surprise de découvrir ce que ce fut vraiment
quand l'aventure fut consommée.
Qu'importe
ces détails de langage, il est grand temps de rendre à la Marine de
Loire les mérites de ce grand fait d'armes. C'est de joyeux
mariniers et non des voix célestes qui guidèrent la petite Jeanne
vers sa mission sacrée ! Il faut retenir de cette histoire navrante,
qu'il n'est jamais raisonnable d'accorder foi à des propos
d'ivrognes fussent-ils de braves garçons.
Johanniquement
sien
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