jeudi 25 janvier 2018

Mon péché en lettres capitales


Obsédé textuel



Mon Dieu, j'ai péché et je continuerai à pécher jusqu'à mon dernier souffle. Je suis, ah ! que cet aveu me coûte et que la honte brûle mon front, je suis, est-il besoin de vous l'avouer ? un pauvre obsédé textuel ! Ne me prenez pas au mot ; l'analyse grammaticale est préférable à sa consœur génétique pour me mettre en accusation. Je suis un être minuscule qui écrit en peine capitale.

Ce mal, pour singulier qu'il puisse être n'en est pas moins parfaitement insupportable. J'ai des mots doux sur le bout de la langue, des mots tendres que j'érige pour vous déclarer ma flamme, des mots à mots pour de voluptueux bouche-à-bouche. L'écrit qui vient du fond du cœur s'autorise bien des libertés avec la syntaxe et avec la morale. Le texte, rien que le texte en tête, du matin au soir, je me laisse aller à ma névrose bavarde.

Je cherche à séduire, à coucher sur le papier de belles aventures, de pulpeuses expressions, de libertines pensées. La virgule se fait particule, l'accord est presque parfait, le crime demeure orthographique. Je laisse aller mes doigts, ils caressent le clavier, chatouillent la souris, glissent le long de la barre-espace. J'écris en état d'apesanteur, libéré de la lourdeur des temps et de la complexité des modes.

La police est sur mes traces ; le caractère du criminel émerge de l'analyse du corps de la victime. Le refus systématique de justifier le texte ne plaide pas en ma faveur. Il faut battre le fer à gauche pour afficher une conviction qui n'est plus guère de saison. Je dilue, je tire à la ligne, je paraphrase et je soliloque. L'onanisme me gagne, le texte rien que pour soi : je suis l'auteur de tous mes jours !

Quelques lecteurs se perdent dans cette ronde incessante de mes délires abscons. Je leur fais des œillades, les attire au coin de la marge pour quelques fantaisies inavouables. La séduction par les mots, le rythme de la phrase et les douceurs du sens. L'essence même de mon activité, de ma folie incessante. Le plaisir délirant du lexique obsolète, le fantasme des néologismes curieux et des positions troubles.

L'Académie me tourne le dos, la presse se détourne de ce furieux, le flot de mes mots finit par prendre l'eau, le bateau coule entre deux chapitres ; les mots ne permettent plus de faire ce pont entre le sens et le courant. Je me pensais passeur d'émotions, je ne suis qu'un souffleur de vent pour gonfler une toile qui se moque bien des prétentions littéraires de votre serviteur.


Alors, en désespoir de cause, je me fais sujet d'une assuétude sans objet. Je m'attribue des mérites que je n'ai pas, je suis à l'article de la dernière extrémité quand se profile la perspective d'un point final que je préfère laisser en suspension. Je bafouille, je bredouille, j'ai un fâcheux sur le bout de la langue qui me fait souvent tourner en rond, ratiociner et déblatérer sur son compte.

Je bouche les trous de ma page blanche en les comblant des reliefs de mon existence. Les gravats du champ lexical cherchent vainement à aplanir nids de poule et fêlures secrètes. Rien n'y fait ; je me pensais sergent- major de la brigade du texte, je ne suis qu'un pauvre cantonnier des parchemins escarpés.

Pour sauver la face, je vais jusqu'au bout du conte, je frictionne et j'affectionne la fiction et le récit sans queue ni tête. Pauvre obsédé textuel, privé de cet appendice pourtant si nécessaire à la jouissance. Sa perversion n'est que subterfuge ; il est illusion et dérision. La ponctuation met l'accent sur ses errances, ses absences, ses séquences ; la césure, c'est sûr, n'est pas de nature à apaiser la fêlure, à colmater la fracture ou à libérer les esprits.

J'essuie les mots casés, ceux qui se jacassent, se fracassent contre le mur de nos indifférences, de notre inculture crasse. Je fleuris les ombres des mots oubliés de tendres pensées. Je suis le dernier gardien du champ de « naviots » : le cimetière des chansonniers irremplaçables, là où Gaston Couté, Maurice Hallé, Frédéric Mistral, Henri Chassin et tant d'autres, ont cessé de chanter leurs colères dans une langue qui sentait bon la terre.

Ma langue se meurt ; elle est trop chargée de mots qui n'ont plus cours, qui sont restés au coin de la mue d'un langage vernaculaire qui n'est plus mien. Je baisse la tête, j'avoue ma défaite. Le discours se perd au profit des incantations et des slogans. Les orateurs, les prosateurs, les versificateurs doivent laisser la place aux prédicateurs ou aux manipulateurs.

La langue doit se mettre au service du profit, du commerce ou des falsificateurs, des messages pas sages et des commentaires à taire. Le pauvre obsédé textuel doit se retirer de la ronde des mots creux, des mots vides, des mots d'ailleurs et des mots sans raison. Il peut bien tourner sa langue sept fois dans sa bouche, il n'est pas près d'embrasser la gloire !

Textuellement vôtre.


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