Obsédé
textuel
Mon
Dieu, j'ai péché et je continuerai à pécher jusqu'à mon dernier
souffle. Je suis, ah ! que cet aveu me coûte et que la honte
brûle mon front, je suis, est-il besoin de vous l'avouer ? un
pauvre obsédé textuel ! Ne me prenez pas au mot ;
l'analyse grammaticale est préférable à sa consœur génétique
pour me mettre en accusation. Je suis un être minuscule qui écrit
en peine capitale.
Ce
mal, pour singulier qu'il puisse être n'en est pas moins
parfaitement insupportable. J'ai des mots doux sur le bout de la
langue, des mots tendres que j'érige pour vous déclarer ma flamme,
des mots à mots pour de voluptueux bouche-à-bouche. L'écrit qui
vient du fond du cœur s'autorise bien des libertés avec la syntaxe
et avec la morale. Le texte, rien que le texte en tête, du matin au
soir, je me laisse aller à ma névrose bavarde.
Je
cherche à séduire, à coucher sur le papier de belles aventures, de
pulpeuses expressions, de libertines pensées. La virgule se fait
particule, l'accord est presque parfait, le crime demeure
orthographique. Je laisse aller mes doigts, ils caressent le clavier,
chatouillent la souris, glissent le long de la barre-espace. J'écris
en état d'apesanteur, libéré de la lourdeur des temps et de la
complexité des modes.
La
police est sur mes traces ; le caractère du criminel émerge de
l'analyse du corps de la victime. Le refus systématique de justifier
le texte ne plaide pas en ma faveur. Il faut battre le fer à gauche
pour afficher une conviction qui n'est plus guère de saison. Je
dilue, je tire à la ligne, je paraphrase et je soliloque. L'onanisme
me gagne, le texte rien que pour soi : je suis l'auteur de tous
mes jours !
Quelques
lecteurs se perdent dans cette ronde incessante de mes délires
abscons. Je leur fais des œillades, les attire au coin de la marge
pour quelques fantaisies inavouables. La séduction par les mots, le
rythme de la phrase et les douceurs du sens. L'essence même de mon
activité, de ma folie incessante. Le plaisir délirant du lexique
obsolète, le fantasme des néologismes curieux et des positions
troubles.
L'Académie
me tourne le dos, la presse se détourne de ce furieux, le flot de
mes mots finit par prendre l'eau, le bateau coule entre deux
chapitres ; les mots ne permettent plus de faire ce pont entre
le sens et le courant. Je me pensais passeur d'émotions, je ne suis
qu'un souffleur de vent pour gonfler une toile qui se moque bien des
prétentions littéraires de votre serviteur.
Alors,
en désespoir de cause, je me fais sujet d'une assuétude sans objet.
Je m'attribue des mérites que je n'ai pas, je suis à l'article de
la dernière extrémité quand se profile la perspective d'un point
final que je préfère laisser en suspension. Je bafouille, je
bredouille, j'ai un fâcheux sur le bout de la langue qui me fait
souvent tourner en rond, ratiociner et déblatérer sur son compte.
Je
bouche les trous de ma page blanche en les comblant des reliefs de
mon existence. Les gravats du champ lexical cherchent vainement à
aplanir nids de poule et fêlures secrètes. Rien n'y fait ;
je me pensais sergent- major de la brigade du texte, je ne suis
qu'un pauvre cantonnier des parchemins escarpés.
Pour
sauver la face, je vais jusqu'au bout du conte, je frictionne et
j'affectionne la fiction et le récit sans queue ni tête. Pauvre
obsédé textuel, privé de cet appendice pourtant si nécessaire à
la jouissance. Sa perversion n'est que subterfuge ; il est
illusion et dérision. La ponctuation met l'accent sur ses errances,
ses absences, ses séquences ; la césure, c'est sûr, n'est pas de
nature à apaiser la fêlure, à colmater la fracture ou à libérer
les esprits.
J'essuie
les mots casés, ceux qui se jacassent, se fracassent contre le mur
de nos indifférences, de notre inculture crasse. Je fleuris les
ombres des mots oubliés de tendres pensées. Je suis le dernier
gardien du champ de « naviots » : le cimetière des
chansonniers irremplaçables, là où Gaston Couté, Maurice Hallé,
Frédéric Mistral, Henri Chassin et tant d'autres, ont cessé de
chanter leurs colères dans une langue qui sentait bon la terre.
Ma
langue se meurt ; elle est trop chargée de mots qui n'ont plus
cours, qui sont restés au coin de la mue d'un langage vernaculaire
qui n'est plus mien. Je baisse la tête, j'avoue ma défaite. Le
discours se perd au profit des incantations et des slogans. Les
orateurs, les prosateurs, les versificateurs doivent laisser la place
aux prédicateurs ou aux manipulateurs.
La
langue doit se mettre au service du profit, du commerce ou des
falsificateurs, des messages pas sages et des commentaires à taire.
Le pauvre obsédé textuel doit se retirer de la ronde des mots
creux, des mots vides, des mots d'ailleurs et des mots sans raison.
Il peut bien tourner sa langue sept fois dans sa bouche, il n'est pas
près d'embrasser la gloire !
Textuellement
vôtre.
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