Le
roman bipolaire
Mais
que diable leur a-t-il pris de se lancer dans pareille aventure ?
Écrire un roman c’est déjà en soi une redoutable expérience ;
un pan entier de l’existence consacré à cette folie qui vous
plonge dans un univers qui échappe au réel. Vous vivez, accompagné
en permanence par des personnages de fiction, des êtres que vous
avez créés et qui vous deviennent parfois plus présents, plus
intimes, plus importants peut-être que vos proches. Ils habitent vos
jours, hantent vos nuits, peuplent vos songes.
Voilà
qui devrait suffire à plus d’un titre mais eux, ils ne se
contentèrent pas de vivre cette plongée dans l’imaginaire. Ils
ajoutèrent une difficulté de plus, un obstacle de taille, une
impossibilité qu’ils désirèrent apprivoiser : ils
voulaient écrire ce roman à deux. C’eût été bien trop simple
de l’écrire seul, de se mettre en accord uniquement avec soi-même
et ces maudits personnages qui n’en font souvent qu’à leur tête,
qui s’accordent des privautés, s’octroient des libertés.
Non
seulement ils avaient à mener de longs palabres avec leurs
personnages mais en plus, il leur fallait se mettre en accord,
harmoniser des univers très dissemblables, des références
distinctes et des langues en décalage l’une de l’autre. Car de
plus, ils n’étaient pas les mêmes, mais bien au contraire, si
différents l’un de l’autre que travailler de concert devenait un
impensable défi. Elle lui apporta l’intrigue, les personnages, les
rebondissements, elle qui avait déjà écrit un roman alors que lui
s’en pensait incapable. Elle voulait qu’il soit à ses côtés.
Elle
lui a offert son univers sur un plateau, n’attendant de lui qu’un
regard distancié et un lexique qui n’était pas le sien. Il a été
émerveillé par sa faculté à créer des personnages, des vies
qu’elle lui a confiées pour qu’il y glisse sa sensibilité. Elle
lui a permis de s’immiscer dans son monde intérieur et parfois, il
est venu avec ses gros sabots, sans nuance avec ce sentiment de
supériorité qui l’agace tant chez lui.
Elle
a accepté presque toutes ses remarques ; elle a tenu bon pour
avancer ses pions : ses personnages qui sortaient d’elle, qui
étaient nés en elle. Il mit beaucoup de temps pour comprendre à
quel point c’était une naissance qui se déroulait sous ses yeux.
Il était trop focalisé sur la forme au début, pour appréhender la
force de ce cadeau. Petit à petit, il comprit enfin à quel point
elle lui faisait confiance pour faire grandir cet enfant qui était
d’abord le sien.
Elle,
la jeune femme, née en Bretagne, partie aux antipodes, femme de
l’oral et des radios périphériques, lui, le vieil homme, né en
bord de Loire, n’ayant jamais quitté sa rivière, homme de l’écrit
et des radios de service public. Elle, libérée et insouciante,
évoquant sans honte les choses de la vie sur les ondes ainsi que
dans son premier roman ; lui, complexé et inquiet, voulant
changer le monde sans jamais s’y colleter vraiment.
Leurs
langues sont à elles seules deux univers, deux époques, deux
générations en opposition. Chez elle, il y a la fluidité d’une
écriture qui puise son essence dans les dialogues de la vie
quotidienne, dans la manière de s’exprimer sur les réseaux
sociaux en simplifiant les mots, en contractant la pensée. Lui, tout
au contraire, use d’un lexique obsolète, de tournures
poussiéreuses, de mots alambiqués et de phrases qui n’en
finissent pas.
Il
leur fallut vivre ce choc, ce carambolage sémantique. L’un, puis
l’autre, devant faire des concessions, découvrant qu’il fallait
de tout pour créer un univers cohérent, riche et complexe. Elle dût
amadouer des mots qu’elle n’avait jamais prononcés ; il dut
découvrir la simplicité et l’authenticité. Ils devaient faire un
pas l’un vers l’autre dans ce domaine quand, dans bien d’autres,
ils étaient si différents.
Le
plus délicat fut sans doute de dompter les scènes d’intimité.
Rien n’est plus troublant que de coucher sur la page blanche les
mots et les sentiments qui évoquent l’univers sensible des
émotions, du désir et du plaisir. Mais que dire quand c’est une
femme et un homme qui doivent batailler mot à mot pour imposer une
vision personnelle des mystères des pulsions ? Ils durent faire
des concessions, mettre de côté pudeur et gêne pour se livrer à
cet exercice périlleux.
Il
y eut encore la Loire en toile de fond. C’était là la passion de
l’un et une totale inconnue pour l’autre. Il essaya de lui
transmettre son amour pour sa dame Liger ; elle haussa souvent
les épaules, comment peut-on aimer à ce point une banale rivière
alors que la Bretagne est si belle, si complexe ? Il dut mettre de
l’eau douce dans son vin…
Elle
l’entraîna dans l’intrigue policière. Elle avait une telle
facilité à imaginer des scènes, construire des intrigues, créer
des fausses pistes. Lui, il se laissait mener par le bout du nez :
les contes demandent moins de circonvolutions : il dut admettre
qu’il devait en rabattre et la laisser mener cette danse. Il
reprenait la main quand le conte refaisait surface ; elle
s’inclinait devant ces délires acadabrantesques.
Et
tout cela fit un livre. Un drôle d’enfant né de cette union
impossible : le mariage de l’hermine et du castor, à moins
que ce ne fût celui du muscadin et de la gourgandine. Les lecteurs
s’amuseront à déceler qui de l’un ou de l’autre était à la
manœuvre pour chaque passage. Ils risquent de se fourvoyer :
les langues se sont mêlées, les rôles se sont confondus, les
compromis n'ont cessé de rendre perméables les frontières qui ne
demandaient qu’à s’abattre.
Ils
prirent plaisir à sortir du cadre, à abandonner leur rôle, à se
couler dans celui de l’autre. Ils se forcèrent aussi à endosser
les habits du partenaire, à se glisser dans un monde si différent
du leur. Leur roman leur ressemble ; non pas à l’un ou à
l’autre ; il ressemble à ce duo incertain, improbable qui se
façonna au fil de cette œuvre énigmatique, troublante et
envoûtante.
Puis
un nouveau comparse est venu se glisser dans la sarabande. Emmanuel
ne fut pas seulement un éditeur attentif mais un complice vigilant,
un censeur aimable, un inquisiteur sourcilleux du détail. Ce fut là
encore, un beau moment, une belle rencontre qui donna une nouvelle
coloration à l’écriture. Prenez la peine de vous perdre à votre
tour dans ce monde véritablement bipolaire.
Livresquement
vôtre.
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