Fable
médiévale de Loire
Notre
histoire débute en 806 en bord de Loire. Raymond est un marinier
avisé : il fait commerce sur la rivière, porte des pierres
d'Apremont et de Bulcy de l'amont, du Tuffeau de Bourgueil en aval
pour construire les édifices religieux qui poussent comme des
champignons dans notre beau Val de Loire.
Charlemagne
est au pouvoir ; il a un immense empire et la paix et la
prospérité règnent durant un temps dans le pays. L'évêque
d'Orléans est un certain Théodulf, un cumulard comme on n'en fait
plus de nos jours. Outre la mitre, l'homme avisé et ami de
l'empereur, dirige les abbayes de Micy, de Fleury, de Saint Lifard,
Saint Aignan et Saint Mesmin, excusez du peu.
L'appétit
lui vint certainement en priant et notre brave ecclésiastique se
prit d'envie de se faire construire un petit oratoire, rien que pour
lui, à Germiny des Prés. Il prit contact avec Raymond, l'un de ses
paroissiens, pour lui livrer les pierres sur lesquelles il bâtirait
sa petite folie. Le marinier choisit tant et si bien ses matériaux
que, de nos jours encore, il est possible d'admirer tout à loisir
cette magnifique construction qui est l'une des plus anciennes
églises de France encore debout … Mais ceci est une autre
histoire.
De
cette simple transaction financière naquit une amitié peu commune
entre un humble roturier et un prince de l'église qui allait être
fait archevêque par sa sainteté le pape Étienne IV, successeur du
défunt Léon III. Raymond fut du voyage de Reims jusqu'à Rome en
qualité de confident de son confesseur. C'est, d'ailleurs, durant ce
long voyage que les quatre fils du brave Raymond entrèrent dans la
légende en profitant de l'absence de leur cher père pour réaliser
un rêve qui allait faire basculer le cours de l'Histoire.
À l'initiative revendiquée de
Renaud, le plus déluré des quatre, Aalard, Guichard et Richard se
mirent en action pour creuser un formidable tronc de chêne qui
venait d'être abattu. Leur père désirait sans doute en faire des
membrures pour un lourd navire marchand, les garçons en avaient
assez du transport des pierres sur la Loire et surtout des
déplacements à l'extrême lenteur.
Renaud
rêvait de fendre les flots, d'aller vite sur un frêle esquif.
Aalard affirmait que la seule force de rames qu'il imaginait légère
et maniable, pouvait permettre ce miracle. Ce qui se fit de l'autre
côté de l'Atlantique par des peuples inconnus de ces garçons,
venait de germer dans leurs esprits inventifs. Le premier canoë de
Loire allait naître sous les quolibets des gens d'ici, bien prompts
à se moquer de la moindre innovation.
Aller
jusqu'à Reims et rentrer en passant par Rome : tel était le
programme du père Raymond. Ses fils avaient donc tout loisir de
creuser la question et le joli tronc pour obtenir un fier coursier
des flots. Renaud voulait qu'il fût le plus léger possible au
risque de la robustesse et de l'équilibre : seule la vitesse
préoccupait ce garçon. Ses frères se prêtaient d'autant plus
facilement à ses exigences qu'ils avaient, eux aussi, envie de se
griser du succès de leur entreprise.
Quand
leur œuvre fut achevée, il fallut lui trouver un nom. C'était là
pratique rituelle pour toutes les embarcations qui allaient sur la
rivière. Un peu d'eau bénite, quelques prières et, par
l'intercession d'un brave curé et du Très Haut, le bateau était
assuré sur la vie. C'est du moins ainsi que les mariniers voyaient
les choses malgré les nombreuses entorses sur la garantie supposée
!
Renaud,
devançant encore les médiévistes qui s'ignoraient encore, opta
pour Bayard. Aalard aurait préféré Manuréva mais il dut se
soumettre à la proposition de son aîné à l'avis de qui se
rangeaient toujours les autres frères. « Drôle de nom pour
un bateau » disaient les chafouins permanents (Manuréva aurait
sans doute eu plus de succès). « Pas plus que pour un
cheval », leur répondit Renaud qui avait le don de divination.
Il faut admettre qu'à l'époque, sa remarque semblait énigmatique à
ceux à qui elle était servie.
Ainsi,
Bayard fendit les flots. L'esquif était racé : il glissait à
la surface de la rivière, remontait le courant comme par magie sous
les coups de ces étranges pelles en bois qu'avait conçues Renaud
d'après l'idée d'Aalard. Les quatre frères, piochaient en cadence
dans l'eau pour vaincre la force contraire de la rivière et se jouer
des pièges qui se présentaient à eux.
Dans
le sens contraire, jamais on n'avait vu en bord de Loire des marins
allant si vite. Les quatre frères avaient réalisé leur rêve ;
il avaient vaincu la pesanteur des pierres : ils volaient
presque au ras de la Loire. Renaud se demandait bien quelle serait la
réaction de son père quand il découvrirait l'usage qu'il avait
fait de ce bel arbre. Mais qu'importe, la pire des colères
paternelles n'effacerait jamais le plaisir qu'ils prenaient tous les
quatre à aller plus vite que tous les autres.
Leur
père d'ailleurs n'eut pas le temps de s'emporter pour pareil détail.
Quand il rentra de son périple papal avec son cher protecteur
Théodulf, les affaires de ce dernier devinrent très florissantes.
Raymond livrait des pierres pour que son bon ami fît construire des
églises, des chapelles, des abbayes. La religion était bâtisseuse
et Raymond assurait la livraison des matériaux. En ce temps-là, on
n'évoquait pas encore les conflits d'intérêts.
C'est
dix ans plus tard que les affaires de Théodulf tournèrent, hélas,
à la catastrophe. Le brave archevêque aurait trempé, dit-on, dans
un sombre complot que l'Histoire retiendrait sous le nom de la
« révolte Bernard ». Nous sommes en 818, les fils
Raymond sont devenus des hommes forts. Ils ont toujours conservé
leur bateau sur lequel ils sont passés maîtres dans l'art de la
navigation rapide. Ce loisir sans importance va bouleverser le cours
de l'Histoire ...
Bernard,
fils de Pépin, le roi d'Italie, aurait fomenté un complot pour
affaiblir le pouvoir du successeur de Charlemagne, mort l'année
précédente. La réaction de Louis le Pieux, l'héritier de
l'Empereur à la barbe fleurie fut terrible : il creva les yeux
du pauvre Bernard et se mit en demeure de punir ceux qui avaient
trempé dans l'affaire. Théodulf fut du nombre. Il perdit sa tiare
et ses privilèges pour se retrouver enfermé dans une prison à
Juliomagus (Angers de nos jours).
Raymond
ne pouvait se consoler de la perte de son ami. Il s'était établi
entre le marchand et l'homme d'église des liens qui allaient bien
au-delà des simples relations de circonstance. Qu'importe qu'il
perdît sa réputation et son commerce, Raymond voulait libérer son
compagnon de voyage. Mais comment déjouer la garde rapprochée dans
les geôles angevines et se jouer des soldats du puissant Charlemagne
sur le chemin de leur fuite ?
C'est
alors que Renaud, l'intrépide, glissa à son père qu'il pensait
être en mesure avec ses frères de déjouer la surveillance en
passant par la rivière et que personne ne pourrait aller aussi vite
sur l'eau s'il parvenait à libérer le saint homme. Raymond
craignait pour la vie de ses fils mais se laissa convaincre de les
laisser mener l'aventure.
C'est
durant quelques nuits que les garçons descendirent la Loire. D'
Aurelianensis à Juliomagus, il leur fallut cinq nuits de navigation
dans le sens du courant pour arriver sous les murs de la prison de
l'archevêque. Ils se cachaient et dormaient le jour sur des îles,
se nourrissant de poissons, abondants en ces années lointaines.
À
Juliomagus, il leur fallait trouver un stratagème pour s'approcher
de l'ami de leur père, lui faire passer un message et un outil pour
desceller les barreaux. La cellule de Théodulf donnait sur la
Maine : il n'aurait plus qu'à se risquer au plongeon pour
sortir des griffes de son persécuteur impérial. Voilà un baptême
qui allait donner des ailes au pieux personnage.
Ce
qui fut envisagé se déroula parfaitement. Grâce à la complicité
d'un cousin germain, travaillant comme gardien et homme à tout faire
pour les moines, les lascars avaient fait passer au prisonnier un pic
qui lui permit de desceller quelques pierres de la première abbaye
Saint Aubin, dans laquelle il était gardé au secret.
Théodulf
fit le grand saut à la nuit tombante. Les quatre fils Raymond
l'attendaient sur Bayard qui piaffait d'impatience de retrouver la
Loire. La descente de Maine se fit en moins de temps qu'il ne faut
pour l'écrire et la fuite à rebrousse-Loire commença pour les
intrépides frangins et le pauvre Théodulf tout mouillé.
Ce
qui se passa alors, l'histoire ne le dit pas. Il y a, à partir de
cet instant, bien des zones d'ombre et d'incertitude. D'autant que le
successeur de Charlemagne était le dindon de la farce : ce qui
ne lui plaisait guère. Il se murmure que les quatre fils Raymond et
leur passager arrivèrent sans encombre, en moins d'une semaine, dans
une cité qui se nommait alors Aurelianensis.
Par
la suite, nous n'avons plus aucune information sur la troupe des
fuyards. Il est possible qu'ils aient pris la route du Sud pour
échapper à la colère de l'empereur. C'est vraisemblablement à
Montalba qu'ils se réfugièrent, en bord de Tarn. Leur histoire
influença un troubadour qui conçut la légende des quatre fils
Aymon. Vous en connaissez maintenant la version originelle :
elle est un peu différente et beaucoup moins épique.
Il
faut toujours se méfier des raconteurs d'histoire en quelque époque
que ce soit. Ils ont tendance à forcer le récit et à le plier au
gré de leur fantaisie ou bien de l'air du temps. Ne voulant pas
tomber dans ce travers, je vous livre ma version telle qu'elle m'a
été confiée par l'un des protagonistes de l'aventure :
Aalard, bien contrarié que son rôle fût souvent passé sous
silence.
Toute
la gloire revint à Renaud alors que c'est à lui : Aalard, que
l'on doit l'invention de la pagaie. En me confiant les principaux
éléments de ce récit, il souhaitait qu'on lui rendît sa part. Je
lui promis de faire de mon mieux en lui avouant que je craignais que
mes contemporains ne mettent en cause mes élucubrations. Si les
temps ont changé, rien n'est différent en matière de confiance que
l'on fait aux raconteurs d'histoire. Qu'importe, j'aurai au moins
tenu ma promesse.
Confusément
sien.
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