Littéralement
...
Il
était une fois un vieil homme qui s'ennuyait. La vie l'avait laissé
sur le bord de la route, à moins qu'il ne fût lassé de la vie
elle-même. Il allait sans envie ni désir, regardant s'écouler les
heures et les jours avec une monotonie sans espoir. Son corps avait
suivi le chemin de son mal-être, se signalant à lui en maintes
douleurs, en multiples signaux d'alerte. Quand on est ainsi, la vie
s'étiole et ne tarde pas à vous devenir intolérable.
Pourtant,
c'est au plus profond de son marasme que notre ami Ange trouva en lui
les ressources pour retrouver joie et jeunesse, dynamisme et bonheur.
Bien sûr, la chose va paraître improbable aux esprits cartésiens.
Que ceux-là passent leur chemin et continuent de conseiller des
psychotropes et des consultations douteuses ! Le remède dont je
vais vous livrer le secret n'est pas de nature à enrichir les
mandarins
Ange
n'était plus le bel hédoniste, si fier de son prénom alors. Il
passait désormais pour un mauvais diable en fin de partie. Il décida
de mettre un terme à cette inexorable descente aux enfers d'une bien
étrange manière. Ange choisit un livre : un de ces livres
d'aventures qui avaient bercé sa jeunesse. Il relut « les
Trois Mousquetaires » et sélectionna une page après bien des
hésitations.
Il
se rêvait d'Artagnan et, en ce passage, son héros vivait des
aventures exaltantes. Il se concentra longuement, fit le vide,
pratiqua bien des exercices respiratoires pour enfin, après de
nombreuses vaines tentatives, parvenir à se glisser dans cette page.
C'est alors qu'il vécut en boucle le petit récit dans lequel il
avait posé ses bagages de voyageur littéral !
Il
était d'Artagnan, vigoureux, intrépide, ardent, jeune et beau. Il
affrontait les périls et sortait vainqueur des méchants pour les
beaux yeux d'une belle. Quel bonheur ! Hélas, Ange était à
l'étroit dans sa page ; le récit manquait d'envergure,
l'aventure ne s'achevait pas en si peu de lignes. Il revenait frustré
de son expérience à chaque fois.
Il
lui fallut améliorer la technique, se concentrer plus encore,
choisir un autre livre pour pénétrer plus avant dans l'exaltation
de l'intrigue. Il se fit fort de conquérir une double page, un
espace plus important où l'action prenait plus de place, où son
héros avait plus joli rôle encore et, si possible, quelques doux
baisers. Dumas se montra vite décevant de ce côté-là. Ange décida
de chercher ailleurs, d'aller du côté des « Chevaliers de la
table ronde » pour trouver rôle à sa convenance.
Il
jeta son dévolu sur Accolon, simplement pour être aimé de la fée
Morgane. Ange était ainsi ; il avait aimé les femmes au-delà
du possible et c'est par elles qu'il voulait retrouver ses tendres
années. Il plongea dans un nouvel univers. Il était enveloppé de
mystère, de forces surnaturelles. Il revenait de ses voyages épuisé
et fourbu. Le port de l'armure n'était plus de son âge …
Une
fois encore, après bien des satisfactions, il se sentit à l'étroit
dans cette double page. Il devait absolument travailler tout un
chapitre pour vivre pleinement une aventure complète, aboutie,
achevée. Le choix du livre s'avérait essentiel, il devait se
retourner vers les feuilletonistes. Un joli récit concentré,
haletant, exaltant, l'espace de quelques pages.
Il
serait Boro le reporter. L'homme était toujours entouré de jolies
femmes, vivait dangereusement dans une Europe sous le joug du
Nazisme. Ange allait pouvoir lutter contre les forces du mal, porter
fièrement son prénom et séduire des belles. Il partit à nouveau
au plus profond du bonheur livresque. Il se fondit, des heures
durant, dans un chapitre qui lui permettait de voyager, courir des
dangers et aimer à la folie.
Il
sortait de sa lecture avec une vigueur incroyable. Ange se
métamorphosait. Il oubliait ses douleurs, retrouvait la jambe alerte
et l'humeur pétillante. Il s'autorisa à nouveau quelques joyeux
excès. Il allait mieux, au grand dam de son médecin et de ses
enfants. Ceux-là, ne pouvaient imaginer les raison du miracle …
Hélas,
Ange en eut assez d'être pourchassé par les nazis. La Gestapo n'est
pas de nature à faire jouir pleinement des délices de la vie. Il
lui fallait trouver un autre livre de chevet. Un livre merveilleux
qui lui permettrait de passer d'étape en étape, de vivre une
myriade d'aventures. Il confia à Shéhérazade le privilège de le
conduire par le cœur. Mille et une nuits, c'était déjà beaucoup ;
il suffisait de vivre plusieurs fois chaque nuit pour disposer d'un
temps infini en voluptés et plaisirs.
Ange
se fit Persan, vieux matou ronronnant au retour de chaque voyage sur
son tapis volant. Il allait de mieux en mieux, il rajeunissait. Il
devinait bien qu'il se passait quelque chose d'étrange dans son
corps comme dans son âme. Il profitait de sa transformation sans
plus s'en inquiéter. Il était devenu la doublure des héros de son
livre. Il vivait par procuration.
Puis
tout bascula étrangement. Un autre livre, un roman que son auteur
avait intitulé « Tendresse » avant que de devoir changer
de titre. Dans ce grand roman fripon, Ange voulait essayer sa
nouvelle vigueur. Cela le fit basculer totalement. S'en sans rendre
compte, Ange, à force de s'immiscer dans le récit, en devint le
garde-chasse plein de vigueur de la charmante Constance. Il ne s'en
aperçut pas ; il vivait ses voyages littéraires sans crainte,
pensant en revenir en fermant le livre.
Ce
jour-là, Ange ne revint pas. Durant son séjour dans ce magnifique
livre coquin, il avait pris la place du héros. Le texte même du
livre s'était transformé lors de sa venue. L'intrigue avait subi
une métamorphose. Ange n'était plus, ou du moins n'était plus ce
vieil homme qui voyageait dans les livres. Il s'était dissout dans
son dernier livre, il était devenu l'amant de sa patronne, il
s'était glissé pour toujours dans les pages de ce roman.
Quelque
temps après, les enfants cherchèrent enfin ce vieux père qui était
devenu si insupportable, excentrique, extravagant. Les adjectifs ne
font jamais défaut quand on veut qualifier ce qu'on ne comprend
pas. Ils manquèrent finalement de mots pour expliquer la disparition
de leur père. Les recherches ne donnèrent jamais rien : Ange
avait disparu corps et biens.
Il
laissa seulement sa bibliothèque à ses rejetons indignes. Ils ne
surent qu'en faire. Ces individus résolument modernes faisaient
partie de l'immense cohorte des gens qui ne lisent pas. Ils vendirent
ce fardeau et oublièrent ce père disparu à jamais. C'est en
fouillant chez un bouquiniste que je fis cette incroyable découverte.
Je tombai sur deux livres identiques : le même titre, le même
récit.
Sur
le premier, le héros masculin s'appelait Olivier Mellors . Sur le
second, en tous points identique, Ange avait pris la place d'Olivier.
Nulle rature, nulle faute de typographie. Sur la couverture, Ange
avait écrit une part de son histoire, son désir de voyager dans le
monde des livres. Il avait en quelques lignes retracé son
expérience. Je n'avais pas besoin de plus pour comprendre ce qu'il
avait fini par se passer. Ange avait fait son entrée dans le paradis
des lecteurs, il était devenu l'amant de la belle Constance, la
pulpeuse Lady de Chatterley.
Puissiez-vous,
vous aussi, trouver le livre dans lequel vous aimeriez vous
dissoudre. Le Monde est si vilain que voilà un joli refuge pour
vivre l'éternité.
Livresquement
vôtre
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