mercredi 31 janvier 2018

Le poids de la solitude.


Le vieux marinier.


Il était une fois un vieil homme, un très vieux marinier qui avait, depuis de nombreuses années, abandonné la vie trépidante des gars qui vont sur l’eau. L’homme avait le dos courbé, il lui manquait un doigt dans chaque main : un souvenir lointain des terribles arrançoirs et du grand bâton qui se brise dans la main. Il était usé par cette vie au grand air qui l’avait vieilli plus que nécessaire.

Il allait péniblement sur le chemin qui, chaque jour, le conduisait de sa petite maison des bords de Loire jusqu’à l’auberge en lisière de village. Il y retrouvait ses compagnons d’infortune, buvait une chopine puis faisait une partie de luette. Ensuite, il rentrait chez lui, le pas plus lourd encore pour une longue journée de solitude.

Il redoutait ce jour où ses jambes noueuses ne lui permettraient plus de jouir de ce dernier plaisir qu'il lui restait. Il ne pouvait plus pêcher : ses rhumatismes lui interdisant de venir au bord de la rivière ; il n’avait plus la force de faire son jardin. Il survivait parce que des voisins compatissants, chaque jour, lui portaient une boule de pain et un bol de soupe.

La vie était devenue triste pour cet ancien lascar qui aimait à courir le guilledou. C’était un passé lointain ; aujourd’hui, sa vie n’était faite que d’attente et d’ennui. Heureusement pour lui, il y avait sur la levée un banc où il s’asseyait pour regarder interminablement la rivière couler, toujours différente, jamais baignée par la même couleur. Il ne s’en lassait pas. C’est la Loire qui le maintenait en vie, lui donnait la force d’aller plus loin encore dans cette déjà longue existence.

Ce jour-là, notre vieillard avait le pas plus lourd encore qu’à l'accoutumée. Il allait traînant, s’appuyant lourdement sur son bâton de marche quand, sur le sentier, un bruit l’interpella. Il avait l’oreille dure : il se retourna cherchant d’où pouvait venir ce qu’il avait pris pour un appel ténu. Il ne vit personne : il avait sans doute rêvé. Il allait repartir quand, à nouveau, il crut entendre un appel au secours … Cette fois, il en était certain : quelqu’un l’appelait.

Il se pencha et entendit plus distinctement : « Et monsieur, mon brave homme, venez donc à mon secours ! J’ai grand besoin de votre aide ! ». Le vieux se pencha ; la voix sortait de ce fourré, il en était certain maintenant. Il fouilla avec son bâton, pensant trouver un corps étendu dans la boucheture.

Que nenni. Il vit sortir des hautes herbes une petite musaraigne qui parlait. Non , il ne rêvait pas : c’était le petit rongeur qui s’adressait à lui de manière suppliante : « Je suis une jeune et charmante bergère. J’ai croisé la route d’une méchante sorcière qui m’a jeté un sort. Embrassez-moi mon bon ami et je redeviendrai cette belle jeune fille qui sera alors votre compagne pour le reste de votre vie ! »

Le vieillard se frotta les yeux, se pinça et dut se rendre à l’évidence : il était bien en présence d’un étrange maléfice. Que devait-il faire ? En se penchant plus encore, il prit le petit animal dans sa main au prix d’un effort douloureux. Il l'approcha de sa bonne oreille pour mieux entendre cette voix délicate qui le charmait déjà.

« Noble ancien, je suis la bergère du bois joli. J’ai dérangé, un soir de Sabbat, les sorcières de la Fontaine et pour ma peine, la plus méchante d’entre elles m’a jeté un sort. Me voilà petite musaraigne jusqu’à ce qu’un chat me dévore ou bien qu'un brave homme m’embrasse. Vous êtes celui-là et je serai vôtre si vous me délivrez de ce maléfice ! »

L’homme sourit. Il avait cette fois entendu. Il avait pris la seule décision qui lui semblait convenable. Il enfourna le petit rongeur dans le creux de la grande poche de son pantalon de velours et reprit son chemin pour aller jusqu’à sa demeure, la bergère bien au chaud. Celle-ci semblait s’impatienter. Elle s’agitait dans le pantalon du bonhomme, hurlant plus fort encore « Un baiser mon bon prince et je suis à vous ! »

Sur le chemin, l’homme marmonnait. Il tenait conciliabule avec lui-même. « Quelle aubaine ! C’est au soir de ma vie que je tombe sur cette merveille. Que faire ? Lui rendre son apparence et avoir tous les jeunes loups du quartier qui viendront tourner autour de ma maison et prendre le risque de me la faire voler à la première occasion ? L’embrasser et ne point la rendre heureuse à cause de mon grand âge ? L’embrasser et devenir un vieux gâteux, cocu à la première occasion ? ... »

Le vieux ne s’occupait plus de la pauvrette qui ne cessait de se débattre et de chercher à le convaincre. « Embrassez-moi, je vous aime déjà. Embrassez-moi, je vous serai fidèle. Embrassez-moi et je rendrai vos vieux jours merveilleux ! » L’homme n’en avait cure désormais : il demeurait inflexible. Il rentra chez lui, attrapa une cage qui, depuis longtemps, n’enfermait plus le moindre canari et glissa la musaraigne dans cette étrange prison.

« Mais ne m’avez vous pas compris, mon cher ami ? Je suis une jeune bergère qui ne demande qu’à vous servir de toute son âme. Il suffit d’un baiser et je me mets tout entière à votre service ! » L’homme éclata d’un grand rire et se pencha vers la cage : « Que veux-tu que je fasse d’une femme à mon âge ? Je ne pourrai pas te tenir en laisse. Mais d’une musaraigne qui parle, je ne me lasserai pas. J’aurai enfin quelqu’un avec qui parler et je suis certain que tu ne t’envoleras pas ! »

Ainsi finit cette histoire. Le vieux se trouva une compagne qui le maudissait chaque jour de sa vie. Il n’en avait cure : il avait une interlocutrice bien qu’il ignorât le sens de ce mot trop savant pour lui. Chacun trouve midi à sa porte ; celle du vieux n’avait que faire d’une beauté offerte. La musaraigne n’avait plus qu’à ronger son frein, espérant qu’un jeune homme, un jour prochain, vienne rendre visite au bonhomme. Elle en fut pour ses frais : les jeunes gens ont la désagréable habitude de délaisser leurs aînés. La bergère payait le prix fort, au nom de tous les jeunes gens de son âge.

Sortilègement sien.



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