Histoire
de Loire et d'Océan
Il
était une fois des marins d'eau douce aux mœurs légères et à
l'appétence redoutable. Ils avaient, lorsqu'ils étaient sur l'eau,
une grande et belle connaissance des vents et des manœuvres de la
voile. Ils savaient tout des nœuds et ne rechignaient pas plus à
l'ouvrage qu'à vider nombreuses chopines. C'était là leur point
faible, leur talon d'Achille et c'est d'ailleurs pourquoi, tels des
cosaques, ils aimaient à boire dans les souliers …
On
est toujours puni par là où l'on pèche amèrement. La morale n'a
pas d'exception et c'est ce qui provoqua tant de drames et de larmes
sur les bords de notre Loire. Comme souvent, c'est la force publique,
qui profita de l'aubaine. Les temps ont changé, les méthodes
demeurent immuables. De nos petits travers, l'Etat a toujours tiré
bénéfice. Un pays sans vices aurait, à n'en point douter, de
graves ennuis de trésorerie …
Nous
sommes pourtant en une époque où ce n'était pas à la bourse que
s'en prenait le pouvoir royal. Il avait, en ce temps-là, besoin de
bras pour aller sur la grande mer océane. La Royale , notre marine
de guerre, avait besoin de volontaires pour s'en aller porter
main-forte à nos amis de Nouvelle Angleterre. Ils désiraient
s'émanciper de ces maudits « Anglois ».
Mettre
la pâtée à nos ennemis héréditaires n'était pourtant pas
motivation suffisante pour se lancer dans pareille aventure. Les
volontaires manquaient. Les recruteurs comprirent bien vite l'intérêt
qu'il pouvait y avoir à fréquenter les tavernes des bords de quai.
Ils ne manquèrent pas d'y tendre leurs filets et d'y faire belle
pêche de gros poissons avinés.
Vous
devinez que ce sont des mariniers de Loire, pris de boisson, qui
trinquèrent plus que de raison. Après quelques chopines et des
paroles enjôleuses, ils se retrouvaient avec un engagement pour un
voyage qui n'avait rien de ligérien. Comme la tempérance n'a jamais
été la qualité principale du batelier d'ici ; malgré le
bruit de ce redoutable complot, bien des pauvres gars de chez nous
partirent pour des terres lointaines.
Ils
se retrouvaient souvent perchés dans la mâture. C'était, à n'en
point douter, une manière bien habile de les guérir de leur petit
défaut. L'amour du vin, fût-il de Loire, ne s'accommode guère de
la voltige aérienne. Ceux-là, une fois leur engagement terminé,
s'ils n'avaient pas eu la déveine d'un naufrage, revenaient au pays
et permettaient grand progrès à la science de la voile sur notre
belle rivière.
D'autres,
moins heureux, restaient sur le pont. Le militaire a parfois le sens
de la dérision. La chose n'est pas fréquente et il est bon de la
souligner. Puisque nos gaillards devaient leur vocation militaire à
l'abus du canon, la marine en fit des canonniers. Pour ceux-là, par
contre, le remède fut bien pire que le mal. Ils revenaient, quand
ils avaient une chance extrême, sourds comme des pots et
s'empressaient de les vider à leur retour au pays.
Mais
c'était là un sort, pour peu enviable qu'il fût, bien plus
souhaitable que celui de tous ceux qui se retrouvèrent amputés d'un
membre ou bien de la vie. Si vous voyagez le long de nos berges, en
levant la tête, vous verrez parfois quelques étranges girouettes
sur de modestes masures. On y voit un marinier portant fièrement son
chapeau adossé à un canon.
Voilà
la triste histoire de ces gars de Loire, partis perdre une partie
d'eux-mêmes en des rives lointaines. Pour ceux qui revenaient, il ne
leur restait que leurs yeux pour pleurer et regarder passer les beaux
bateaux de bois. Ils n'étaient plus en mesure de naviguer. Ils
avaient simplement la pauvre ressource de raconter leurs aventures au
bord de la Loire. Et encore, pour les pauvres qui avaient perdu une
jambe, il était hors de question que ce fût des histoires à dormir
debout.
De
ce récit un peu boiteux, vous devez retenir qu'il est prudent de
choisir ses compagnons quand on veut boire quelques chopines. Il y a
souvent des malfaisants pour profiter de votre petite faiblesse.
Quant à ceux qui vous racontent de telles sornettes, regardez bien
s'il leur manque une partie d'eux-mêmes. Si ce n'est pas un membre,
c'est sans doute la tête qui a souffert. Soyez alors indulgents et
ne leur tirez pas dessus à boulets rouges pour cette pauvre fable !
Royalement
vôtre
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