Le
grand pardon.
Il
fut une époque où soudainement les hommes de ce pays ont tourné le
dos à la Loire. Le train avait engagé le processus, la grande
Marine de Loire avait sombré dans les facilités et la régularité
qu’apportait le chemin de fer. Puis la rivière ne devint qu’un
lieu de plaisance et de loisirs jusqu’à ce que quelques drames ne
viennent endeuiller les ligériens et entacher la réputation de Dame
Liger. Les adultes et puis bien vite les enfants tournèrent le dos à
celle qu’ils prétendirent « Capricieuse et Dangereuse »
!
Quelques
énergumènes luttèrent contre ce mal-amour, cherchant à raconter
ou bien seulement à continuer à vivre sur les flots. Ils étaient
bien peu en ce temps-là où la Loire n’était devenue qu’une
vulgaire carrière à ciel ouvert dont on extrayait le sable de
manière insensée souvent, déraisonnable pour le moins. Plus on la
vidait de sa silice, plus la rivière se transformait, changeait de
nature et de débit.
Monsieur
Boucard était un des derniers gardiens de la tradition. Avait-il eu
un prénom, je n’en sais rien, il était Boucard pour tout le
monde. Ainsi va la destinée de certaines personnes qui imposent
étrangement le respect et la distance. Boucard donc pêchait et
arpentait la rivière en narrant sa glorieuse histoire quand
d’autres, tous les autres lui tournaient le dos et en disaient
grand mal.
Boucard
avait un mal qui le rongeait, un mal sournois qui vous amenuise
progressivement, qui vous pousse inexorablement vers la sortie. Il le
savait sans se soucier de trouver dans la médecine une réponse ou
bien un remède. Son Paradis, il en était convaincu, viendrait de la
Loire et de son projet fou. Il allait se construire une petite
embarcation en bois, légère, manœuvrante, différente de toutes
celles qui existaient encore et qui gisaient, abandonnées sur les
rives.
Il
avait conçu le dessein de rendre hommage à dame Liger, de retrouver
l’exaltation des grands périples d’autrefois. Il désirait que
son petit rafiot soit assez léger pour remonter le plus haut
possible sur la rivière soit à la rame soit avec le vent grâce à
une voile soigneusement taillée dans une toile de chanvre. Il
l’avait pensé avec amour, construit jusqu’au bout de ses forces.
Il savait qu’il n’irait pas dessus mais, comme un enfant,il y
avait mis tous ses rêves et ses espoirs.
L’embarcation
achevée, Boucard la baptisa de manière assez incompréhensible « Le
Renouveau », avant que de tirer fièrement sa révérence au
Monde. Son bateau restait là dans un garage à quelques encablures
de la grève. Il n’avait laissé aucune indication, ne disposait ni
d’héritier ni de confident. Personne pour reprendre ce flambeau et
mener au terme un projet qui restait secret à jamais. C’est du
moins ce qu’on pouvait penser alors.
Quelques
adolescents en mal d’aventure qui avaient bénéficié des conseils
en matière de pêche du vieil homme voulurent utiliser son frêle
esquif, abandonné là au hasard et pourtant si beau. Ils le mirent à
l’eau et tentèrent, par une pente naturelle à cet âge, de suivre
le chemin le plus aisé, celui du courant. Ils ne tardèrent pas à
comprendre que le diable de petit bateau n’en faisait qu’à sa
proue, remuant en tous sens jusqu’à les faire passer par-dessus
bord.
Toutes
les tentatives conduisirent au même résultat. Les gamins firent
même appel à un de leurs camarades, champion de kayak qui comme les
autres, tâta du bouillon. La barque du père Boucard était
certainement hantée ou bien simplement ingouvernable. Beaucoup
penchaient pour la seconde hypothèse d’autant que le vieil
original n’avait jusqu’à ce que lui prenne cette fantaisie,
jamais construit de bateau.
Un,
plus attiré sans doute par l’ésotérisme que ses compères,
pencha pour la première hypothèse. Il voulait en avoir le cœur net
et se décida à amarrer solidement l’esquif sur le quai des
mariniers et à y passer la nuit. Il choisit naturellement une nuit
de pleine Lune en se jurant de comprendre ainsi cet étrange mystère.
Il n’était pas très rassuré mais avait une telle conviction
chevillée au cœur, qu’il était disposé à toutes les frayeurs
pour découvrir la vérité.
Il
ne fut pas déçu. Il passa la nuit la plus incroyable de son
existence, un moment unique qui vous conduit dans le monde des
esprits, des songes et des êtres de la nuit. Il fut d’abord bercé
par d’étranges visions, il perdit pied avec le réel, somnola dans
un halo de visions mirifiques. Il crut voir sur la berge un grand
Sabbat réunissant elfes, lutins, korrigans et sorcières quand il se
réveilla tout à fait avec le père Boucard assis à ses côtés.
Tous deux alors se mirent à converser tranquillement comme si le
bonhomme n’avait jamais été mis en terre quelques mois plus tôt.
Le gamin l’aimait bien, il avait été son voisin et ne s’étonna
nullement d’un tel prodige.
Le
père Boucard lui expliqua alors que jamais son bateau n’irait vers
l’aval. C’était un choix bien trop facile qui ne correspondait
pas au message qu’il avait voulu léguer aux nouvelles générations.
Avant de mourir il avait fait vœu que son beau petit esquif remonte
la Loire jusqu’à Brives-Charensac en dépit des difficultés, des
rochers, du courant et des obstacles dressés par les hommes. C’était
là la première étape d’une longue rédemption pour la rivière.
Ce lieu de destination n’était pas anodin car un peu plus haut,
sur la colline qui domine le village se dresse la vierge du
Puy-en-Velay. La seconde phase pourrait alors débuter.
Le
père Boucard racontait, son visage portait une surprenante clarté,
un sourire irradiant. Le gamin écoutait, fasciné par la foi
indestructible de ce vieillard qui pensait que tout allait se
dérouler comme il l’avait imaginé. Le revenant tendit alors un
bâton ferré, une sorte de bourde, plus courte, ressemblant
davantage à un bâton de marche avec à son sommet une coquille
Saint Jacques gravée dans le pommeau. Avec une force de conviction
qui ne suppose aucune réserve, le fantôme toucha l’épaule du
jeune et lui dit : « Arrivé à Brives, tu monteras jusqu’au
calvaire et tu trouveras un pèlerin se rendant à Compostelle qui
acceptera de prendre ton bâton. Car c’est toi que j’ai choisi
pour mener mon Renouveau jusque là.
Pour
toi, le chemin sera achevé du moins le croiras-tu. Tu pourras
revenir sur la rivière, cette fois la barque t'obéira aussi vers
l’aval. Elle t’appartiendra pour toujours. Tu pourras à ton tour
sillonner la Loire en tout sens. Mais l’aventure ne s’achèvera
pas pour autant, elle se prolongera avec le bâton magique. Pour que
reviennent les bateaux de bois sur notre Loire, il faudra que ton
pèlerin fasse pèlerinage jusqu’à Saint Jacques de Compostelle et
qu’à son tour il trouve un marcheur qui revienne jusqu’au Puy.
Il lui confiera la bourde sacrée pour que se prolonge la grande
pénitence ligérienne.
Puis
quand tout ceci sera accompli, le bâton sera abandonné là au bord
des vestiges du vieux pont de pierre romain De Brive Charensac
jusqu’à ce que des jours meilleurs adviennent pour notre belle
dame Liger. Il faudra sans doute patienter de longues années, puis
un jour, un homme plus âgé que tu ne l’es maintenant, un autre
toi-même décide de rendre hommage à la Loire en descendant le
cours à pied comme un humble pénitent. Il trouvera le bâton et
s’en emparera pour faire ce long chemin jusqu’à Saint Nazaire.
L’homme
ne dira rien. Partout il sera reçu avec dévotion et respect. On lui
offrira le gîte et le couvert et il poursuivra sa route sans que
rien ne change en apparence. Pourtant, là où il passera, des hommes
se dresseront pour reprendre à leur tour le flambeau des anciens.
Ils seront quelques fous au départ, ils se lanceront dans la
construction de grands bateaux de bois. Quelques fées sortiront de
l’eau et de vieilles légendes oubliées aujourd’hui referont
surface.
Les
habitants de ce pays cesseront alors de bouder la rivière, de lui
attribuer tous les péchés du monde. Elle reviendra à la mode, on
lui fera fête un peu partout tout du long de son cours. De grandes
manifestations renaîtront, la Loire sera honorée par des
institutions mondiales. Elle redeviendra cet écrin merveilleux qu’à
notre époque, ils ont tous oublié d’admirer. C’est à toi
qu’appartient la première étape de cette lente et difficile
renaissance. Va mon petit et que le ciel soit avec toi. »
Le
vieil homme disparut comme il était venu, par enchantement ou
peut-être diablerie. Chacun a son idée sur la chose. Qu’importe
que ce soit Lug ou bien démon qui fut à l’origine de ce miracle
mais tout se réalisa comme l’avait envisagé le père Boucard. Il
fallut du temps et des efforts, surtout pour celui qui remonta son
cours en naviguant parfois, en poussant souvent, en traînant à
d’autres moments ce petit esquif, ce frêle Renouveau d’alors qui
allait enfanter bien des années plus tard, toutes les embarcations
qui naviguent fièrement sous vos yeux au Festival de Loire.
N’ébruitez
pas cette histoire. Elle n’appartient qu’à ceux qui ont encore
une âme d’enfant. Les autres se contenteront de croire que ce sont
les hommes qui ont tout conçu. Il faut les laisser s'en convaincre
quand ils participeront aux inaugurations et aux grands discours
pompeux du Festival. Laissez les raconter leur propre version du
renouveau de la marine ligérienne. De toute manière, ce sont là
gens bien trop sérieux pour accorder foi à mes sornettes et perdre
leur temps à venir les écouter.
Quand
le grand feu d’artifice illuminera le décor, que des milliers et
des milliers de têtes se tourneront vers les gerbes de couleur en
s’extasiant, je serai bien à l’écart, loin du bruit et du
tumulte pour voir mon vieil ami le père Boucard descendre à la nuit
la rivière en me faisant un grand clin d’œil. Lui seul avait tout
imaginé et il me parut tout naturel de lui rendre son renouveau bien
qu’il ne soit plus à présent qu’un mystérieux spectre errant
sans cesse sur l’eau. Je tenais ici à lui rendre cet hommage qu’il
mérite grandement.
Ligériennement
sien.
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