La chèvre reste sur sa faim.
Nous sommes dans le Berry mystérieux, contrée riche en légendes et en superstitions pour les incrédules tandis que les autres, les gens du pays savent qu'à tout moment il est possible d'y rencontrer une birette ou un jeteux de sorts, un loup garou ou bien un sabbat diabolique. Il est du reste préférable de ne jamais s'aventurer seul dans la campagne, une nuit sans Lune.
C'est donc dans ce cœur de France qui bat de la semelle ou du sabot au son de la vielle à roue et de la cabrette que se passa notre histoire que beaucoup tiennent pour véridique. Quant aux autres, qu'ils aillent au diable, j’aurais grande envie de leur clouer une chouette à leur porte d'entrée si la chose n'était pas cruelle pour la pauvre bête.
Nous sommes à la fin du XIX° siècle dans une ferme isolée à proximité d'une grande gentilhommière que les gens de l'endroit appellent pompeusement un château. La rivière des forges coule non loin avant que d'aller grossir le Cher. La terre n'est pas fameuse pour la culture, la forêt toute proche est fort giboyeuse même si les métayers se voient interdits d'y chasser. La vie n'est pas facile pour ces braves gens, un couple et leur petite fille.
Ce jour-là, l'homme s'est rendu à Vierzon pour y faire des achats. Il a pris la carriole tirée par un âne ; un grand noir du Berry : une bête solide, obéissante, très attachée à ses maîtres et rude au labeur. La journée tire à sa fin, Jacquenote et la petite Louison sont seules à la ferme, tandis qu'on ne sait trop pourquoi Azor le chien a suivi Gaston sans que celui-ci ne le renvoie à la maison.
Jacquenote n'aime guère cette absence de ce brave compagnon qui l'aurait rassérénée d'autant qu'il faut mener la chèvre qui est grosse, paître dans le pré en lisière du bois. Les femmes avaient tant d'ouvrage de couture et de tissage qu'elles en avaient oublié la bonne bête. Il faut se résoudre avant que tombe vraiment la nuit. Le crépuscule ne tardera guère, ce moment où il se passe tant de choses, prétend-on par ici !
Louison aime à conduire la chèvre au pré, surtout qu'elle ne craint vraiment rien quand Azor l'accompagne, ce qui ne manque jamais d'habitude. Entre l'enfant et l'animal du reste, il y a une relation particulière, un lien de lait qui reste graver à jamais dans leurs cœurs. Jacquenote n'avait pu nourrir sa fille et c'est Blanquette qui fut sa nourrice. De cet instant, un lien indéfectible unit ces deux-là.
La gamine, avec l'insouciance de son âge est partante, elle n'est pas touchée par l'inquiétude qui serre le cœur de sa mère. Cette fin de journée ne lui dit rien qui vaille, elle a un sourd pressentiment si bien qu'elle refuse que sa fille parte à la pâture sans elle. Elle n'a pas préparé le souper mais qu'importe. Son Gaston a sans doute fait halte dans une taverne pour y retrouver des connaissances, jouer à la manille, boire des chopines de Quincy ou de Reuilly et s'échauffer quelque peu l'esprit. La chose est assez rare pour qu'elle ne lui en tienne par rigueur. Il saura de son côté patienter s'il rentre avant elles, ce qui est peu probable.
Mère et fille partent donc de concert flanquées de la chèvre qui avait grand faim et qui trouvait le temps bien long. La pauvre bête se demandait ce qu'elle avait bien pu faire pour jeûner ainsi alors que nulle fête religieuse ne pointait le bout de son museau. Décidément la compagnie des humains réserve parfois des surprises qui toutes ne sont pas agréables et la reconnaissance n'est pas leur fort. Blanquette était même contrariée de l'indifférence de sa petite Louison.
En chemin, la brave Blanquette gambadait joyeusement, ravie de se dégourdir enfin les jambes après une longue journée d'une claustration infondée. Elle connaissait le chemin, savait où elle se rendait et avait grande hâte de sauter le fossé pour aller brouter l'herbe grasse à contre la rivière des forges. Louison de son côté sautillait, allant d'une jambe à l'autre en chantonnant tout en suivant à peu de distance la chèvre. La mère forçait le pas, le regard aux aguets et la mine des mauvais jours.
Soudain Blanquette s'arrête tandis que Louison poursuit sa petite danse sautillante, doublant une bête qui semble tétanisée. La gamine ne perçoit ni l'angoisse de la bête ni la frayeur de sa mère qui voit là ses craintes se matérialiser. Arrivée à hauteur de l'animal, la femme tente de la rassurer d'une voix qui trahissait bien plus l'angoisse que la confiance.
L'enfant entre dans le pré après avoir sauté d'un bond la « boucheture » pleine d'eau en cet endroit. À cinquante pas en arrière, Blanquette et Jacquenote ne bougent pas d'un pas. Plus la brebis tremble plus la femme est incapable de la moindre réaction, ne serait-ce que rappeler sa fille. Cette dernière ne se rend compte de rien, elle s'enfonce dans ce pré et se rapproche de la lisière du bois quand un cri terrifiant déchire le silence.
Jacquenote voit surgir du bois celui qu'elle redoute tant ! Elle en a eu prescience depuis qu'elles ont quitté la métairie. Il était là, à quelques mètres de la prunelle de ses yeux, de ce qu'elle avait de plus cher au monde … Louison tourne le dos au danger qui la menace. Sa mère, incapable d'articuler la moindre phrase intelligible pour la mettre en garde, parvient au prix d'un effort surhumain à se mettre en mouvement. Elle accourt vers sa fille pour faire obstacle de son corps face au péril qui la guette.
Tandis que Blanquette lance des bêlements déchirants, la femme se précipite dans une course aussi folle que désordonnée. Elle tente d'enjamber le fossé d'un bond qui n'est pas aussi aérien que celui de sa fille. C'est le pas de trop, elle glisse sur le rebord du fossé, ressent une violente douleur à la cheville et se retrouve les fesses dans l'eau, dans l'impossibilité de se relever. Sa tête dépasse assez pour voir avec effroi le loup qui s'approche de son enfant.
Blanquette qui avait senti le danger, la sournoise présence du carnassier, vient de saisir ce qui se trame sous ses yeux. Pour la courageuse chèvre, c'est soudain l'instinct maternel qui prend le pas sur la peur ancestrale du loup. Tête baissée, elle fonce au secours de sa chère Louison. L'enfant, alerté par les cris de sa mère fait désormais face à ce monstre dont elle a si souvent entendu raconter les horribles méfaits lors des veillées. À son tour elle est paralysée par l'effroi.
Blanquette a sauté le fossé sans difficulté. Elle se précipite vers la bête qui pour l'heure, ne semble pas avoir de si mauvaises intentions. Il regarde éberlué le curieux comportement des humains et celui plus surprenant de cet animal à cornes qui fonce sur lui. Un simple hurlement suffit du reste à arrêter la charge de la chèvre, qui malgré tout, s'est interposée entre sa chère Louison et la bête fauve.
Les deux animaux se font face, la chèvre tente vainement d'influencer celui qui se demande bien pourquoi il déclenche tant de réactions. Le loup, et c'est bien regrettable, n'est jamais convié aux racontées durant lesquelles il joue systématiquement le mauvais rôle. Il aurait pu défendre sa cause et se justifier un peu. Mais voilà, il ne fait jamais bon avoir mauvaise réputation, c'est toujours derrière votre dos que les mauvaises langues disent du mal.
Face à l'agressivité de la chèvre, le loup va devoir prendre position, montrer qu'il peut sans problème se montrer plus virulent. Il montre des dents, grogne pour écarter cet animal qui lui cherche noise. C'est sans effet. Il se dit alors que l'occasion pourrait faire le larron et qu'il pourrait bien améliorer l'ordinaire. L'instinct lui dicte d'agir …
Quand sur le chemin arrive Pierrelot, le gentil voisin qui s'en retourne chez lui en empruntant le chemin. Le jeune garçon aperçoit tout d'abord la mère de Louison dans le fossé, ce qui lui fait hâter le pas. Puis s'approchant encore, il comprend ce qui a provoqué sa chute. Sa camarade est sur le pré, immobile, avec sa chèvre qui défie un loup que reconnaît l'enfant.
Sans panique, il sort sa vielle à roue de son coffret, et sans plus tarder se lance dans un rondeau endiablé. L'animal dresse l'oreille, détourne la tête et se dirige tranquillement vers son ami Pierrelot. Depuis longtemps, entre le loup et le petit musicien s'était établi une relation de confiance, l'animal ayant l'oreille musicale tandis que le gamin aimait à s'isoler dans les bois pour parfaire son jeu, sans entendre les récriminations des adultes lassés par sa musique.
Le loup et Pierrelot continuèrent leur chemin de concert si j'ose dire, laissant là nos trois protagonistes éberlués par la scène. Tandis que l'enfant et la bête sauvage s'enfonçaient dans le bois, Louison se porta au secours de sa mère, l'aida à rentrer à la ferme. Blanquette fit maigre ce soir-là, ne s'attardant pas elle non plus, sur le pré.
Quand elles rentrèrent, Azor leur fit la fête tandis que Gaston dormait du sommeil de celui qui est tombé dans l'excès. Toute cette histoire aurait pu prêter à sourire au final puisque rien de très sérieux ne s'était passé. Hélas, la mère et sa fille, sans y voir malice narrèrent la scène à qui voulait bien les écouter. Bien vite, l'histoire fit le tour du bourg, de la contrée et bientôt du tout le Berry.
Les langues allèrent bon train, transformant à plaisir le récit, l'amplifiant et lui donnant une dimension bien plus tragique. De ce jour, partout alentour et même au-delà, Pierrelot devint le meneur de loups, celui dont il convenait de fuir la présence quand on le croisait dans la nature.
Il ne s'en soucia guère. Il était devenu virtuose dans l'art complexe de la vielle à roue pour faire le monde danser. Bien qu'on se méfiât de lui dans la vie quotidienne, il était malgré tout très courtisé pour animer les bals et les fêtes de village. Il acceptait ce paradoxe sans sourciller, conscient qu'il ne sert à rien d'expliquer aux braves gens que la rumeur aime à donner des étiquettes désolantes à ceux qui sortent du cadre. Le bal terminé, il prenait son dû et allait retrouver Louison, qui avait su faire la part des choses. Du reste, dans le pays, il se murmurait que la fillette qui avait bien grandi depuis, avait vu le loup avec Pierrelot.
Là encore, il y avait fallacieuse interprétation. Mais à quoi bon lutter contre la médisance ? Comme disait souvent Blanquette à sa chère enfant de lait : « Il n'y a pas de quoi en faire tout un fromage et puis du reste, il n'est pas garçon plus charmant que Pierrelot. Tu pourrais bien marier ta destinée avec lui et me faire de beaux petits enfants ! » Jacquenote partageait ce sage conseil et Gaston, ne se souvenant de rien, n'y voyait aucune objection.
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