Combleux
et Rosalie
Elle s'appelle Rosalie. Cette gamine est la seconde fille d'un couple de paysans. L'homme travaille la vigne, la femme élève des chèvres. Rosalie a de la chance : son père accepte de l'envoyer à l'école paroissiale. Elle va y apprendre à lire : un privilège à l'époque pour les filles, que les familles préfèrent habituellement garder à la maison.
Rosalie est vive, indépendante ; elle aime par-dessus tout la Loire et le canal. Elle voue une amitié secrète au père Léon, un batelier du canal qui vit dans une petite cabane quand il n'est pas sur sa flûte berrichonne.
Léon a enseigné à la gamine le secret des plantes ; on le dit un peu sorcier. Il lui a surtout transmis le virus de la navigation. Un jour où le bonhomme devait livrer des fûts à Orléans, il l'a prise sur sa péniche pour franchir l'écluse et plonger dans la rivière. La gamine n'oubliera jamais ce grand moment. Elle se jure de naviguer à son tour ….
Quand Rosalie atteint ses douze ans, le temps est venu de la mettre au travail. Elle a de la chance : la mère Victoire, qui tient l'Auberge de la Marine, cherche une jeune servante ; elle apprécie la gamine qu'elle connaît un peu. Après bien des hésitations, dues à la réputation des mariniers qui fréquentent l'auberge, les parents de Rosalie acceptent.
La Petiote, comme l'appellent les mariniers, fait des merveilles. Elle court partout, sert des chopines, débarrasse les tables. Elle est appréciée de tous et gare à celui qui s'aventurerait à lui manquer de respect, la mère Victoire veille et ne s'en laisserait pas compter.
Rosalie grandit, elle devient une belle jeune femme qui a beaucoup de succès parmi les gars qui vont sur l'eau. Quant à elle, elle n'a d'yeux que pour les mariniers, son rêve étant de faire un grand voyage un jour …
C'est François, un bel Angevin qui eut sa préférence. Ils se plurent, ils se marièrent. François était secret : il ne lui disait pas tout. Il vivait surtout de faux-saunage : le trafic du sel. La gabelle avait disparu mais le sel était toujours autant taxé. Il allait le chercher en Bretagne pour le livrer en Anjou.
Un jour, il fut surprit par des gabelous à bord de leur patache. Il plongea pour leur échapper, ne revint jamais à la surface. Son corps fut repêché quinze jours plus tard, enterré dans une fosse commune. Rosalie apprit le malheur de la bouche d'un compagnon de son homme qui avait assisté à distance au drame. Elle était veuve avant d'avoir été vraiment épouse.
Rosalie avait vécu auparavant bien des misères. Elle avait connu le terrible embâcle de 1789. La Loire et le canal pris par les glaces durant cinq semaines. Une horreur ! Puis était survenu le redoux et pire que tout, la débâcle ou la resserre comme disent les mariniers. Une vague gigantesque avait tout noyé, tout détruit ; bateaux, hangars, maisons.
Rosalie pensait avoir connu le pire. Il lui fallait refaire sa vie. C'est vers un autre marinier qu'elle jeta son dévolu ; encore un gars de la Loire d'en bas, un natif de Montjean : Élie. Il était avisé, marinier courageux et travailleur. À force d'économie, Elie était devenu voiturier, il naviguait pour son propre compte.
Il acheta un champ de pommiers sur pied . La récolte fut excellente. Il chargea son chaland et remonta jusqu'à Combleux en train de bateaux. Là, le train se disloqua et chacun remonta le canal à son rythme. Élie demanda à Rosalie de l'accompagner, enfin, elle allait naviguer !
Ce furent les seuls moments de joie et de bonheur pour elle. Rosalie était libre, elle allait sur l'eau comme elle l'avait toujours espéré, enfant. Elle repensait à son vieil ami Léon, elle saluait les femmes qui étaient à l'ouvrage dans les lavoirs. Elle montait à la capitale. Durant quelques jours elle vendit des pommes avant que de pouvoir, l'espace d'une seule journée, flâner dans les rues de cette grande ville.
Puis ce fut le retour de son unique navigation. Elie avait négocié un fret pour le retour : des fûts vides pour faire vieillir le vinaigre chez Dessaux. Rosalie se voyait faire ainsi chaque année ce merveilleux voyage ; il lui fallut déchanter. La roue avait tourné : les vapeurs prirent la place des chalands avant que le chemin de fer ne mette tout le monde sur la terre ferme.
Elle ne ferait jamais ce grand et long trajet sur la Loire dont elle avait toujours rêvé , elle resta à jamais attachée à son quai de Combleux qui bientôt se dépeupla. Elle connut des inondations terribles, des drames, des malheurs mais jamais, ô grand jamais, elle ne cessa d'aimer la Loire, de l'admirer et de lui vouer une vénération sans faille.
Rosalie était enfin de la rivière et du canal. Elle avait grandi dans cet écrin merveilleux : son village de Combleux, la perle de l'Orléanais. Elle continua à travailler à l'Auberge de la Marine, là où l'esprit du vent de Galerne souffle à tout jamais. Poussez la porte de l'établissement et humez cet atmosphère unique. Ici, la Loire renoue avec son glorieux passé et si vous fermez les yeux, vous pouvez retrouver Rosalie, Victoire et tous les mariniers d'alors !
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