L’arbre aux oiseaux
Il était une fois un enfant, Victor qui pour beaucoup n’avait pas toute sa tête. Pour communiquer, il sifflait si merveilleusement qu’il se faisait comprendre des humains. Mais plus encore, il avait trouvé en lui la capacité de s’entretenir avec les oiseaux qui aimaient tous sa compagnie.
Victor avait un arbre fétiche, un magnifique chêne, vénérable et majestueux, noueux et puissant sous lequel il avait l’habitude de converser avec ses amis ailés. Les gens d’alentours respectaient ce rendez-vous. De rares personnes se signaient à ce spectacle, pensant y voir la marque du démon. D’autres tout au contraire, à genoux, les mains jointes, se persuadaient de voir la volonté du très grand.
Victor s’amusait de ces deux attitudes, marques tangibles de toute les superstitions. Il savait qu’il n’y avait nulle magie ni sorcellerie dans son pouvoir, simplement le fruit d’un patient apprentissage. Les oiseaux et lui s’étaient mutuellement apprivoisés, avaient appris à se comprendre et à se faire confiance. Ni Dieu ni Diable dans ce pouvoir, mais simplement l’expression d’un cœur pur.
Nous étions en bord de Loire, du côté de La Charité-sur-Loire là où, jadis, selon la légende, la mère de Jésus en personne vint faire offrande miraculeuse à trois braves moines en étalant son manteau devant l’autel de l'abbaye. Aussitôt le vêtement se remplit de pièces d’or tandis que Marie allait rendre la vue à un aveugle… C’est ainsi que la cité devint un passage du grand pèlerinage de Saint Jacques.
Victor savait l’histoire mais ne s’en souciait guère. Lui, se contentait des petites bêtes de la création qui volent en toute liberté. Il était heureux ainsi et ne demandait rien de plus.
Un jour, le monde de Victor s’écroula. Des bûcherons à la demande d’un charpentier de marine, vinrent abattre le vieux chêne. Destiné à devenir un bateau, durant quelques années, ces planches, branches, racines furent mises à sécher. Victor se lamenta, pleura beaucoup puis invita ses amis ailés à se disperser pour choisir d’autres perchoirs.
Victor prit une nouvelle habitude. Il désirait assister à la transformation en bateau de son ami l’arbre. Il ne se passait pas un jour sans qu'il visitât Sébastien, le charpentier naval de La Charité. Il le saluait de quelques coups de sifflets brefs et stridents auxquels l’artisan répondait par un roulement de langue à sa manière. Victor, d’une petite mélodie interrogative, demandait chaque jour si l’artisan allait se mettre à l’ouvrage. L’homme répondait d’un long sifflement de dénégation en remuant la tête. Victor s’en allait alors rejoindre les oiseaux, un peu plus loin.
Un jour, le menuisier lui répondit de deux coups brefs et joyeux. Le bois était sec à point, le temps était venu d’en faire le plus beau et le plus aérien des bateaux. Sébastien, était réputé pour construire des embarcations légères, étroites, maniables et particulièrement adapté pour filer remonter au vent.
De ce jour, Victor assista à toutes les étapes de la construction. Lorsque l’artisan avait besoin de son aide, deux petits coups stridents entre ses dents invitaient le garçon à lui donner un coup de main. Victor se précipitait à son aide. Une incroyable complicité s’établit entre eux. Sébastien et Victor se comprenaient, tout simplement en sifflant.
Les différentes étapes de la fabrication confirmaient à chaque fois l'habileté du menuisier et sa capacité à façonner une embarcation conçue pour la navigation à la voile. Victor caressait le bois, appréciant la douceur des courbes, la solidité des emboîtements. Chaque jour, en fin de journée, il quittait son ami d’un sifflement admiratif qui flattait toujours le menuisier.
Un jour, le bateau fut prêt. Sébastien le gréa, lui installa un mât, haut et fin, l’équipa d’une grande voile rouge et carrée. Elle semblait de taille disproportionnée pour ce petit fûtreau mais là était la volonté de son constructeur. Il espérait que son bateau remonte le puissant courant sans la moindre difficulté par la seule force du vent.
Victor instinctivement savait qu’il avait accompagné la naissance d’un bateau extraordinaire. Il exprima à Sébastien son admiration d’une longue conversation sifflée. Il lui fit alors une requête que son ami ne saurait lui refuser. Le menuisier l’accepta de bon cœur. Victor était le plus heureux des garçons..
C’est lui qui eut l’honneur d’étrenner « Icare » le beau coursier. Ils attendirent un jour de grand vent du nord-ouest pour le baptiser en passant sous le pont de La Charité. Une folie pour les mariniers du pays !
Ce jour-là, Victor embarqua, calme, certain de son succès. Il plaça Icare le nez face au courant, hissa la voile et l'étarqua solidement. Le bateau répondait à merveille, il remonta les flots avec une formidable aisance. Le garçon se mit à siffler de toutes ses forces. Des rives, tous les oiseaux vinrent se poser sur le bateau. Les uns sur la vergue, d’autres sur le mât, certains sur les écoutes ou les bordées.
L’enfant riait aux éclats. Tous ses amis déployèrent leurs ailes, les agitèrent frénétiquement. Le bateau ne glissait plus sur la Loire, il prit de la hauteur, il s’envola et franchit le redoutable pont non pas sous les arches mais au-dessus de son tablier. Il prit encore de la hauteur et disparut dans le ciel. Jamais on ne revit Victor ni son bateau.
Cette histoire restera longtemps confidentielle. Il n’était pas question de raconter pareille chose au risque de passer pour un affabulateur. Elle se confia de bouche à oreilles dans le secret des veillées nivernaises et berrichonnes quand quelques « causeux » venaient distraire la compagnie. Puis les années passèrent et beaucoup oublièrent l’aventure de Victor.
Quand en 1929, il fut décidé au ministère de la Marine d’installer à La Charité-sur-Loire une base d’hydravions sur la rivière canalisée par un duit, personne ne fut outre mesure surpris. Dans les esprits des gens du pays, la relation avec le miracle de Victor était évidente.
Prenez bien garde si vous remontez la Loire à la voile de ne pas siffler sur un fûtreau construit au bec d’Allier. Vous pourriez bien tutoyer les anges …
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