Narcisse
et compagnie
La
multiplication des supports permettant de prendre des photographies
provoque un bouleversement des comportements touristiques ou
narcissiques. Nous ne percevons pas les transformations que va
imposer l'intrusion massive des moyens numériques dans la
psychologie du futur homonumericus, un être si particulier qu'il
convient d'en examiner d'un peu plus près les travers.
L'homonumericus
est doté d'un nouveau système de repérage dans l'espace. Les
experts s'interrogent encore pour savoir comment il a pu remplacer
ses yeux, désormais totalement voués aux différents écrans qui
organisent son environnement direct. J'ai vu, de mes yeux vu, une
demoiselle qui pianotait sur un clavier, éviter un lampadaire qui se
dressait sur son chemin sans avoir pris la moindre information.
D'autres agissent de même avec une caméra qu'ils portent au bout
d'une canne télescopique tout en évitant les obstacles qui
s'offrent à eux. Ce mystère sera sans doute éclairci dans les
années à venir …
Pour
l'heure, nous nous contenterons de considérer les seuls utilisateurs
de tout ce qui permet d'immortaliser l'instant par l'image. Ils sont
si nombreux désormais qu'il convient de regarder le touriste qui ne
prend pas de photographies comme une exception notable : une
incongruité qu'il convient de souligner.
Autre
tendance très notable : c'est la généralisation pratiquement
universelle de la presbytie car, si vous y prêtez un peu attention,
la plus grande partie de ces amateurs de clichés tiennent des
appareils de plus en plus petits, à bout de bras et même parfois au
bout d'une rallonge. J'ai voulu, à plusieurs reprises, m'inquiéter
de ce curieux phénomène mais on m'a si souvent ri au nez que j'ai
cessé de le signaler aux intéressés. Si quelques personnes
pouvaient à ce propos, m'apporter leurs lumières, je leur en serais
reconnaissant !
Il
s'agit maintenant de s'attarder sur nos preneurs de clichés. Le plus
remarquable est le dé-centrage de la posture du photographe, jadis
observateur attentif du monde, qui aujourd'hui se fait à la fois
acteur et metteur en scène de lui-même dans un univers qui ne
vaut que par sa seule présence. Ainsi, pour être plus clair et
ouvrir un peu la focale, l'individu en question se prend lui même en
photo avec, en arrière-plan, un monument, un panorama, un site
remarquable, rabaissé inexorablement au rang de simple décor, de
faire-valoir de la grandeur du sujet central.
Ce
phénomène peut parfois se jouer en couple : l'un étant le
regard de l'autre et alternativement. Je te prends, tu me prends et
ce qui autrefois constituait le sujet des compositions d'antan
devient un pauvre décor attestant de la mobilité des deux sujets
ridicules. Ajoutons aussi les mouvements absurdes, les postures
idiotes, les grimaces ou les visages figés et vous aurez une galerie
de portraits où le monde entier n'est plus qu'un vague prétexte
toujours flou.
Il
faut aussi laisser place à ceux qui usent de la capacité de
capturer la mobilité avec leurs petits engins diaboliques. A ces
véritables opérateurs cinématographiques, il convient de laisser
place nette sinon ils peuvent vous marcher sur les pieds, vous
bousculer ou pire encore pour les besoins de leur tournage. Là
encore, il est rare que le décor soit le sujet principal de leur
intérêt. Bien au contraire, ce sont leurs enfants, leurs amis qui
sont au cœur d'une action où nul intrus ne doit venir s' immiscer.
Pour
tous ceux-là, le cliché se prend dans l'instant sans souci du
cadrage, de la lumière, de la composition. Ils photographient à la
volée, ne cessent de prendre des clichés en se disant qu'il feront
le tri ensuite ; ce qui ne se fera jamais d'ailleurs. Ils
mitraillent ... le hasard permettra bien d'obtenir quelque chose de
regardable dans ce fatras, sinon des heures de retouche seront
peut-être capables d'y effacer les innombrables défauts …
Tous
nos aventuriers de l'œilleton se reposent de temps à autre. Ils se
posent sur un banc, autour d'un verre pour revivre dans l'instant ce
qu'ils n'ont pas vraiment vécu, affairés qu'ils étaient à faire
des photographies sans même admirer l'endroit. Le cliché ne rend
plus compte de l'environnement, du pays ou du monument que l'on
visite : il n'a d'autre utilité que de glorifier celui qui
traverse le monde comme un être étranger à celui-ci.
Qui
plus est , ces narcisses du sourire figé se précipiteront dans une
gargote qui leur servira boissons et repas « comme à la
maison ». Le voyage ne sert donc qu'à se mettre en scène dans
une planète qu'ils n'observent plus qu'au travers de leur ego. C'est
absolument désolant et le fruit d'un impérialisme des consciences
qui ne cesse de m'exaspérer.
Ajoutons
qu'ensuite, il convient de mettre au plus vite- si ce n'est dans
l'instant- ces photographies de soi-même pour que les amis puissent
apprécier votre capacité à aller toujours plus loin. L'information
tue l'information ; la photographie sacrifie le monde à la
seule glorification du voyageur. Ainsi va ce monde qui court à sa
perte sans en prendre conscience le moins du monde .
Si
la photo est bonne ….
Narcissiquement leur.
Crédit photos : Véronique Popinet
Retrouvez-la ici : https://www.facebook.com/notes/rdv-au-parle-loire/les-gens-de-loire-entre-portraits-et-bandes-son/270589160178829/
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