lundi 4 juin 2018

Si la photo est bonne …



Narcisse et compagnie



La multiplication des supports permettant de prendre des photographies provoque un bouleversement des comportements touristiques ou narcissiques. Nous ne percevons pas les transformations que va imposer l'intrusion massive des moyens numériques dans la psychologie du futur homonumericus, un être si particulier qu'il convient d'en examiner d'un peu plus près les travers.

L'homonumericus est doté d'un nouveau système de repérage dans l'espace. Les experts s'interrogent encore pour savoir comment il a pu remplacer ses yeux, désormais totalement voués aux différents écrans qui organisent son environnement direct. J'ai vu, de mes yeux vu, une demoiselle qui pianotait sur un clavier, éviter un lampadaire qui se dressait sur son chemin sans avoir pris la moindre information. D'autres agissent de même avec une caméra qu'ils portent au bout d'une canne télescopique tout en évitant les obstacles qui s'offrent à eux. Ce mystère sera sans doute éclairci dans les années à venir …

Pour l'heure, nous nous contenterons de considérer les seuls utilisateurs de tout ce qui permet d'immortaliser l'instant par l'image. Ils sont si nombreux désormais qu'il convient de regarder le touriste qui ne prend pas de photographies comme une exception notable : une incongruité qu'il convient de souligner.

Autre tendance très notable : c'est la généralisation pratiquement universelle de la presbytie car, si vous y prêtez un peu attention, la plus grande partie de ces amateurs de clichés tiennent des appareils de plus en plus petits, à bout de bras et même parfois au bout d'une rallonge. J'ai voulu, à plusieurs reprises, m'inquiéter de ce curieux phénomène mais on m'a si souvent ri au nez que j'ai cessé de le signaler aux intéressés. Si quelques personnes pouvaient à ce propos, m'apporter leurs lumières, je leur en serais reconnaissant !


Il s'agit maintenant de s'attarder sur nos preneurs de clichés. Le plus remarquable est le dé-centrage de la posture du photographe, jadis observateur attentif du monde, qui aujourd'hui se fait à la fois acteur et metteur en scène de lui-même dans un univers qui ne vaut que par sa seule présence. Ainsi, pour être plus clair et ouvrir un peu la focale, l'individu en question se prend lui même en photo avec, en arrière-plan, un monument, un panorama, un site remarquable, rabaissé inexorablement au rang de simple décor, de faire-valoir de la grandeur du sujet central.

Ce phénomène peut parfois se jouer en couple : l'un étant le regard de l'autre et alternativement. Je te prends, tu me prends et ce qui autrefois constituait le sujet des compositions d'antan devient un pauvre décor attestant de la mobilité des deux sujets ridicules. Ajoutons aussi les mouvements absurdes, les postures idiotes, les grimaces ou les visages figés et vous aurez une galerie de portraits où le monde entier n'est plus qu'un vague prétexte toujours flou.

Il faut aussi laisser place à ceux qui usent de la capacité de capturer la mobilité avec leurs petits engins diaboliques. A ces véritables opérateurs cinématographiques, il convient de laisser place nette sinon ils peuvent vous marcher sur les pieds, vous bousculer ou pire encore pour les besoins de leur tournage. Là encore, il est rare que le décor soit le sujet principal de leur intérêt. Bien au contraire, ce sont leurs enfants, leurs amis qui sont au cœur d'une action où nul intrus ne doit venir s' immiscer.



Pour tous ceux-là, le cliché se prend dans l'instant sans souci du cadrage, de la lumière, de la composition. Ils photographient à la volée, ne cessent de prendre des clichés en se disant qu'il feront le tri ensuite ; ce qui ne se fera jamais d'ailleurs. Ils mitraillent ... le hasard permettra bien d'obtenir quelque chose de regardable dans ce fatras, sinon des heures de retouche seront peut-être capables d'y effacer les innombrables défauts …

Tous nos aventuriers de l'œilleton se reposent de temps à autre. Ils se posent sur un banc, autour d'un verre pour revivre dans l'instant ce qu'ils n'ont pas vraiment vécu, affairés qu'ils étaient à faire des photographies sans même admirer l'endroit. Le cliché ne rend plus compte de l'environnement, du pays ou du monument que l'on visite : il n'a d'autre utilité que de glorifier celui qui traverse le monde comme un être étranger à celui-ci.

Qui plus est , ces narcisses du sourire figé se précipiteront dans une gargote qui leur servira boissons et repas « comme à la maison ». Le voyage ne sert donc qu'à se mettre en scène dans une planète qu'ils n'observent plus qu'au travers de leur ego. C'est absolument désolant et le fruit d'un impérialisme des consciences qui ne cesse de m'exaspérer.


Ajoutons qu'ensuite, il convient de mettre au plus vite- si ce n'est dans l'instant- ces photographies de soi-même pour que les amis puissent apprécier votre capacité à aller toujours plus loin. L'information tue l'information ; la photographie sacrifie le monde à la seule glorification du voyageur. Ainsi va ce monde qui court à sa perte sans en prendre conscience le moins du monde .

Si la photo est bonne …. 

Narcissiquement leur.


Crédit photos : Véronique Popinet
Retrouvez-la ici : https://www.facebook.com/notes/rdv-au-parle-loire/les-gens-de-loire-entre-portraits-et-bandes-son/270589160178829/
 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

À quoi rêvent les bateaux qui restent à quai ?

  Partir À quoi rêvent les bateaux qui restent à quai ? Ces éternels prisonniers de leurs entraves Ils ont pour seules v...