Le
meunier marinier.
Si
mon histoire est à peine croyable c'est qu'elle se joue du temps et
des hommes. Je suis le fils du meunier. J'ai grandi dans ce
magnifique moulin de bois qui dresse ses ailes à deux pas de la
Loire, à Bouteille. J'ai poussé entre les bruits de la meule qui
écrasait le grain, les plaintes du vent dans l'armature de ce bel
édifice, l'appel du fleuve et la beauté des voiles de ces grands
bateaux qui ne cessaient d'aller et venir sur notre Loire.
Oui,
lorsque j'étais enfant, il y avait une immense activité sur notre
fille Liger. C'était un temps où la machine à vapeur n'avait pas
encore troublé les esprits et ruiné nos beaux métiers. Les paysans
apportaient le blé à dos d'âne, les hommes prenaient le temps de
vivre et moi j'aimais courir la lande, pêcher l'écrevisse ou le
joyeux goujon. Dès que j'en avais l'occasion, je laissais mon père
à sa farine pour aller rêver de voyages en gabare.
C'était
encore un autre siècle bien avant celui-ci. Il y a si longtemps de
ça que nul de ceux que j'ai croisés alors ne sont encore en vie
pour témoigner de la véracité de mes dires. Je devine que vous
vous pincez du nez, que la chose vous paraît improbable mais
pourtant, asseyez-vous près de moi pour écouter mon histoire. Elle
vous montrera que celui qui ne veut pas croire finit parfois par le
regretter amèrement.
Mais
revenons en ces temps heureux où le saumon et l'alose remontaient le
fleuve royal, où toutes les marchandises du pays passaient devant
mes yeux émerveillés. Les mariniers d'alors étaient grands
gaillards forts en gueule, ils avaient la main leste dès qu'une
demoiselle passait à portée de grivoiseries. Mais ils étaient bons
garçons, toujours prompts à vous rendre service pour une bonne
goulée de notre petit vin de pays.
Quand
le moulin avait fait son œuvre, qu'il n'y avait plus de grain à
moudre, je me laissais aller à rêver de suivre leur chemin de
Roanne à Saint Nazaire en suivant le courant, ou dans l'autre sens à
la voile, à la bourde ou à la corvée. Je n'enviais pas le sort de
ceux qui s'en revenaient à pied, ayant descendu leur marchandise sur
des sapines qui finissaient bois de charpente ou de chauffage en
arrivant au port.
Je
me rêvais marinier à la manœuvre, hissant la grand voile carrée
afin qu'elle se gonfle de notre beau vent de Galerne, qui en cette
époque lointaine, ne se faisait pas prier. Le vent, je l'avais
apprivoisé avec mon meunier de père. Le moulin tournait sur son
pivot pour aller chercher le souffle d'où il venait. J'avais des
rêves pleins le cœur et l'insouciance de mes jeunes années.
J'étais chien fou qui trainait sur les berges à colleter un beau
lièvre, à piéger une perdrix. J'étais un enfant de la nature,
elle se montrait généreuse et si belle que je ne voyais pas les
journées passer.
Parfois
il me prenait l'envie de filer quelques jours. J'allais vivre ma vie
d'enfant sauvage sur une île, péchant, rêvant, regardant les
voiles ou les étoiles. J'étais insouciant et ne savais pas ce
qu'était une école. Mon père alors, était si occupé pour
satisfaire tous ses clients qu'il ne s'apercevait pas de mes absences
à moins qu'il ne fermât les yeux, ayant fait tout pareillement
quand il avait mon âge.
J'étais
parti depuis quelque temps, je n'avais pas compté les jours, il
faisait grand beau, les nuits étaient douces et le fleuve avait
encore bien assez d'eau pour que roulent les bateaux. Je voyais au
loin tourner les ailes du moulin ; les voiles allaient vers l'amont,
quand vers l'aval, les hommes poussaient sur la bourde. Il y avait un
vent de Galerne qui réjouit les gars d'ici. C'était le bonheur, du
moins, c'est ce que je croyais alors.
Au
matin de ce jour qui transforma ma vie, un changement de temps, un
silence étrange. Le ciel était chargé de nuages noirs, pourtant
pas un souffle d'air. Sur le fleuve, il fallait peiner pour faire son
chemin; souffrir comme des bêtes sous le licol pour ceux qui s'en
allaient vers l' Est. Soudain, un détail me troubla, le moulin ne
tournait pas, mais ses ailes formaient au loin, une sinistre croix.
J'avais compris le présage, il n'était pas besoin qu'on m'explique
le message.
Le
meunier avait mordu la farine. Il avait eu grand malaise, un coup du
sort qui vous fait mauvaise mine. En plein ouvrage, il avait senti
douleur violente dans la poitrine, le client qui attendait ses sacs
entendit un cri sourd, déjà étranglé et mon colosse de père
avait rendu son dernier soupir. La mort avait fauché celui qui
écrasait le blé.
Je revins aussi vite que possible pour pleurer celui que je n'avais
pu secourir. Je n'ai pas fait de vieux os en ce lieu qui m'avait
rendu orphelin. J'étais jeune, sans doute un peu naïf. Mon père
tout juste mis en terre, je pris ce que j'avais de hardes dans un
pauvre baluchon et m'engageai sur le premier bateau qui avait besoin
de mes bras.
Je
partais sur la belle Loire pour vivre enfin l'aventure de sa marine
marchande. J'appris le métier à la dure, le capitaine qui me prit à
bord ne me donnait plus guère l'occasion de revenir à mes rêveries.
Il fallait attendre l'étiage pour enfin avoir un peu de temps pour
souffler. Nous n'avions ni dimanche ni jour férié. Tant que l'eau
permettait le passage, il fallait aller de l'avant.
Que
j'en ai fait de voyages, que j'en ai vu de braves gens, de vilains et
de pas trop honnêtes. Mais qu'importe, j'avais sous mes pieds un
magnifique chaland, un monstre de bois capable de porter ses
cinquante tonnes de trésors. Du charbon, des pierres, des tonneaux,
des étoffes, des coffres mystérieux. Il y avait toujours à
charrier, à charger ou à descendre à chaque port traversé.
Il
y avait belle lurette que j'avais vu pousser une moustache sous mon
nez. J'avais pris du muscle et des épaules, m'étais percé
l'oreille comme tous les garçons qui vont sur l'eau. J'avais vu
quelques fois la feuille à l'envers avec des belles moins farouches
que les autres, pour des amours d'une fête votive sans lendemain. Je
m'étais lassé des amours portuaires et désirais de tout cœur
trouver ma belle, pourvu qu'elle fût fille des bords de Loire.
C'est
à la Ronce, à deux pas de Chateauneuf que je me piquai le cœur
auprès d'une petite bergère qui laissait paître ses chèvres le
long de notre fleuve. Elle s'appelait Jeanne, n'y voyez nulle
moquerie de ma part. Elle se trouva sur ma route un jour où le
fleuve faisait grand colère comme seul lui sait le faire.
Jeanne
nous invita à venir nous réchauffer dans sa modeste masure. Le
vent, les eaux qui roulaient, le niveau qui ne cessait de monter, les
vagues et la force du courant, tout nous interdisait la navigation.
Nous avions eu grande peine pour amarrer notre chaland. Il était
chargé ras la gueule, il fallait à tout prix préserver ses trésor.
Mais
ce fut un joyau bien plus brillant qui me tira le cœur. Jeanne était
fille à vous tourner les sangs ; les miens firent quelques tours,
tant ma poitrine battait la chamade. La demoiselle m'avait pris dans
ses rets ; j'étais saumon pris au piège. Au lieu d'en trouver
ombrage, je dois à la vérité de reconnaître que j'en étais bien
aise.
Allez
savoir pourquoi cela se passa comme ça. Ce que j'éprouvais, Jeanne
semblait le vivre pareillement. Bien vite, le restant de l'équipage
échangea sourires entendus et moqueries aimables. Tous avaient vu le
trouble de l'un et de l'autre et ils eurent la délicatesse de
prétendre préférer s'en aller boire quelques chopines à
Chateauneuf.
Depuis,
il n'y eut jamais de voyage où je ne trouvais prétexte à m'arrêter
à la Ronce. Chacun avait compris la manœuvre et faisait semblant de
s'en étonner. Il y avait toujours vérification à faire, chargement
à prendre ou livraison à porter. Le hasard exigeait toujours qu'on
soit contraint d'y passer la nuit. J'étais marinier qui avait trouvé
sa belle.
La
rumeur enfla plus surement que la voile. Avec ma Jeanne, nous
passâmes bien vite devant monsieur le maire pour confirmer ce que
chacun avait compris dans la grande confrérie des mariniers de
Loire. Je bataillais ferme pour refuser le sacrement de monsieur le
curé. Je ne savais pas alors que mes ennuis allaient commencer.
Pourtant,
en nos premières années, que mes escales en notre bonne ville de
Chateauneuf était joyeux. Jeanne, comme tant d'autres femmes de
marinier, avait de la patience à revendre tout le temps de mes
folles escapades et des trésors de gentillesse au moment de
l'escale. Je trouvais souvent astuces pour la faire durer, voulant
lancer l'ancre plus longtemps que de raison tout près de sa masure
et de ses chèvres.
Le
temps passa, ma Jeanne patientait souvent. Nous étions heureux, les
jours n'avaient pas de prise. Pourtant, au fil des saisons, des
années qui filaient, Jeanne n'était toujours pas grosse et j'en
éprouvais grand chagrin et belle contrariété.
J'entendais
dans mon dos de bien vilaines moqueries, l'aiguillette du marinier ne
convenait pas à la bergère de la Ronce. Je serrais des poings et
faisais bonne figure à ces affreux médisants.
Jeanne
qui avait de la religion finit par me supplier d'accepter de faire
pèlerinage pénitent jusqu' à Saint Père sur Loire. Il y avait
là-bas croix de Saint Nicolas qui avait, disaient les vieilles
grenouilles de bénitier, des vertus pour les filles à marier. Nous
n'étions pas mariés devant le seigneur des cieux, Jeanne voyait en
ma folie les raisons de sa punition actuelle.
C'est
le soir de la messe de la nativité quand les cloches de l'église
Saint Ythiers sonnent les douze coups de la mi-nuit qu'il fallait
faire trois tours de la croix pour être dans l'année suivante,
mariée et comblée comme le fut Marie. Jeanne y croyait et ne
voulait plus attendre. Ce que femme veut, elle l'obtient, elle a bien
des sortilèges pour arriver à ses fins. Tout mécréant et marinier
que j'étais, je dus me résoudre à faire le chemin à pied par une
froide nuit d'hiver.
Toujours
le juron à portée de bouche, le blasphème ou le propos hâbleur,
je ne pus m'empêcher de tenir propos déraisonnable au moment de
faire le girouet autour de Saint Nicolas. Je beuglais bien haut pour
faire le malin, passer pour ce fort en goule qui ne craint personne :
« Si ton Saint Nicolas permet ce que je n'ai jamais pu te
faire, je lui donne mon âme, ventre saint gris mamie !»
C'était
le douzième coup de minuit, le vent soudain se calma, l'eau qui
roulait sombre et puissante comme un cheval au galop sembla se figer.
De la Loire, je n'en croyais pas mes yeux, un vieux bonhomme sortit
des flots sans qu'il eût une goutte d'eau sur ses vêtements. Il
avait barbe blanche et drôle de tenue d'un gars qui n'est pas d'ici.
Mon
garçon, me dit le bonhomme, je te laisse cette âme impie car
elle ne me semble pas valoir grand chose. Mais je vais te montrer que
moi, Saint Nicolas, patron de tous ceux qui vont sur l'eau, je ne
suis pas un Saint Homme pour rien. Ta Jeanne aura sa récompense, en
son sein, des beaux garçons et de belles damoiselles pousseront
autant qu'elle en désire. Ils vivront sur les bords de cette Loire
que je chéris autant qu'elle.
Mais
toi mon gaillard, tu auras en échange de cette faveur et pour te
punir de ta pensée mécréante, une bien vilaine épreuve. Je
t'offre la vie éternelle, pour qu'à longueur de jours, tu marches
le long du fleuve et racontes cette histoire. Tu en auras la charge,
quand la marine de Loire aura cessé d'être ce qu'elle est encore
aujourd'hui, le poumon de notre pays. Tu auras alors la lourde
responsabilité de donner envie aux gens d'ici de continuer à
fabriquer des bateaux de bois pour naviguer sur le fleuve pour le
seul amour de notre Loire
Mais n'oublie pas mon garçon de célébrer chaque année la fête de
ton Saint Patron. Chaque fois que je te le demanderai, tu viendras me
chercher sur un bateau de bois pour aller bénir les fûtreaux et les
plates, les toues et les chalands, les gabares et sapines de ceux
dont tu auras obtenu la conversion à l'amour de notre marine de
Loire.
Va
mon garçon et occupe-toi de ta Jeanne pour le reste de son âge. Tu
auras encore la douleur de la voir vieillir puis partir tandis que
pour toi, ta vie éternelle durant, tu arpenteras les rives de la
fille Liger. Tes enfants seront de ceux qui garderont le flambeau,
les enfants de leurs enfants poursuivront cette tache.
Tu
les suivras des yeux, sans jamais les connaître, ni savoir qui ils
sont. Tu seras toujours en chemin, le long des berges, conseillant
les passants, créant par des histoires nouvelles vocations
marinières. Dans chaque confrérie, sans que tu puisses le savoir,
il y aura toujours un des tes descendants. Ils vont se disperser le
long de notre fleuve pour, te seconder dans la mission céleste que
je t'impose : « Conserver la mémoire de notre marine.»
Voilà,
vous savez tout. Je devine bien à vos regards circonspects que vous
ne me croyez pas. Je vous conseille de n'en rien dire. Saint Nicolas
pourrait bien vous jouer, à vous aussi, un vilain tour à sa façon.
Gardez votre langue et aimez la Loire. C'est la seule vérité de
toute cette histoire !
Fabuleusement
vôtre
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