vendredi 15 juin 2018

Mon moulin avant.



Le meunier marinier.


Si mon histoire est à peine croyable c'est qu'elle se joue du temps et des hommes. Je suis le fils du meunier. J'ai grandi dans ce magnifique moulin de bois qui dresse ses ailes à deux pas de la Loire, à Bouteille. J'ai poussé entre les bruits de la meule qui écrasait le grain, les plaintes du vent dans l'armature de ce bel édifice, l'appel du fleuve et la beauté des voiles de ces grands bateaux qui ne cessaient d'aller et venir sur notre Loire.

Oui, lorsque j'étais enfant, il y avait une immense activité sur notre fille Liger. C'était un temps où la machine à vapeur n'avait pas encore troublé les esprits et ruiné nos beaux métiers. Les paysans apportaient le blé à dos d'âne, les hommes prenaient le temps de vivre et moi j'aimais courir la lande, pêcher l'écrevisse ou le joyeux goujon. Dès que j'en avais l'occasion, je laissais mon père à sa farine pour aller rêver de voyages en gabare.

C'était encore un autre siècle bien avant celui-ci. Il y a si longtemps de ça que nul de ceux que j'ai croisés alors ne sont encore en vie pour témoigner de la véracité de mes dires. Je devine que vous  vous pincez du nez, que la chose vous paraît improbable mais pourtant, asseyez-vous près de moi pour écouter mon histoire. Elle vous montrera que celui qui ne veut pas croire finit parfois par le regretter amèrement.

Mais revenons en ces temps heureux où le saumon et l'alose remontaient le fleuve royal, où toutes les marchandises du pays passaient devant mes yeux émerveillés. Les mariniers d'alors étaient grands gaillards forts en gueule, ils avaient la main leste dès qu'une demoiselle passait à portée de grivoiseries. Mais ils étaient bons garçons, toujours prompts à vous rendre service pour une bonne goulée de notre petit vin de pays.

Quand le moulin avait fait son œuvre, qu'il n'y avait plus de grain à moudre, je me laissais aller à rêver de suivre leur chemin de Roanne à Saint Nazaire en suivant le courant, ou dans l'autre sens à la voile, à la bourde ou à la corvée. Je n'enviais pas le sort de ceux qui s'en revenaient à pied, ayant descendu leur marchandise sur des sapines qui finissaient bois de charpente ou de chauffage en arrivant au port.

Je me rêvais marinier à la manœuvre, hissant la grand voile carrée afin qu'elle se gonfle de notre beau vent de Galerne, qui en cette époque lointaine, ne se faisait pas prier. Le vent, je l'avais apprivoisé avec mon meunier de père. Le moulin tournait sur son pivot pour aller chercher le souffle d'où il venait. J'avais des rêves pleins le cœur et l'insouciance de mes jeunes années. J'étais chien fou qui trainait sur les berges à colleter un beau lièvre, à piéger une perdrix. J'étais un enfant de la nature, elle se montrait généreuse et si belle que je ne voyais pas les journées passer.

Parfois il me prenait l'envie de filer quelques jours. J'allais vivre ma vie d'enfant sauvage sur une île, péchant, rêvant, regardant les voiles ou les étoiles. J'étais insouciant et ne savais pas ce qu'était une école. Mon père alors, était  si occupé pour satisfaire tous ses clients qu'il ne s'apercevait pas de mes absences à moins qu'il ne fermât les yeux, ayant fait tout pareillement quand il avait mon âge.

J'étais parti depuis quelque temps, je n'avais pas compté les jours, il faisait grand beau, les nuits étaient douces et le fleuve avait encore bien assez d'eau pour que roulent les bateaux. Je voyais au loin tourner les ailes du moulin ; les voiles allaient vers l'amont, quand vers l'aval, les hommes poussaient sur la bourde. Il y avait un vent de Galerne qui réjouit les gars d'ici. C'était le bonheur, du moins, c'est ce que je croyais alors.

Au matin de ce jour qui transforma ma vie, un changement de temps, un silence étrange. Le ciel était chargé de nuages noirs, pourtant pas un souffle d'air. Sur le fleuve, il fallait peiner pour faire son chemin; souffrir comme des bêtes sous le licol pour ceux qui s'en allaient vers l' Est. Soudain, un détail me troubla, le moulin ne tournait pas, mais ses ailes formaient au loin, une sinistre croix. J'avais compris le présage, il n'était pas besoin qu'on m'explique le message.

Le meunier avait mordu la farine. Il avait eu grand malaise, un coup du sort qui vous fait mauvaise mine. En plein ouvrage, il avait senti douleur violente dans la poitrine, le client qui attendait ses sacs entendit un cri sourd, déjà étranglé et mon colosse de père avait rendu son dernier soupir. La mort avait fauché celui qui écrasait le blé.

Je revins aussi vite que possible pour pleurer celui que je n'avais pu secourir. Je n'ai pas fait de vieux os en ce lieu qui m'avait rendu orphelin. J'étais jeune, sans doute un peu naïf. Mon père tout juste mis en terre, je pris ce que j'avais de hardes dans un pauvre baluchon et m'engageai sur le premier bateau qui avait besoin de mes bras.


Je partais sur la belle Loire pour vivre enfin l'aventure de sa marine marchande. J'appris le métier à la dure, le capitaine qui me prit à bord ne me donnait plus guère l'occasion de revenir à mes rêveries. Il fallait attendre l'étiage pour enfin avoir un peu de temps pour souffler. Nous n'avions ni dimanche ni jour férié. Tant que l'eau permettait le passage, il fallait aller de l'avant.

Que j'en ai fait de voyages, que j'en ai vu de braves gens, de vilains et de pas trop honnêtes. Mais qu'importe, j'avais sous mes pieds un magnifique chaland, un monstre de bois capable de porter ses cinquante tonnes de trésors. Du charbon, des pierres, des tonneaux, des étoffes, des coffres mystérieux. Il y avait toujours à charrier, à charger ou à descendre à chaque port traversé.

Il y avait belle lurette que j'avais vu pousser une moustache sous mon nez. J'avais pris du muscle et des épaules, m'étais percé l'oreille comme tous les garçons qui vont sur l'eau. J'avais vu quelques fois la feuille à l'envers avec des belles moins farouches que les autres, pour des amours d'une fête votive sans lendemain. Je m'étais lassé des amours portuaires et désirais de tout cœur trouver ma belle, pourvu qu'elle fût fille des bords de Loire.

C'est à la Ronce, à deux pas de Chateauneuf que je me piquai le cœur auprès d'une petite bergère qui laissait paître ses chèvres le long de notre fleuve. Elle s'appelait Jeanne, n'y voyez nulle moquerie de ma part. Elle se trouva sur ma route un jour où le fleuve faisait grand colère comme seul lui sait le faire.

Jeanne nous invita à venir nous réchauffer dans sa modeste masure. Le vent, les eaux qui roulaient, le niveau qui ne cessait de monter, les vagues et la force du courant, tout nous interdisait la navigation. Nous avions eu grande peine pour amarrer notre chaland. Il était chargé ras la gueule, il fallait à tout prix préserver ses trésor.

Mais ce fut un joyau bien plus brillant qui me tira le cœur. Jeanne était fille à vous tourner les sangs ; les miens firent quelques tours, tant ma poitrine battait la chamade. La demoiselle m'avait pris dans ses rets ; j'étais saumon pris au piège. Au lieu d'en trouver ombrage, je dois à la vérité de reconnaître que j'en étais bien aise.

Allez savoir pourquoi cela se passa comme ça. Ce que j'éprouvais, Jeanne semblait le vivre pareillement. Bien vite, le restant de l'équipage échangea sourires entendus et moqueries aimables. Tous avaient vu le trouble de l'un et de l'autre et ils eurent la délicatesse de prétendre préférer s'en aller boire quelques chopines à Chateauneuf.

Depuis, il n'y eut jamais de voyage où je ne trouvais prétexte à m'arrêter à la Ronce. Chacun avait compris la manœuvre et faisait semblant de s'en étonner. Il y avait toujours vérification à faire, chargement à prendre ou livraison à porter. Le hasard exigeait toujours qu'on soit contraint d'y passer la nuit. J'étais marinier qui avait trouvé sa belle.

La rumeur enfla plus surement que la voile. Avec ma Jeanne, nous passâmes bien vite devant monsieur le maire pour confirmer ce que chacun avait compris dans la grande confrérie des mariniers de Loire. Je bataillais ferme pour refuser le sacrement de monsieur le curé. Je ne savais pas alors que mes ennuis allaient commencer.

Pourtant, en nos premières années, que mes escales en notre bonne ville de Chateauneuf était joyeux. Jeanne, comme tant d'autres femmes de marinier, avait de la patience à revendre tout le temps de mes folles escapades et des trésors de gentillesse au moment de l'escale. Je trouvais souvent astuces pour la faire durer, voulant lancer l'ancre plus longtemps que de raison tout près de sa masure et de ses chèvres.

Le temps passa, ma Jeanne patientait souvent. Nous étions heureux, les jours n'avaient pas de prise. Pourtant, au fil des saisons, des années qui filaient, Jeanne n'était toujours pas grosse et j'en éprouvais grand chagrin et belle contrariété.


J'entendais dans mon dos de bien vilaines moqueries, l'aiguillette du marinier ne convenait pas à la bergère de la Ronce. Je serrais des poings et faisais bonne figure à ces affreux médisants.

Jeanne qui avait de la religion finit par me supplier d'accepter de faire pèlerinage pénitent jusqu' à Saint Père sur Loire. Il y avait là-bas croix de Saint Nicolas qui avait, disaient les vieilles grenouilles de bénitier, des vertus pour les filles à marier. Nous n'étions pas mariés devant le seigneur des cieux, Jeanne voyait en ma folie les raisons de sa punition actuelle.


C'est le soir de la messe de la nativité quand les cloches de l'église Saint Ythiers sonnent les douze coups de la mi-nuit qu'il fallait faire trois tours de la croix pour être dans l'année suivante, mariée et comblée comme le fut Marie. Jeanne y croyait et ne voulait plus attendre. Ce que femme veut, elle l'obtient, elle a bien des sortilèges pour arriver à ses fins. Tout mécréant et marinier que j'étais, je dus me résoudre à faire le chemin à pied par une froide nuit d'hiver.


Toujours le juron à portée de bouche, le blasphème ou le propos hâbleur, je ne pus m'empêcher de tenir propos déraisonnable au moment de faire le girouet autour de Saint Nicolas. Je beuglais bien haut pour faire le malin, passer pour ce fort en goule qui ne craint personne : « Si ton Saint Nicolas permet ce que je n'ai jamais pu te faire, je lui donne mon âme, ventre saint gris mamie !»

C'était le douzième coup de minuit, le vent soudain se calma, l'eau qui roulait sombre et puissante comme un cheval au galop sembla se figer. De la Loire, je n'en croyais pas mes yeux, un vieux bonhomme sortit des flots sans qu'il eût une goutte d'eau sur ses vêtements. Il avait barbe blanche et drôle de tenue d'un gars qui n'est pas d'ici.

Mon garçon, me dit le bonhomme, je te  laisse cette âme impie car elle ne me semble pas valoir grand chose. Mais je vais te montrer que moi, Saint Nicolas, patron de tous ceux qui vont sur l'eau, je ne suis pas un Saint Homme pour rien. Ta Jeanne aura sa récompense, en son sein, des beaux garçons et de belles damoiselles pousseront autant qu'elle en désire. Ils vivront sur les bords de cette Loire que je chéris autant qu'elle.

Mais toi mon gaillard, tu auras en échange de cette faveur et pour te punir de ta pensée mécréante, une bien vilaine épreuve. Je t'offre la vie éternelle, pour qu'à longueur de jours, tu marches le long du fleuve et racontes cette histoire. Tu en auras la charge, quand la marine de Loire aura cessé d'être ce qu'elle est encore aujourd'hui, le poumon de notre pays. Tu auras alors la lourde responsabilité de donner envie aux gens d'ici de continuer à fabriquer des bateaux de bois pour naviguer sur le fleuve pour le seul amour de notre Loire

Mais n'oublie pas mon garçon de célébrer chaque année la fête de ton Saint Patron. Chaque fois que je te le demanderai, tu viendras me chercher sur un bateau de bois pour aller bénir les fûtreaux et les plates, les toues et les chalands, les gabares et sapines de ceux dont tu auras obtenu la conversion à l'amour de notre marine de Loire.

Va mon garçon et occupe-toi de ta Jeanne pour le reste de son âge. Tu auras encore la douleur de la voir vieillir puis partir tandis que pour toi, ta vie éternelle durant, tu arpenteras les rives de la fille Liger. Tes enfants seront de ceux qui garderont le flambeau, les enfants de leurs enfants poursuivront cette tache.

Tu les suivras des yeux, sans jamais les connaître, ni savoir qui ils sont. Tu seras toujours en chemin, le long des berges, conseillant les passants, créant par des histoires nouvelles vocations marinières. Dans chaque confrérie, sans que tu puisses le savoir, il y aura toujours un des tes descendants. Ils vont se disperser le long de notre fleuve pour, te seconder dans la mission céleste que je t'impose : « Conserver la mémoire de notre marine.»

Voilà, vous savez tout. Je devine bien à vos regards circonspects que vous ne me croyez pas. Je vous conseille de n'en rien dire. Saint Nicolas pourrait bien vous jouer, à vous aussi, un vilain tour à sa façon. Gardez votre langue et aimez la Loire. C'est la seule vérité de toute cette histoire !

Fabuleusement vôtre


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