Comment
ouvrir les yeux ?
Il
était une fois une mère heureuse élevant son garçon auprès d'un
mari aimant, dragueur de sable sur la Loire. Chaque matin, qu'importe
la saison, elle voyait son homme partir avec un petit pincement au
cœur. Elle ne pouvait s'empêcher d'avoir une crainte lancinante :
le métier est rude, le travail harassant et la rivière piègeuse …
Hélène
puisque tel était son nom, avait pourtant largement de quoi
s'occuper durant ses longues journées. Elle travaillait dans un
petit atelier de couture, elle taillait, cousait et reprisait de
grandes voiles carrées pour les mariniers de Loire. Le travail se
faisait à la main, la toile de lin ou de chanvre était bien épaisse
et l'aiguille bien petite.
Un
jour de hautes eaux, un jour de mauvais temps et de grand vent, on
vint la chercher à l'atelier pour lui annoncer une nouvelle qu'elle
redoutait en son for intérieur depuis si longtemps. Trop chargée,
la toue sablière de son homme avait chaviré au passage du pont. Sur
la rive, les passants avaient assisté, impuissants , à la noyade
du pauvre homme incapable de résister à la force des flots en cet
endroit redoutable.
Hélène
fut alors l'une de ces nombreuses veuves de mariniers. La rivière
était gourmande, chaque année, elle exigeait son lot de braves
marins qui ne revenaient jamais. La pauvre femme dut mettre les
bouchées doubles pour conserver sa petite demeure. La solidarité
marinière ne durait qu'un temps, l'époque n'était pas tendre et
les ressources maigres !
Elle
le fit avec un courage exemplaire, faisant tout son possible pour que
son fils, Gaston ne manquât jamais de rien et pût apprendre à
lire et à écrire. Le garçon grandit, il vénérait cette mère qui
l'avait ainsi entouré de tant d'amour. Il n'avait qu'une idée en
tête, travailler au plus vite pour soulager sa tendre génitrice et
lui épargner enfin ces heures odieuses qu'elle faisait en plus au
lavoir pour quelques bourgeoises qui la payaient bien peu.
Gaston dès qu'il eut du poil au menton, sans demander l'accord de sa mère,
se retrouva à son tour sur une toue sablière. Il voulait prendre la
suite de ce père, disparu trop tôt. Dans le pays, il n'eut aucune
peine à trouver une embauche. Chacun ici, avait de la mémoire et
des valeurs humaines. L'adolescent maniait la queue de singe du matin
au soir quel que soit le temps pour remplir les bateaux de ce joli
sable de Loire …
Hélène
se fit une raison, elle abandonna les bourgeoises au linge si sale,
se contentant de ses longues heures à pousser l'aiguille courbe.
Elle partageait sa vie avec ce garçon qui grandissait et qui
bientôt, elle l'espérait, allait voler de ses propres ailes. C'est
là, hélas pour elle, qu'elle se trompait lourdement. Son gamin
n'envisageait nullement de vivre sa vie, il voulait rester auprès de
sa mère, reprenant ainsi le rôle symbolique d'un père qui n'était
plus.
Dans
le village, bien des hommes soupiraient. L'âge n'avait en rien
entamé la beauté d'Hélène. Il y avait des célibataires et des
veufs (la chose n'était pas rare en cette époque rude) qui
couvaient des yeux celle qui pourrait illuminer leur vie. Mais
Bertrand était pire que mari jaloux, il ne quittait pas sa mère dès
qu'il avait terminé le travail.
Un
jour de fête votive, le plus assidu des prétendants n'en put plus
de cette attitude déplacée. Gaston brûlait sa jeunesse,
s'interdisait tout plaisir et rendait inaccessible une mère qui n'en
demandait pas tant. Il fallait lui parler, lui faire comprendre la
réalité. Il profita de la buvette pour prendre à part le garçon.
« Mon
garçon, tu consacres toute ta vie à rendre à ta mère l'amour
maternel qu'elle t'a donné. Nul ne songe à te le reprocher mais tu
confonds les rôles. Regarde les castors de la rivière, quand ils
ont grandi les enfants de la saison passée sont priés d'aller
tenter leur aventure ailleurs. C'est ainsi pour toutes les espèces
et quand l'un des parents vient à disparaître, un autre célibataire
vient prendre la place mais jamais un petit de la portée ! »
Le fils qui avait sans doute bu un peu plus que de raison le bon petit vin du
pays, eut bien du mal à comprendre le sens de cette énigmatique
leçon de chose. Il avait l'esprit embrumé et ne saisissait pas le
sens exact de cette curieuse tirade. Puis, quelques lumières se
firent dans les brumes de son cerveau. N'était-il pas le dragueur de
sable à bord de la toue baptisée « L'enfant castor » ?
Gaston regarda alors sa mère comme il ne l'avait jamais regardée
auparavant. C'est vrai qu'elle était belle et que bien des regards
d'homme se tournaient vers elle. Cette fois- là, il n'en éprouva,
pour la première fois, aucune jalousie. Il commençait à se tirer
le sable qu'il avait dans les yeux. Il comprit dans le même temps
que bien des jeunes filles le couvaient des yeux, elles aussi .
Sa
mère avait droit à une autre vie, lui devait commencer la sienne.
Il avait fallu qu'un homme lui parle des castors pour qu'il se
réveille de cette longue nuit qui avait débuté à la disparition
du père. Le temps du deuil était passé depuis si longtemps qu'il
était temps que la vie reprenne ses droits.
Le jeune homme accepta pour la première fois une invitation à valser venant d'une
jeune fille qu'il n'avait jamais remarquée jusqu'alors. Son
professeur de zoologie quant à lui virevoltait dans les bras d'une
Hélène rayonnante, comme jamais; il ne se souvenait pas l'avoir vue
si heureuse. La vie reprit son cours sur de nouvelles bases, Bertrand
prit une petite maison à deux pas de celle de son enfance, un homme
vint à sa place , d'abord subrepticement le soir puis de plus en
plus ouvertement.
Quelques
mois plus tard, en bord de Loire, on célébra deux mariages. On nous
dit que la fête fut très belle et que bien des couples se formèrent
et dansèrent jusqu'au bout de la nuit. Dans le ciel, les petits
hérons s'envolaient pour la première fois du nid …
Les
humains seraient bien avisés de regarder plus souvent les leçons
que leur donnent leurs amis les animaux. Ils s'encombrent de bien des
considérations qui leur sont imposées par des pouvoirs bien peu
spirituels, des codes sociaux restrictifs et des valeurs
artificielles. Parfois, pour leur ouvrir les yeux, il se trouve
quelques amuseurs qui usent de la fable pour revenir à de plus sages
pratiques. C'est la seule leçon qu'il faille tirer de cette histoire
toute simple !
Heureusement
leur.
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