mercredi 27 juin 2018

Le Sully Lux



Lux umbram praebet, mysteria autem veritas

 

En mon pays d'en France, nous avions le bonheur, alors sans pareil, de disposer d'un grand cinéma : un lieu vaste et confortable au cœur de ce petit village qui m'a vu naître et grandir. Face à lui, il y avait encore la vieille halle de fer sous laquelle se tenait le marché aux volailles avant que la modernité n'ait imposé, dans le même temps, un feu tricolore et la destruction de ce qui était alors le symbole de l'archaïsme.

Heureusement, notre cinéma Sully Lux échappa à la folie des bâtisseurs. Il resta longtemps tel que je l'avais découvert pour la première fois ; c'est du moins ainsi dans mes souvenirs lointains. Nous faisions la queue car, en ce temps-là, le cinéma était une sortie familiale. Il y avait foule qui se pressait sous le hall d'entrée. Nous passions à tour de rôle devant le guichet avec son hygiaphone.

Une dame nous dominait de sa position surplombée. Elle cochait un grand plan ; chaque siège avait son numéro. Les gens avaient leur préférence : les uns près de l'écran et de la fosse, les autres sur l'un des deux espaces latéraux, beaucoup sur le haut de la salle et les habitués dans ce balcon auquel je n'eus accès que bien plus tard. Il y avait là un privilège associé à un tarif de première classe qui me fut longtemps inconnu. C'est plus tard, que les adolescents que nous devînmes firent du balcon leur quartier général. Mais ceci est une autre histoire ...

Le précieux billet en poche, nous devions attendre pour gravir les marches qui menaient jusqu'à l'entrée de la grande salle. Nous avions alors une vue plongeante sur des centaines de fauteuils rouges, confortables alors. Nous devions attendre qu'une ouvreuse nous conduise à notre place. Nous pouvions alors nous couler dans cet espace moelleux pour quelques délices cinématographiques.

L'écran était caché par une toile publicitaire. Les commerçants locaux qui avaient réussi disposaient de leur encart publicitaire. Les « Meubles Auger » se taillaient la part du lion au centre de cette immense panneau. C'était notre premier grand magasin ; nous ne pouvions ignorer sa spectaculaire réussite.

Un grand rideau rouge tombait de chaque côté de l'écran. Il s'ouvrait lentement plusieurs fois dans la séance. Tout d'abord pour laisser place au court-métrage et aux informations cinématographiques. Puis, pour revenir, le temps de l'entracte au panneau commercial, puis, pour annoncer le début du grand film. Il se refermait solennellement à la fin de chaque partie, laissant entrevoir un générique qui n'avait pas terminé de se dérouler. C'était magique ...

Les retardataires avaient le droit de suivre l'ouvreuse, sa lampe de poche en main. Ils déclenchaient des murmures et des plaintes, surtout quand leur place exigeait que de nombreux spectateurs se lèvassent pour les laisser passer. Le silence était la règle en ce lieu de culte païen. La moquette épaisse étouffait les pas. De grands lampadaires jaunes, semblables aux enseignes des bureaux de tabac, ornaient les murs qui étaient plissés.

Je me souviens tout particulièrement des toilettes du cinéma. Nous devions emprunter un long et étroit escalier en colimaçon qui descendait sous la salle. Il y avait du mystère en ce lieu souterrain et quelques odeurs pas toutes agréables. L'espace était vaste, rouge et noir, parfaitement éclairé et pourtant j'avais toujours le cœur battant lors de cette plongée dans les entrailles du cinéma.

Je me souviens surtout de la séance de Noël durant toute mon enfance. Les enfants des écoles primaires faisaient lente procession le long du ru d'Oison pour se rendre à la séance offerte par notre pape local : le propriétaire du Sully Lux. Nous étions passablement excités : il y avait de l'agitation et de l'exaltation dans les rangs mais nul débordement. Le temps n'était pas encore aux cris et aux folies des élèves conduits par leurs maîtres d'école …

Les classes s'installaient les une après les autres, sans bousculade, dans un ordre parfait. Le silence se faisait et la première partie commençait. J'avoue ne plus savoir si nous avions droit à un spectacle ou bien à une projection. Je penche plutôt pour des dessins animés mais il y a si longtemps, que la mémoire me manque. Puis, la lumière se faisait et arrivait le grand moment qui me marqua à jamais …

La ville de Sully pour l'occasion avait fait préparer cinq cents petits sacs alimentaires en kraft. Les enseignants distribuaient à chacun ce petit paquet-cadeau pour que nous puissions goûter avant le grand film. Les enfants ouvraient la pochette, ils y découvraient des pâtes de fruits, des chocolats, une friandise, quelques bonbons et une clémentine.

Cinq cents clémentines étaient alors épluchées dans le même instant. La salle était déjà imprégnée des effluves de cette marmaille à l'hygiène pas toujours irréprochable. La promiscuité aidant, une atmosphère lourde recevait ainsi le parfum de ce fruit exotique qui avait macéré quelques heures dans le papier kraft.

De ces séances de Noël, j'ai hérité d'un rejet total et définitif pour l'odeur de la clémentine et, paradoxalement, chaque fois qu'elle parvient à mes narines, je suis plongé au cœur de mon enfance. Dégoût et nostalgie douce-amère se mêlent ici. Le cinéma restera toujours pour moi marqué par ce souvenir d'en France.

Le film pouvait commencer parmi tous ces effluves mélangés. Nous étions transportés par la magie de Noël. Quand nous rentrions à l'école, nous étions en vacances. Dans les rues de la ville, les hauts-parleurs crachotaient la chanson de Tino Rossi. Les éclairages s'allumaient, la magie allait opérer sans que nous soyons submergés par des montagnes de cadeaux.

Cinématographique vôtre.

Lux umbram praebet, mysteria autem veritas
La lumière produit l'ombre, mais la vérité suscite les mystères.


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