mardi 12 juin 2018

Le Grand Échalas.




Une curieuse aventure.



Il était, il y a bien longtemps, au bord d’une rivière en région forestière, un homme si grand que tout le monde le connaissait sous le sobriquet de « Grand Échalas ». Je pense qu’il est bon de faire ici aparté pour vous expliquer le sens de ce surnom avant qu’il ne soit rentré dans le langage courant. Il est vrai que l’aventure de ce curieux personnage fit rapidement le tour de toutes les rivières qui coulent au pied des collines boisées.

En ce temps-là, le vignoble occupait une grand part des terres de nos vallées. La consommation de vin était ce qu’on qualifierait aujourd’hui d’immodérée. Il n’était pas rare de voir des travailleurs buvant quatre à six litres par jour et bien peu pensaient à couper leur boisson d’eau. C’était bien avant l’arrivée du maudit phylloxéra, les vignerons coulaient des jours heureux et Monsieur Évin n’était pas encore né. Seules les taxes des Aides venaient contrarier leur juteux commerce.

La culture de la vigne exigeait un tuteur de bois, un haut piquet en châtaignier, acacia ou pin et Sylvain faisait métier de couper, tailler, mettre en fagots les échalas qui partaient ensuite à bord de sapines, salambardes ou bien chalands suivant les rivières empruntées. Sa taille inhabituelle à l’époque lui avait fallu ce surnom qui depuis affublent les grandasses.

Sylvain abattait autant d’arbres que de travail. Il était aussi fort qu’il était grand, ne rechignait jamais à l’ouvrage. Il aimait venir au port livrer sa production que des mariniers embarquaient pour les régions vinicoles. À plusieurs reprises, des mariniers avaient convié notre homme à faire une fois avec eux la descente, histoire de voir du pays.

Sylvain, un peu penaud devait décliner l’invite et se refusait même à embarquer sur le bateau pour y boire un verre en compagnie des lascars qui vont sur l’eau. Il avait une phobie qu’il n’osait avouer. Pour lui, rien ne valait tant que le plancher des vaches car il était dans l’impossibilité psychologique de se trouver en contre-bas. Ainsi, descendre dans une cave lui était impossible tout autant que monter à l’échelle ou bien un escalier.

Les chalands, les sapines, les bateaux de transport de marchandises avaient de hautes bordées afin de pouvoir les charger. Nos bateaux traditionnels n’avaient pas de pont. Dès qu’on y montait, il fallait descendre en-dessous du niveau de l’eau sur un plancher qui recevait le fret. Ce mètre cinquante de dénivelé était pour le garçon un obstacle paralysant qui le laissait à quai.

C’est de ce handicap assez curieux, il faut l’avouer, que naquit une page des plus belles de l’histoire fluviale. Sylvain étant compagnon bûcheron reçut un jour une commande. Il devait abattre des châtaigniers, nombreux dans sa région et les porter en bord de rivière. L’habitude voulait qu’on y laisse filer au fil des flots les troncs pour rejoindre le chantier de construction navale ou bien l’artisan qui en avait fait commande.

Les troncs étaient marqués d’un signe gravé afin de savoir à qui ils étaient destinés ; cette opération se nomme le martelage et était réalisée avec des marteaux à l’effigie du propriétaire du tronc. Ils allaient à la bonne fortune de la rivière. Mais cette fois, la commande était d’importance. Le château de Sully-sur-Loire réclamait des châtaigniers pour bâtir une charpente qui, plus de cinq cents plus tard, fait encore l’admiration des visiteurs.

Sylvain embaucha des bûcherons et des muletiers pour abattre et conduire les troncs au pied de la colline. Il loua les service de charretiers pour les porter jusqu’en bord de Loire, à Roanne. C’est là qu’il fut confronté à un problème insoluble. Payer les services de mariniers était déraisonnable, le prix du voyage allait grever tout son bénéfice. Il lui fallait laisser le bois flotter au fil de l’eau. Mais là encore, le nombre et la distance rendaient inopérante la solution d’antan.

Le désir de faire le voyage dont souvent il avait entendu parler, la nécessité de faire des économies, le curieux handicap qui était sien se conjuguèrent pour créer une réponse appropriée qui allait faire flores dans tout le pays et même ailleurs. Il eut l’idée saugrenue et folle pour ceux qui assistèrent à cette première, de lier et garrotter les troncs entre eux de manière à les rendre solidaires. Son chargement ainsi constitué en une sorte de bateau plat fait de rondins démesurément longs, environ 70 mètres pour 5 de large. Il était parvenu à y mettre 200 stères de bois.

Chaque tronc était assemblé aux voisins par des rameaux de bois verts qui furent appelés plus tard les chantiers, puis lié solidement par des branches souples nommées rouettes. Il avait pensé à donner une souplesse à son train de bateau en constituant plusieurs coupons de troncs afin de donner une certaine mobilité à son embarcation, à la manière des trains de marchandises bien plus tard.

Une fois son bel ensemble constitué, il dut se mettre en tête de le diriger. Lui qui n’avait jamais pu mettre les pieds sur un chaland avait à relever un défi incroyable. Fort de toutes les observations qu’il avait faites en regardant manœuvrer les mariniers, il se munit de bourdes, d’un outil nommé fouine, une fourche à trois dents et de gouets, petites pioches courtes. Le plus compliqué pour lui fut de trouver trois compères pour se lancer dans l’aventure.

Le voyage eut lieu sans encombre. Les troncs arrivèrent à Sully-sur-Loire et furent confiés aux charpentiers après un long séchage. La nouvelle de la prouesse de Sylvain, le grand échalas circula comme une traînée de poudre, d’autres reprirent son idée et c’est officiellement le 20 avril 1547, avec l'aide de Charles Lecomte maître d'œuvre de la charpenterie de l'Hôtel de Ville de Paris et de ses compagnons que le premier train de bois lié et garrotté arriva à Paris.

Le Grand échalas était depuis longtemps retourné dans ses collines. Il n’avait pas le pied marin. Il préférait de très loin rester à terre, fut-ce sur une pente raide comme il s’en fait dans la région roannaise. Les trains de bois flottés lancèrent une nouvelle et belle épopée fluviale. Sur la Seine surtout mais aussi sur bien d’autres rivières, jusqu’en 1880, des hommes se lancèrent sur les eaux en équilibre sur des troncs.

Aujourd’hui encore, au Canada se perpétue cette périlleuse navigation. Gloire soit ici rendue à tous les flotteurs de bois, draveurs et autres radeleurs. Le métier est fort rude et nombreux sont ceux qui achèvent leur périple dans l’eau. Lors du prochain festival de Loire, un train de bois flotté sera une des vedettes de la flotte. Je ne peux que vous inciter à venir à cette formidable manifestation qui se tiendra du 20 au 24 septembre sur le quai du Châtelet et dans le mitan de notre Loire.

Flottement sien.



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