En chamboulant le temps
En bousculant l'histoire
En martyrisant la chronologie
En travestissant la vérité
En défiant la logique
Et en grimant les personnages
Le bonimenteur vous invite à le suivre
Lorsqu'il vous déclare avec gravité :
« Il advint une bonne fois pour toute !
Qu'il vous faudra bien accroire »
Il
était une fois une oie sauvage qui se mit à aimer la Loire tant et
si bien qu'elle renonça à faire le grand chemin. La dame se posa
sur notre fleuve sauvage et refusa bec et ongles de continuer la
grande migration de ses congénères. L'histoire eut pu en rester là
si cette oie n'avait décidé, bravant les lois de la nature, non
seulement d'élire domicile, ce qui peut aisément se comprendre,
tant le fleuve est beau en notre région hospitalière, mais aussi de
fonder une famille avec un autochtone. L'exigence est saugrenue, elle
défie les lois de la génétique et fut l'occasion de bien des
surprises.
Je
vais tenter l'aventure de vous narrer par le menu, les vicissitudes
de notre oie volage ! Étrangement, notre oie blanche n'était pas
née de la dernière averse. Quand on voyage jusqu'en Alaska, les
désordres météorologiques ne doivent pas contrarier la dame des
neiges. Mais notre demoiselle en avait assez des ces longs périples
au-delà du noroit. C'est
en eau douce de Loire qu'elle voulait vivre le reste de son âge,
quitte à montrer patte blanche pour se faire accepter des espèces
résidentes !
Elle
eut été Bernache que le risque eut été plus grand. Les hommes de
ce pays, buveurs devant l'éternel, lui auraient fait son affaire, ne
lui laissant pas passer le mois d'octobre, servie comme il se doit
pour accompagner ce petit vin nouveau, avec ces marrons grillés qui
vont si bien quand on farcit ses pareils. La demoiselle ignorait ces
pratiques locales, elle se serait sauvée à tire d'ailes si elle
avait mieux écouté les leçons des anciens ! La dame ne se poussait
pas du bec, elle jeta son dévolu sur le maître de ces lieux.
C'est
au Balbuzard, ce beau et grand rapace pêcheur qu'elle fit les yeux
doux. Quand on mesure 65 cm, on rêve d'une descendance de belle
taille. Hélas, notre ami ne vit pas d'un bon œil cette éventuelle
compagne. « Je crains madame, de ne pas faire la maille, si nos
envergures sont analogues, je vous rends plus d'un kilogramme sur la
balance. » Voilà bien des considérations de mâle prétentieux se
dit-elle, en s'en allant plus loin !
Elle
retint la leçon du poids et de la taille et se précipita dans les
ailes d'un cygne. « Veux-tu devenir mon mari ? » lui demanda-t-elle
sans préliminaire. L'animal majestueux examina la demande avant que
de la rejeter catégoriquement. « Non, ma chère, notre union ne
serait pas prudente ! Les hommes d'ici ont oublié que nous étions
autrefois des plats
de fête. Mêler ma destinée à une oie pourrait réveiller ces
vilaines manières culinaires. Allez voir d'autres prétendants qui
n'ont pas peur des fourneaux ! » Elle s'en alla déconfite,
l'argument lui ayant provoqué des sueurs froides !
Elle
fit alors la cour à un étrange oiseau qui faisait le pied de grue,
immobile près de la berge. « Noble pêcheur aux aguets, si ton bec
est aussi long que ton aiguillette, je devine en toi un reproducteur
puissant qui pourrait, si l'envie t'en prenait, me donner bien des
poussins à l'allure altière ! » Le héron, puisque c'est de lui
qu'il s'agit, rejeta la proposition qu'il trouva fort cavalière. «
Madame, l'habit ni le bec ne font le moine ! Que feriez-vous dans une
héronnière ? En voilà des manières, passez votre chemin, je crois
bien que j'ai une touche au fil de l'eau! » Non vraiment se
dit-elle, les oiseaux de ce fleuve-là ne savent pas cacarder aux
dames !
Elle
se mit à broyer du noir, l'aventure tournait au fiasco. Elle se dit
alors qu'il fallait tenter l'impossible, ne pas se fier aux
apparences. Elle se précipita vers un oiseau en tous points
différent d'elle. « Mon bel ami, voulez-vous être mon concubin ?»
La demande était franche, la réponse le fut tout autant. « Ma
belle dame au plumage si blanc, je suis fort honoré que ma parure
noire ne vous ait pas effrayée. J'accepterais volontiers la demande
si un petit détail ne venait à me contrarier. Les hommes ont perdu
l'habitude de gober mes œufs, c'est désormais pourquoi, nous, les
cormorans, sommes si nombreux sur les bancs de sable. Notre union
pourrait réveiller bien des envies. On ne fait pas d'omelettes sans
briser nos vœux ! ».
Cette
fois, l'oie reconnut que la remarque était judicieuse, elle alla
chercher sa bonne fortune en un autre endroit ! Ce bon accueil lui
redonna du cœur à l'ouvrage. Elle se mit en quête d'un nouveau
compagnon. C'est vrai que les oiseaux ne manquent pas en cette Loire.
On pourrait même penser que c'est un paradis pour eux. Dans le lot
hélas, il
y en avait qui ne faisaient pas la taille quoiqu'ils furent
d'excellente compagnie. Si la mouette se rit d'elle et la Sterne fut
consternante, les autres se montrèrent très charmants. Le gravelot
eut la délicatesse de ne lui tenir aucun propos graveleux, elle lui
en sut gré. La guifette fut particulièrement aimable, si le grèbe
se montra castagneux, le chevalier fut servant. Le vanneau lui parut
fatiguant et la bécassine un peu sotte quant à l'aigrette, bavarde
infatigable, elle lui servit de gazette du fleuve !
Pourtant
pas de compagnon en vue ! Le temps passa, la saison des amours la
laissa célibataire. Pourtant la demoiselle ne changea pas sa
détermination première. Au printemps suivant, elle en est certaine,
elle trouvera oiseau à marier. En attendant ces jours meilleurs,
voilà qu'il fit sur la région un froid de canard. Les eaux de tous
les étangs, les fosses et les petites rivières n'étaient
maintenant que des étendues gelées. Même la Loire était prise en
de nombreux endroits par les glaces. Heureusement, le courant du
fleuve permettait en certains endroits de garder de minces filets
d'eau.
C'est
là que tous les oiseaux du pays se serraient les ailes pour se tenir
au chaud. Arrivèrent sur la Loire des oiseaux peu habitués à y
séjourner. Des barbaries, des cols verts et surprise pour notre oie,
un magnifique jars domestique sur lequel elle jeta son dévolu. Ils
se plurent immédiatement, l'animal de ferme lui trouvant caractère
plus trempé que les femelles de sa cour. Ils décidèrent d'unir
leurs destins. Quand la débâcle suivit l'embâcle et que tous les
visiteurs s'en retournèrent chez eux, le jars élut domicile sur les
rives d'une petite île boisée avec sa douce dulcinée.
Vinrent
bien vite les beaux jours et leurs amours réjouirent ceux qui eurent
le bonheur d'assister à leur parade nuptiale. Jamais on ne vit
spectacle plus charmant ! Des beaux enfants furent les fruits qu'on
croyait bénis de cette union ligérienne. Mais les hommes viennent
parfois se mêler de ce qui ne les regarde pas. De doctes
spécialistes pensèrent qu'il y avait là union contre nature,
risque d'abâtardir l'espèce. La première portée fut occise sans
ménagement par ces méchants gardiens de l'ordre normal.
L'amour
étant plus fort que le dictat des hommes, le jars et notre oie
sauvage allèrent se réfugier loin de ces vilains hommes. Ils ne
désarmèrent pas et leur union donna de nouveaux rejetons.
Maintenant sur la Loire, vous pourrez admirer une nouvelle espèce,
fruit d'un croisement que les hommes, dans leur prétention folle,
refusaient de voir grandir sur le fleuve. Cette histoire n'est pas
une menterie, prenez la peine de regarder autour de vous. On
n'entrave pas les amours, nulle barrière, fut-elle dressée par les
hommes, ne peut s'opposer à la puissance des cœurs qui battent l'un
pour l'autre. Retenez la leçon, elle vaut pour les oies comme pour
les hommes.
Il
était une fois un fier et vaillant batelier de Loire qui n'avait de
plus grand bonheur que d'être à la manœuvre. Il se faisait un
plaisir physique à hisser la voile, à déployer cette belle toile,
ce drap de volupté qui se gonflait des assauts du vent. Il n'avait
pas son pareil pour abattre, relever, affaler, hisser en des
mouvements incessants de va-et-vient. Il était passé maître à ce
poste qui requiert dextérité, doigté et force des reins pour
l'homme d'équipage.
Bien
sûr, il devait parfois se résoudre à baisser pavillon, à avaler
son orgueil pour démâter au passage des ponts. Il avait à chaque
fois un pincement au cœur, un je ne sais quoi d'impression
sournoise, un pressentiment qu'il ne parvenait pas à décrypter.
Heureusement pour lui, le malaise n'était que de courte durée,
l'obstacle franchi, il se réjouissait de redresser l'objet de sa
fierté marinière.
Ce
genre d'activité ne laissait pas insensible les dames qui du bord,
admiraient les gaillards qui défiaient les flots et le courant.
Elles avaient toutes des yeux énamourés pour celui qui déployait
dans le ciel ce drap de coton, toile blanche qui demandait tant de
peine à nos lavandières. Partout dans notre pays ligérien, ce
colosse était surnommé le Bât …
Sa
réputation lui valait bien des agréments. Les rendez-vous ne
manquaient pas à l'ombre d'un buisson, au derrière d'un lavoir, au
creux du chemin de halage. Il ne faiblissait jamais, à cette
manœuvre là, il était tout aussi actif que sur ses glorieux
esquifs. Il enjamba bien plus d'arches féminines qu'il ne peut y
avoir de pont sur notre Loire.
Mais
les belles histoires ont toujours une fin piteuse, le temps de la
marine à voile tirait à sa fin. Sur le fleuve, des cheminées
crachant le feu remplaçaient progressivement nos gréements
magnifiques. Dans la tête de Bât, cette révolution technologique
fit grand tracas. Il se voyait ne plus jamais mettre le collier à la
vergue, il s'imaginait ne plus trouver passe sur le fleuve, les
filles allaient se gausser de lui…
Puis
une nuit, il fit grand cauchemar, rêve prémonitoire. Le bât était
sur un bateau sur un fleuve en colère. Il y avait grand vague à
l'âme sur la Loire ce jour-là. Les eaux étaient jaunes et grosses.
La manœuvre au pont ne se passa pas bien, la Galante démâta
(C'était le joli nom de la gabare sur laquelle il avait été
embauché). Quand l'incident se produisit, un vapeur passa juste à
bâbord et son sifflement strident sonna le réveil du pauvre homme
et la fin de ses turgescences glorieuses.
Depuis
ce rêve affreux, avec sa peine secrète, ce malaise qui ne se dit
pas dans le milieu des marins, il allait la tête basse sur les quais
de notre fleuve. Son aiguillette, celle qui fit sa gloire avait cessé
de se dresser fièrement vers le ciel. Il avait le mât en berne, la
marine de Loire à la voile était bien morte. Il ne s'imaginait pas
une seule seconde passer à la vapeur, il avait sa dignité et ne se
pensait pas capable de virer de bord, de renier ainsi sa réputation
de graveleux luron .
Il
usa alors de tous les remèdes de bonne-femme qui lui passaient sous
la main. Il broya des becs de héron pour se faire poudre de
Patachon. Il avala cette potion sans qu'il retrouve sa vigueur
d'antan. Il fit appel aux marins de la mer, ceux qui venaient des
terres lointaines. Il mâcha l'écorce du fameux Richeria grandis, le
revigorant bois bandé, sans plus de succès. Il en venait à
regretter le temps de la bricole …
Les
filles désormais riaient sous des capes qu'ils ne détroussaient
plus à son passage, depuis quelque temps, elles avaient trouvé que
les cheminots, malgré leurs gueules noires, étaient les nouveaux
aventuriers de l'intérieur. La vie de notre Bât déraillait. Il
avait échoué sur un cul de grève comme un âme en peine, il avait
perdu l'envie de se battre.
Il
était au bord du précipice, il se voyait plonger dans une bîme,
faire ce dernier saut à défaut de tous ceux qui se dérobaient
désormais à lui. C'est à ce moment qu'une chasse aquatique, un
grand mouvement de fureur vint du fond de notre fleuve. Un brochet
affamé voulait faire son affaire à une ablette qui ne voulait pas
s'en laisser compter.
Quel
âne se dit de par devers lui ce pauvre Bât ! Que n'ai-je pas pensé
plus tôt à cette reconversion ? Je continuerai à me faire
pêcheur en restant au bord de notre Loire. Une gaule à la main, un
bâton de bambou, je déploierai mes lignes pour taquiner les brèmes,
les carpes et les aloses. Et si un brochet, un chevesne ou tout autre
gros poisson vient à moi, je ne ferai pas le difficile.
C'est
ainsi que remettant la main à la pâte, sa malédiction put tomber.
Bât comme par magie, retrouva sa vigueur légendaire. S'il pousse
toujours le bouchon trop loin, c'est sur la berge, sur le sable ou
bien à l'embouchure d'un ruisseau qu'il renoue avec la tradition
batelière. Et si quelques poissons assistent aux curieux ébats
ligériens de l'ami Bât, ils s'en amusent plus qu'ils s'en
offusquent. De voir de charmantes demoiselles tomber, elles aussi,
dans ses filets, semblent leur faire oublier le sort qu'il leur
promet.
Il
ne faut jamais désespérer de la Loire, elle a toujours un tour dans
son sac pour que le marin redresse la tête ! De cette histoire à ne
pas mettre entre toutes les oreilles, c'est bien la seule morale qui
vous soit permise d'ouïr ici.
C'est la Loire
païenne qui nous baptisa puis nous servi de nourrice, les forêts
avoisinantes qui nous élevèrent au-dessus des contingences. Nous,
les enfants du Val, de Sologne et de la forêt d'Orléans ! Nous
avons grandi sous la houlette bienveillante d'une nature radieuse et
généreuse qui surveillait nos escapades bucoliques sans le risque
des véhicules automobiles ou des craintes parentales.
Nous nous
sommes nourris de la friture de goujons et des écrevisses d'alors,
des pêches des étangs et des gibiers d'une Sologne qui n'était pas
encore enfermée dans un labyrinthe de barbelés hostiles. Nous
ramassions les champignons au Nord comme au Sud de cette frontière
bleue. La lépiote s'élevait bien droite le long des rives, le cèpe
abondait dans les chênaies et les girolles préféraient la lande.
Nous arpentions ces espaces sans limite, n'ayant alors jamais la
crainte de nous retrouver face au fusil d'un garde irascible.
Nous nous
sommes réunis en joyeuses bandes insouciantes autour de feux de bois
que nul ne pensait alors interdire. Nous pouvions chanter sans
déplacer un véhicule bleu, nous nous regroupions sans déclencher
le regard suspicieux des plus grands. Nous plumions une volaille
élevée en plein air et rôtie de la même manière. Nous
l'accompagnions de châtaignes ou bien de mûres qui donnaient à ces
pique-niques des airs de festins.
Nous
découvrîmes les promesses et les premiers émois dans la discrétion
d'une garrigue, sous le couvert d'un taillis ou dans le secret d'une
île. Nous avions le temps devant nous et tout cet espace sauvage
pour le dévorer. Quand l'insuccès était au rendez-vous, nous
offrions à la Loire consolatrice les premiers chagrins, en errant en
solitaire sur une levée réparatrice, auprès d'une rive
consolatrice au fil d'une onde salvatrice.
Nous avons
dormi sur le sable d'une plage isolée. Des guitares incertaines
accompagnaient de quelques accords, les succès de Graeme Allwrigt ou
de Maxime Le Forestier que nous chantions jusqu'à ce que le sommeil
nous emporte vers la magnificence d'un soleil levant. Nous étions
enfants du rêve d'un Mai qui était passé en nous laissant cette
farouche volonté de liberté sans entrave.
Nous avons
grandi et perdu de vue notre Dame Liger pour quelques infidélités
qui nous éparpillèrent dans tout le pays et bien plus loin encore.
Pourtant, indéfectiblement, nous étions de la tribu Liger et jamais
ce lien ne se rompra. Les semelles de vent de nos 'pataugas' nous ont
conduit en bien des endroits. Beaucoup sont devenus moniteurs,
éducateurs, instituteurs ou animateurs pour transmettre le goût de
la pleine nature aux générations futures.
Nous avons
échoué dans ce passage de témoin parce que l'étrange lucarne qui
grandissait devenait plus distrayante que nos balades champêtres.
Nous avons également baissé pavillon dans la lutte que nous menâmes
face aux hideuses centrales qui vinrent défigurer notre Loire. Le
combat était inégal et il n'est pas raisonnable d'avoir raison trop
tôt ! Nous avions pourtant lutté bec et ongles contre ces monstres
indomptables qui un jour nous dévoreront au nom d'un égoïsme
absurde.
Beaucoup ont
fait leur vie d'adulte loin de la douceur du Val. L'ascenseur social
fonctionnait encore et chacun prenait une direction que de bonnes
études avaient définie. Ils n'en gardèrent pas moins une douce
nostalgie au cœur, une rivière qui ne cessait de les rappeler à
l'ordre, de les convoquer de temps à autre pour qu'ils se
ressourcent comme on dit maintenant avec cet étrange vocable
fluvial.
Ceux qui sont
restés ont longtemps survécu au matérialisme envahissant. Ils s'en
allaient, solitaires et incompris, goûter aux charmes oubliés de la
levée ou de la forêt. Puis, ils se sont retrouvés, quelques uns
d'abord puis un peu plus nombreux au fil du temps, autour de la
mémoire d'une marine de Loire qui avait été totalement effacée
par leurs pères et les pères de ceux-ci.
Ils se sont
raconté l'amour du fleuve, de ses hôtes et des alentours. Ils se
sont retrouvés autour de bonnes bouteilles du pays, d'une ripaille
qui n'était pas honteuse, de la fête et des danses qui font tourner
les têtes et les jupons. Ils ont retrouvé les vieux écrits oubliés
de Louis Martin, historien illustre de la Marine avant que d'autres
ne reprennent le flambeau.
Les plus
adroits ont retrouvé ou bien inventé l'art d'assembler les planches
de sapin, de chêne, de sélectionner un mât sur pied et de tresser
la corde de chanvre. Ils ont donné naissance à des bateaux de bois
qui, gonflés d'orgueil sous le vent de galerne, remontent le courant
d'une société qui file à sa perte en entraînant les générations
futures et tout notre environnement vers une catastrophe probable.
Ils se sont
dressés une nouvelle fois devant cette appropriation effrénée de
ce qui ne devrait que se partager et se transmettre. Ils ont réveillé
les ligériens, ils leur ont décillé les yeux pour qu'à nouveau
ils regardent cette rivière magnifique qui est leur plus beau bien
commun. Certains se sont fait charpentiers de marine, d'autres
capitaines aventureux. Beaucoup se firent photographes pour la mettre
en valeur tandis que d'autres prirent le pinceau . Il en est
encore qui se sont rêvés chanteurs de Loire et quelques-uns ont eu
la prétention d'écrire des histoires. Ils n'ont d'autre but que de
vous faire aimer la rivière qui les a nourris dans son berceau de
joncs. Puissiez-vous les rejoindre à votre tour au cœur, cette
merveilleuse passion Loire !
Alphonse
Picard, un garagiste de Sully-sur-Loire, vendait des cycles Peugeot
quand il lui prend l’envie de voler de ses propres ailes. L’homme
aimait sortir du cadre et n’était pas de ceux qui restent les
deux mains sur le guidon. Il construit sa première bicyclette vers
1900 l’Arcatène
et se lance également dans l’organisation de courses régionales.
C’est le plein essor du sport avec notamment beaucoup de canotage
sur les bord de Loire.
En
1910, notre entrepreneur sullylois achète un bâtiment dans le
faubourg Saint-Germain pour installer des ateliers mécaniques. Avec
ses deux fils Gabriel et Raymond, il fabrique ses premiers modèles
auxquels il convient de donner un nom. C’est
parce que la femme de Raymond apprécie une opérette de Boucheron et
Audran du nom de « Miss
Helyett » que la firme prend ce nom ! "Helyett"
devient ainsi la raison sociale de l’entreprise et une marque
déposée en 1919. La Manufacture des Cycles Helyett-Picard frères
est née.
Après
la grande guerre, la bicyclette a le vent en poupe. Le succès
commercial favorise le développement des ateliers d’Alphonse.
Suivant le modèle d’Auguste Poulain, c’est par la publicité que
la marque se fait connaître surtout en s’appuyant sur les succès
des sportifs avec les vélos de course maison.
En
1933, Raymond Picard finance une équipe professionnelle avec les
vedettes de l’époque. Nous pouvons citer René Vietto un grimpeur
d’exception. Des succursales sont ouvertes à Caen en 1924, Tours
en 1930 et Orléans en 1935. Les cycles Helyett sont vendus dans le
monde entier. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, 12 000
vélos sortent des usines des bords de Loire chaque année.
Les
Allemands, mauvais joueurs, les réquisitionnent. Après la guerre,
le champion José Beyaert remporte la « médaille d'or Course
en Ligne » aux Jeux olympiques de Londres en 1948 et en 1952. À
Helsinki, le jeune Jacques Anquetil remporte une médaille de bronze
sur un vélo Helyett. Il passera professionnel et sera fidèle à la
marque de ses débuts.
Raymond
Picard meurt en 1940, suivi par son épouse Gabrielle en 1945. Leurs
fils reprennent la production qui atteint alors 1 200 vélos par
mois. L’usine de Sully donne du travail à plus de 100 ouvriers.
Malgré les succès de Darrigade et d’Anquetil sur le Tour de
France sous le maillot Helyett, le succès massif des vélos à
moteur et la démocratisation de l’automobile mettent à mal ce
fleuron local. L’usine Helyett est contrainte de fermer en 1962.
L’usine
a connu ses heures de gloire dans les années 1950 et 1960 en
remportant notamment trois Tours de France avec Jacques Anquetil sous
le fameux maillot vert flanqué du nom de la chicorée Leroux.
Estimée des connaisseurs et de ceux qui ont vécu l'âge d'or des
courses cyclistes, Helyett est longtemps restée méconnue du grand
public après la disparition des Établissements Picard en 1962,
malgré une notoriété auprès des spécialistes et un palmarès qui
la place parmi les plus grands noms avec Alcyon, Bianchi, Gitane ou
Peugeot.
Le
nom est tombé dans l’oubli durant de longues années, seuls
quelques sullylois et des nostalgiques de la petite reine se
rappelaient ce nom. La marque renaît au début des années 2000,
d'abord par l'édition en 2009 de maillots de cyclisme inspirés des
fameux designs vert et blanc, puis avec la parution en juin 2017 de «
Dans le progrès, toujours en tête », le livre hommage qui retrace
son histoire. En 2017, un entrepreneur s’est lancé dans la
construction de cadres de vélo de course fabriqués en France sous
cette marque.
Acatène,
tout un art
« En
vert » et contre tous, telle devait être la devise d'Alphonse
Picard un virtuose de la mécanique. En 1900, il construit son
premier vélo qu'il baptise « L'Arcatène ». À en croire
la légende, c'est un vélo sans chaîne et c'est la première flèche
qu'il va décocher d'où cet Arc qui vient créer le trouble chez les
étymologistes.
Je
constate que dès le départ, certains perdent les pédales. Il est
donc nécessaire de pratiquer le rétropédalage pour s'arrêter un
peu sur ce terme d'Acatène. Du latin « catena » qui
signifie chaîne et flanqué du privatif « a », ce mot
renvoie à l'absence de chaîne pour assurer la transmission du
mouvement. Le cardan était alors sur les dents pour prendre le
relais de la chaîne dans l'esprit des gens alors qu'il existe
d'autres procédés pour assurer la transmission du mouvement : la
courroie crantée, le galet, le pignon.
Remarquez
qu'au cours de leur formidable histoire industrielle, les ateliers de
l'usine que fonda Auguste Picard explorèrent tous les possibles,
allant jusqu'à motoriser des bicyclettes qui quoique désormais des
vieux clous, n'en sont pas moins les ancêtres du vélo à assistance
électrique. C'est donc en bord de Loire que s'établit alors le
laboratoire du vélo de demain.
Notre
père Auguste et ses fils avaient des fourmis dans les jambes et une
ambition qui ne se satisfaisait pas d'être seulement prophètes en
leur pays. Il est vrai qu'à Sully-sur-Loire, nombreux étaient les
usagers de leur production et je repense encore avec nostalgie au
vélo et à la mobylette Helyett de mon père. C'est d'ailleurs juché
sur ce fier destrier que je fis mes premiers pas d'instituteur.
Les
ateliers produisent des engins roulants de toute nature, de toute
forme, de toute transmission. Ils font feu de tout bois dans une
effervescence incroyable. La petite reine a trouvé son palais. Mais
si l’innovation est la clef de voûte de la boîte, le pragmatisme
n'en demeure pas moins le souci économique. Helyett se lance dans la
compétition avec un succès qui ne se démentira pas jusqu'en 1962.
Les
vélos sullylois vont gagner sur tous les fronts avec des titres
olympiques, des courses sur route et la plus grande de toutes :
« Le tour de France ». C'est d'ailleurs sur un vélo
Helyett que monsieur Jacques Anquetil remportera sa première grande
boucle. Le vert bouteille était la couleur de ce maillot en laine au
merveilleux charme « vintage » comme on le dit en « haut
solognot ».
Ainsi
survient le second mystère qui tracasse Bruno Herpin, l'initiateur,
créateur et animateur du musée Helyett à l'emplacement même de
l'usine d'autrefois. Cette couleur verte à laquelle n'ont jamais
dérogé les frères Picard, d'où vient-elle ? Si des personnes
peuvent lui apporter la clef de ce mystère, il en sera très
heureux. Ne nous engageons pas dans des supputations aussi
incertaines que oiseuses pour revenir à cette grande aventure.
En
1910, notre entrepreneur sullylois achète un bâtiment dans le
faubourg Saint-Germain pour installer des ateliers mécaniques. Avec
ses deux fils Gabriel et Raymond, il fabrique ses premiers modèles
auxquels il convient de donner un nom. C’est parce que la femme de
Raymond apprécie une opérette de Boucheron et Audran du nom de
« Miss
Helyett » que la firme prend ce nom ! "Helyett"
devient ainsi la raison sociale de l’entreprise et une marque
déposée en 1919. La Manufacture des Cycles Helyett-Picard frères
est née.
Un
musée est né pour assurer la transmission de ce patrimoine qui fit
la fierté des sullylois. « L'Arcatène » ne veut pas
s'arrêter en si bon chemin. Le vélo ayant le vent en poupe, notre
entreprenant créateur entend faire de ce lieu un point de rencontre
et de service au-delà de la visite de sa formidable collection. Une
buvette, une terrasse, des locations de vélo, des services et
bientôt peut-être la mise à contribution d'une Loire qui coule
juste devant.
Des
projets plein la tête, Bruno Herpin se consacre totalement à sa
petite entreprise. Il envisage des animations et vous vous doutez
bien que votre serviteur sera du nombre mais encore des créations
qui pour l'heure doivent rester secrètes. Il ne reste plus qu'à
convaincre les gens du coin de rejoindre tous les touristes de
passage qui ont déjà donné vie à ce petit musée au grand cœur.
Comme
un petit vélo me trotte dans la tête, le fils du sellier ne pouvait
que venir jouer les facteurs pour porter l'ambition de Bruno Herpin
au-delà du sullias. Vous n'avez pas fini de lire des histoires de
vélos qui se déchaînent en mon beau pays d'en-France.
Au
tout début de cette histoire,
Archimède allait le nez au vent de par les chemins communaux, libre
comme l'air, insouciant et sans entrave. Les gens, le sourire aux
lèvres disait : « Tiens
v'la chemineux qui passe ! »
Nulle agressivité dans la remarque, parfois même un peu d'envie de
partager avec lui cette vie d'errance entre Beauce, Sologne et Val de
Loire. Archimède vivait de l'air du temps, allant de ferme en ferme
pour gagner sa pitance par quelques menus travaux.
Il
y avait toujours de l'ouvrage. Après être entré dans la cour de la
ferme, il toquait à la porte entrouverte de la maison d'habitation.
Il y avait toujours une voix pour lui répondre : « Finissez
de rentrer mon brave ! » La suite était du même
tonneau : « Vous tombez bien l'ami, il y a de quoi vous
occuper. Vous allez curer l'étable et l'écurie, nourrir les cochons
et les moutons, rentrer les poules, les canards, les oies, puis vous
viendrez partager notre table ! »
Archimède
se retroussait les manches, besognait toute l'après-midi et le soir
venu, à la table des maîtres, il avait son bol de soupe, son
morceau de lard, une miche de pain, du fromage, le tout arrosé de ce
vin qui accroche un peu le palais qu'il allait tirer à la cannelle.
Puis, il saluait la compagnie et allait partager sa couche, dans le
foin, en compagnie des chevaux de la place. Au petit matin, il avait
repris la route, ses chaussures ailées le conduisant vers un
ailleurs identique.
Le temps passa, Archimède ne changea en rien ses habitudes qui lui
assuraient le gîte et le couvert. Pourtant, il lui sembla que le
monde autour de lui avait évolué. Il en voulait pour preuve qu'à
son approche, les gens de rencontre avait un peu plus de réserve à
son encontre. La manière de le présenter avait elle aussi un peu
changé : « Tiens
v'la vagabond qui vient ! »
Un simple changement de vocabulaire auquel il ne prêta pas
attention immédiatement.
Il
entrait toujours dans la grande cour des fermes même si, au milieu
de la carrée, trônait un curieux engin : de grosses roues à
l'arrière, de plus petites à l'avant, un tuyau qui crachait une
noire fumée et une curieuse signature d'un nom qui n'était pas de
chez nous : un certain Mac quelque chose…
Après
avoir toqué, on lui répondait : « Vous arrivez à point.
On ne peut fournir à l'ouvrage, vous allez nous aider ». Il y
avait encore de quoi faire. Vous devez curer l'étable et brosser les
vaches, nourrir le cochon, graisser le tracteur, nettoyer la herse et
la charrue. Ensuite vous aurez un panier que vous irez manger dans
l'étable ! »
Après
avoir gagné son pain et plus rarement son vin, les vignes avaient
depuis belle lurette disparu du paysage, Archimède se trouvait à
partager sa couche avec les vaches. Dans l'écurie, tout le matériel
agricole acheté à grands coups d'emprunts avait remplacé les
chevaux. Dormir dans l'étable ce n'est pas tout à fait pareil, les
laitières vous laissent une curieuse odeur sur les vêtements. Notre
homme ne s'en rendit pas compte de suite mais à la longue, les
femmes pinçaient le nez à son approche. Il en était fini des
rencontres galantes au détour d'un bosquet.
Le
monde bascula dans une nouvelle ère. Archimède battait toujours ce
qu'il était convenu d'appeler encore la campagne. À son arrivée,
les passants s'écartaient, certains changeaient même de trottoir ou
lui tournaient le dos. Il entendait : « Attention,
v'la clochard qui vient encore quémander ! »
Une triste réalité hélas le poussait à vivre de la charité. Les
fermes désormais étaient encloses, les bêtes avaient disparu après
le grand remembrement. Si les haies et les enclos avaient été
rasés, des grilles fermaient l'entrée de la cour et parfois une
caméra surveillait les visiteurs.
Il
n'y avait plus besoin de main d'œuvre dans les fermes. L'exploitant
suréquipé et largement endetté parvenait à tout faire seul.
Archimède dut se résoudre à tendre son béret à la sortie des
offices. Par chance, il y avait encore de la religiosité dans le
pays, la générosité des fidèles lui assurant le couvert. Pour le
gîte, la belle étoile et parfois un porche dans les villages
faisaient l'affaire. Archimède se satisfaisait de sa nouvelle
existence.
Pourtant,
il n'était pas encore au bout de ses misères. Une à une les
églises se fermèrent, la crise de la vocation avait fait son œuvre
et quand par hasard, il y avait un prêtre, il venait de pays
lointains avec un accent qui énervait les dernières grenouilles de
bénitiers, bien peu enclines à la charité.
Le
béret demeurait vide tandis qu'à sa vue, dans le bourg chacun
fermait sa porte tandis que l'on le qualifiait étrangement. Les gens
avaient si honte sans doute qu'ils n'étaient plus capables de
proposer un nom pour qualifier son état. Ils avaient trouvé un
sigle, trois lettres qui sifflent dans ces langues de vipère et qui
discréditent celui qui en est la cible : S.D. F !
Repoussé
de tous, affamé et mal en point, ce jour-là Archimède au bout du
désespoir s'assit dans le magnifique caquetoir de ce charmant petit
village. Il avait posé son béret au sol, plus par habitude que dans
l'espoir de ramasser quelques piécettes en cuivre que ces bons
chrétiens réservaient à la femme du président, indignité
supplémentaire.
Il
tentait de reprendre un peu de force avant que d'aller courir sa
chance dans la grande ville où des associations caritatives
pouvaient lui venir en aide quand une tchiote gamine vint à lui,
timidement. Elle l'appela « Monsieur », il y avait une
éternité qu'on ne lui avait pas servi pareil cadeau. La gamine
continua :
« Monsieur,
je n'ai pas de sous mais j'ai ce vieux livre que je vous offre bien
volontiers. Vous êtes seul, avec lui, vous aurez au moins un
compagnon pour la route ! » La petite fila bien vite de
peur sans doute d'être réprimandée par les siens.
Archimède
se baissa pour prendre l'offrande. Après avoir feuilleté ce recueil
d'un certain Maurice Hallé, il s'exclama à haute voix : « Oh
là faut-ti! mais ce gars-là écrit comme nous parlions autrefois
dans le pays. C'est ti ben beau que c'te parlure. ! » Il
lui prit alors l'idée de déclamer un texte de cet homme né en 1888
à Oucques la joyeuse, dans la Beauce.
J’veux
pas qu’tu t’marrises
Quo
don que c’est qu’j’ai appris dans l’bourg ?
Qu’tu
veux faire comme ta cousin’ Rose ?
Ça
t’démang don tant qu’ça l’amour ?
J’en
ai assez que tout l’monde en cause
Voui
! … Si c’était un biau parti
J’en
foutrais, moué, qu’tu soeys’s promise
Avec
ça ! … On est bien loti !
J’veux
pas et j’veux pas qu’tu t’marises !
À
ton âge, on sait pas qu’on fait
On
s’amourâch’ de Paul ou d’Pierre
Su
l’moment, ça vous fait d’l’effet !
Un
mois après, on n’y pens’ guère !
Quand
l’divertissoèr’ est calmé
On
vouet qu’on a fait des bêtises.
Il
est be temps de l’rattraper !
J’veux
pas et j’veux pas qu’tu t’marises !
Et
pis, s’marier ? Avec un fou !
Il
est quadiment fou c’t’i qu’t’aime
L’pir
« de tout c’est qu’il a pas l’sou !
On
n’a pas idé’ d’ça tout d’même;
D’prendre
un feignant, un propre à rien !
Pour
entret’ni sa feignantise
I
faudrait p’têt que j’vend’ mon bien ?
J’veux
pas et j’veux pas qu’tu t’marises !
Ia
pas un gâs pus mal foutu !
Il
a les patt’s tout’s tortillées
Comme
l’âne à Firmin, qu’iest fourbu.
Et
pis, i’t foutrait des brûlées
(pac’
qu’il est méchant à c’qu’on dit)
Et
c’est toé c’tte bell’ marchandise
Que
j’foutrais à c’t’affauberdit ?
J’veux
pas et j’veux pas qu’tu t’marises
Un
gâs qu’ia été à Paris
Et
qu’a vécu des tas d’fredaines :
Douet
ien rester queuqu’s petits souv’nirs !
Met
avis qu’c’est point d’la viand’ saine !
Mais
ça s’rait un crim’ d’t’donner,
Toué
d’la prâlin’, d’la fériandise,
Et
pour te faire empoésonner !
J’veux
pas et j’veux pas qu’tu t’marises
Quo
qu’tu dis ? … qu’i vient d’hériter ?
D’hériter
d’sa tante Honorine ?
C’est
ça qu’j’entendais chuchoter ?
Alle
est don quervée la coquine ?
Et
l’gâs i s’rait riche à présent ? …
C’est
drôl’ comme on fait des méprises …
C’est
qu’ça d’mand’ du réfléchiss’ment …
C’est
tell’ment grav’, pour qu’tu t’marises !
Cent
arpents ? … Eun’ farme et des bois ?
Et
d’l’attirail ? … Eun’ chouette affaire !
Mais
c’est pas un si mauvais choix …
Et
si c’gâs-là vit à n’en rien r’en faire
C’est
qu’ça doit être un gâs malin.
Annui,
i n’faut point trop d’franchise
Pour
arriver au bout d’son ch’min.
J’dis
pas que j’veux pas qu’tu t’marises !
Il
a ben fait fait, va, d’s’amuser ;
Quand
on est jeun’ faut j’ter sa gourme ;
Et
si faut point en abuser
Faut
pas rester son gard’-chiourme
Quiens
! … V’là ta mèr’, j’vons i d’mander
Tu
comprends, i faut qu’on avise
Avant
tout à fait d’t’accorder
P’têt’ben
qu’faudrait ben qu’tu t’marises !
Un
gâs bâti, intelligent
Un
travailleux, jamais malade
Qu’ia
des terr’s et pis qu’ia d’l’argent,
Un
bon gâs, gai, doux, point maussade,
Cours
vit’ le qu’ri, t’as ben raison
Et
qu’ton amour, fumell’ t’attise
Pour
l’ram’ner à la maison !
C’est
tout d’suit’ qu’i faut qu’tu t’marises !
Tandis
qu'il lisait, emporté par les mots, un attroupement se fit autour de
lui, quelques pièces et même des billets tombèrent dans son béret.
C’était bien la première fois qu’il recevait de l’argent sans
tendre la main. Il continua à dire ce poème qui le réjouissait,
retrouvant dans cette histoire, le caractère de ceux qui ne
partageaient pas son existence, lui fermaient la porte au nez ou bien
tournaient les talons à son approche à moins que des plus furieux
ne sortent le fusil.
Plus
il lisait, plus il retrouvait l’accent des siens, les intonations
qu’il croyait avoir à jamais perdues. Son accoutrement, son
aspect, sa face marquée par son intarissable appétence vineuse
jouaient cette fois en sa faveur. Il avait pour la première fois de
sa vie la tête de l’emploi et comme il avait aussi l’accent de
sincérité, ce fut un triomphe.
Il
fut applaudi, on le pria de se lever et d’aller dans l’auberge du
coin pour réjouir les clients d’un autre texte. On l’invita à
manger et on lui proposa même de se laver, ce qui, avouons-le,
n’était pas du luxe. Archimède de ce jour-là, cessa de dépérir.
Il avait trouvé dans ce recueil de poèmes : « Par la
grand’route et les chemins creux », son passeport pour la
respectabilité et la survie.
Il
cessa de tendre la main pour se contenter de lire, ce qu’il fit du
reste de mieux en mieux, finissant même par connaître par le cœur
les textes les plus courus par le public. Il découvrit d'autres
compagnons de misère, dont un certain Gaston Couté qui donnait dans
le même style.
Archimède
devint le clochard céleste, lecteur puis diseur, il avait trouvé sa
voie. Il fut demandé sur les grandes scènes, il passa à la
télévision. Sa renommée fit bientôt le tour du pays. Il gagna
tant et tant que bien conseillé, il mit son argent tout d'abord en
Suisse puis bien plus loin par la suite.
Il
n'avait jusqu'alors jamais payé d'impôts, il n'y avait pas de
raison que ça change d'autant que ceux qui s'occupaient de sa
carrière lui fournirent d'excellentes combines. Il vécut le reste
de son existence riche à millions et exilé fiscal, une autre
manière de vivre en marge de la communauté des braves gens.
Quand
Archimède quitta cette vallée de larmes, ce fut la consternation.
Les radios et les télévisions lui consacrèrent des émissions
spéciales, on ne tarit pas d'éloges sur son parcours et son
inimitable talent. Le président en personne assista à ses obsèques,
déployant des trésors d'éloquence pour rendre hommage à celui qui
n'avait jamais participé à l'effort national. Une habitude pour ce
petit monsieur qui se prétend en marche sans avoir jamais connu la
route...