dimanche 14 juillet 2024

Le récit que me confia un farfadet.

 

La Grand’Goule.






Il fut un temps très lointain où les peuples vivant en bord de Loire et des rivières descendant à icelle furent placés sous le joug de Rome. Durant plus de cinq cents ans, le glaive imposa aux ligériens un pouvoir qui, pour se maintenir en place, offrait d’immenses distractions aux peuples soumis. C’est ainsi que dans la ville gallo romaine « Vetus Pictavis », l’ancienne Briva entre Vienne et Clain, se tenait un théâtre de dix mille places pour endormir toute résistance par le savant dosage du Pain et des Jeux, une invraisemblable manière de tenir les gens qui ne se pourrait plus dans notre époque civilisée.


Non loin de là, un bloc mégalithique, un menhir dit de la Pierre Levée atteste que les légendes peuvent se mêler avec l'histoire pourvu que chaque croyance y vienne s’imbriquer en s'enrichissant des précédentes. Ce sont des farfadets, des lutins poilus et fort laids, détenteurs d’un formidable trésor constitué de pièces gauloises gravées d’un cheval au galop sur le revers, qui me soufflèrent à l’oreille cette histoire, une nuit d’insomnie. Ces farfadets bavards me racontèrent ce que je vais m’empresser de vous transcrire ici, au risque naturellement de passer, une fois encore, pour un affreux menteur. Ce récit passera pour extravagant aux cartésiens et à tous les incurables pragmatiques, il circule pourtant encore du vieux Poitiers jusqu’à Candes-Saint-Martin, où Vingenna, la Vienne, fusionne à dame Liger, la Loire.


Si du temps des gaulois, la vie était paisible en ce petit coin de terre, tout bascula avec l’arrivée des envahisseurs romains qui firent tant et si bien qu’ils mirent le pays sous leur coupe. Les farfadets prirent alors l’habitude de se cacher pour n’apparaître aux humains que lors des grand Sabbat qui réunit tous ceux susceptibles de capter les courants et les messages mystérieux de notre mère la Terre. Pour imposer des divinités et des pratiques venues d’ailleurs, les romains érigèrent un immense théâtre et se mirent en quête de spectacles, toujours plus sanguinaires ou spectaculaires.


C’est un général ambitieux, un homme qui avait combattu aux lointains confins de l’Empire qui rapporta dans ses bagages deux monstres épouvantables, deux animaux plus effrayants encore que tout ce qui pouvait s’imaginer alors. L’un d’eux était un dragon, comme chacun aime à se les représenter, l’autre qu’on nomma ici, la Grand’Goule, était une bête ailée. Elle disposait d’une tête de lézard, immense, flanquée d’une gueule disproportionnée remplie de dents longues comme des pieux. En comparaison, son corps serpentin paraissait bien petit. Son corps couvert d’écailles était porté par des pattes munies des griffes acérées et une queue munie d’un dard à trois pointes. Elle était de très loin la plus hideuse des deux.


Le dragon avait été confié aux bons soins des troupes installées dans la ville ligérienne de Cenabum tandis que la Grande Goule était l’attraction des arènes de Briva. Les deux monstres constituaient le clou du spectacle, la cerise sur le gâteau en somme. Les organisateurs des réjouissances leur offraient pour la plus grande distraction des foules, de joyeux sacrifices humains, bandits, déserteurs et les représentants d’une nouvelle foi venue de Palestine.


Tout eut été pour le mieux dans le meilleur des Empires, si les monstres, lassés des cris d’une foule déchaînée à chacune de leurs apparitions, n'avaient échappé à la surveillance de leurs geôliers afin de se réfugier dans la roche Béraire pour le dragon, dans les profondeurs du Clain pour la Grand’ Goule. Plus personne n’osant alors venir leur disputer leur liberté, ils écumaient leur territoire respectif, semant la mort et la désolation. En bons responsables qu’ils étaient, les romains se lavèrent les mains de l’affaire d’autant plus que le déclin de l’Empire n’allait pas tarder à être consommé.


Nos pays devinrent ainsi des zones infréquentables dans lesquelles circulaient des rumeurs invérifiables. C’est ainsi qu’on affirmait que le premier jour de chaque nouvelle année, le dragon et la Grand’Goule se retrouvaient à la confluence de la Vienne et de la Loire, pour danser tout le jour sur un air à trois temps. Une autre rumeur prétendait qu’à la fin de l’été une année sur deux, la bête recevait son ami le dragon pour célébrer la Vienne en deux journées de pure folie. La bête retournait la politesse au dragon en venant cinq jours durant faire la fête en bord de Loire au début de l’automne, les années impaires. Ainsi s’établit une alternance qui resta gravée dans la tête des gens de ces contrées.


Durant un temps qui parut interminable à ceux qui furent les contemporains de ces monstres, la terreur s’installa en bord de Vienne comme de Loire. Puis un nouveau monde s’installa, les romains étaient partis et des Francs arrivèrent, pour prendre à leur tour le pouvoir. C’est en 511 de notre ère que le dragon fut vaincu par un courageux moine cénobite installé dans l'abbaye de Micy entre Loire et Loiret.

Durant trente neuf années, la solitude pesa lourdement à la Grand’Goule. Elle avait perdu son compagnon, son cher valseur du premier jour de l’année. Elle se consola par une effroyable gourmandise de nature à glacer le sang des braves gens. La bête immonde s’était réfugiée dans les sous-sols du monastère Sainte Croix, un établissement réservé aux femmes. Régulièrement, des sœurs disparaissaient quand elles descendaient dans les caves, là où étaient conservées leurs précieuses réserves.


Devant la disparition de nombreuses sœurs, la matriarche de l’abbaye, Sainte Radegonde, composa un groupe de sœurs parmi les plus courageuses. Elles bénirent du pain, saisirent des cierges et descendirent l’escalier sinueux qui s’enfonçait dans les profondeurs terrestres. Une atmosphère malsaine régnait dans les entrailles de l’abbaye.



Portées par leur foi et la présence de leurs coreligionnaires, les nonnes se donnaient du courage en chantant des psaumes. Par prudence sans doute, les moinesses se placèrent toutes derrière la Sainte qui ne vacillait pas. La créature hideuse apparut alors devant Radegonde, le monstre se dressa de toute sa hauteur et ouvrit grand la gueule pour dévoiler une rangée de dents acérées et longues d’une coudée chacune. La Sainte traça un signe de croix sur le pain qu'elle lança par petit morceaux au monstre . La créature le mangea et mourut alors dans d'affreuses souffrances avant que de disparaître en fumée en lançant un cri de douleur si aigu que les murs de l’abbaye tremblèrent.


A partir de ce jour, la Grand Goule devint un fétiche pour l’abbaye Sainte Croix. Un brave artisan du pays construisit quelques années plus tard une réplique en bois de la bête qui fut honorée à l'instar d’une relique. Lors de fêtes, célébrées le 13 août, jour de la Sainte Radegonde, les châtelleraudais et les châtelleraudaises font grande et belle procession derrière la statue habillée avec des banderoles de toutes les couleurs.


La sainte vermine comme ils aiment à moquer la Grand’Goule, continue pourtant à faire frissonner les enfants de Châtellerault et d’alentour lorsque le tonnerre gronde, que les pluies s’éternisent ou que la peur et l’incompréhension font leur retour. Certains redoutent encore de la voir resurgir des profondeurs de nos rivières. Rassurez-vous, seuls les raconteurs d'histoires ont le pouvoir de réveiller de telles croyances.



Pour en savoir plus

Radegonde, princesse germanique née en Thuringe vers 520, morte le 13 Août 587 fut Reine des Francs. Elle épousa Clotaire 1er en 538. Pour fuir la famille royale, ensanglantée par des crimes qu'elle désapprouvait, elle fonda un monastère pour femmes en 550. 


 


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