En chamboulant le temps
En bousculant l'histoire
En martyrisant la chronologie
En travestissant la vérité
En défiant la logique
Et en grimant les personnages
Le bonimenteur vous invite à le suivre
Lorsqu'il vous déclare avec gravité :
« Il advint une bonne fois pour toute !
Qu'il vous faudra bien accroire »
Il
était une fois un brave et ingénieux tonnelier, Édouard, capable
de réaliser des prodiges avec ses mains. Il savait l’art délicat
de cintrer les douelles en les chauffant délicatement avant de les
fixer avec des cercles parfaitement ajustés. Il avait la réputation
de faire les plus belles barriques, parfaitement étanches et qui
plus est, capables de tromper bien des gabelous.
Pour
ses amis mariniers, tous plus au moins faux-sauniers pour améliorer
l’ordinaire, il avait pensé des muids qui contrairement à ceux de
ses confrères de Loire ne contenaient pas 289 litres de vin mais
seulement 250 litres pour la simple et malicieuse raison qu’ils
avaient un double fond afin d’y dissimuler du sel de contre-bande.
Édouard risquait tout autant que ses camarades si l’un d’eux
était surpris. Ses tonneaux étaient marqués de son estampille, le
poinçon réglementaire, il en assumait le risque comme les mangeux
de Lune, ces gars intrépides qui naviguaient de nuit.
Édouard
avait toujours désiré participer à pareille aventure. Il savait le
risque qu’il encourait à se faire ainsi complice des
contrebandiers, autant profiter de l’exaltation de la course. C’est
ainsi que lors de la nouvelle Lune, il embarqua avec des marins
audacieux, transportant de vieilles barriques vides prétendument
pour la vinaigrerie de Meung-sur-Loire, la plus importante de la
région.
Naturellement
les doubles fonds étaient pleins de faux sel tandis que pour tromper
la curiosité des gabelous, le bois utilisé : du pin, était plus
léger que le chêne habituel (Le pin a une densité inférieure à
0,5 tandis que le chêne vert atteint 0,95). Édouard avait mis au
point un savant vernis laissant croire à la supercherie afin de
donner le change. Il se pensait ainsi à l’abri des mauvaises
surprises.
Le
« Vardiaux », ce beau fûtreau taillé pour cette course
nocturne, long et léger, capable de transporter bien des barriques
tout en allant parfaitement au vent ou à la bourde, était le
voilier idéal pour pareille aventure d’autant que son équipage
était passé maître de cette navigation nocturne qui en aurait
découragé plus d’un. Cette nuit-là, le bateau allait bon train,
l’équipage se taisait tandis que la voile noire, gonflée d’un
vent de Galerne idéal, laissait entrevoir un voyage aisé.
Soudain,
une voile blanche déchira l’obscurité. C’était la Patache.
L’embarcation des soldats de la gabelle filait bien plus vite
qu’eux. Les soldats avaient eu vent de leur passage – pour
quelques deniers, la trahison a toujours été monnaie courante - ils
savaient la marchandise du Vardiaux et avaient mis assez de toile
pour contrer ces maudits gredins. La Patache gagnait du terrain
d’autant plus aisément qu’elle n’était chargée que de
quelques soldats et d’aucun fret.
Sur
le Vardiaux dont l’avance fondait comme embâcle lors du dégel, il
fallait agir au plus vite. La mort dans l’âme, les mariniers
décidèrent de jeter par-dessus bord quelques muids qui les
alourdissaient par trop dans cette poursuite. Mieux valait perdre le
bénéfice de la course que de se retrouver pour certains aux galères
ou pour les bizuts avec une vilaine flétrissure. Édouard était de
ceux-là, jamais il n’avait eu maille à partie avec les gabelous,
cette sale engeance ! Pour lui et son métier, il était préférable
de ne pas commencer.
Le
fûtreau quelque peu délesté perdait toujours sur la rapide
Patache. Sur le Vardiaux l’inquiétude était grande. Il fallait
prendre des mesures radicales. Tous les fûts allaient passer
par-dessus bord, tant pis si la Loire était un peu salée. Il n’en
restait plus qu’un lorsque le capitaine, un vieux marin
expérimenté, regardant le tonnelier qui en la circonstance était
devenu un voyageur inutile et encombrant, lui intima l’ordre
d’enjamber la bordée afin de gagner la rive tout en allégeant un
peu l’embarcation.
Édouard
à sa grande honte dut avouer qu’il ne savait pas nager. La Loire
était grosse, il n’allait pas survivre à pareille aventure
d’autant plus qu’avec cette nuit noire, il ne risquait pas de
s’accrocher à une quelconque épave. Il savait la réputation de
ses barriques, avant qu’on jette la dernière dans la rivière, il
demanda à s’y enfermer. Le temps de soulever l’Esselière, le
tonnelier se glissa dans sa barrique que l’équipage jeta à l’eau.
Ainsi
allégé, le Vardiaux ne perdit plus de terrain sur la Patache.
L’équipage était sauf. Ce n’était plus qu’une question de
patience et de savoir-faire pour semer définitivement les gabelous.
Ces derniers, tout obnubilés par leur course poursuite ne songèrent
pas à attraper les pièces à conviction qui flottaient à leur
rencontre. La dernière tout comme toutes les autres leur passa
devant le nez sans la moindre réaction.
Édouard,
dans sa cachette flottante n’avait qu’à se féliciter de la
qualité de son travail. Il flottait sans encombre bien qu’il fut
quelque peu chahuté par les flots. Il se dit qu’il devrait prendre
son mal en patience jusqu’à ce que son nouvel esquif vienne à se
poser quelque part. D’une irréductible confiance en ses fûts, il
s’endormit se laissant bercer par le tangage, une très ancienne
réminiscence de son enfance.
Il
se réveilla, conscient que son aventure n’avait pas encore trouvé
son terme. Il devina plus qu’il ne le vit que le jour s’était
levé. Il sentait également que le tumulte des eaux ne présageait
rien de bon. La Loire avait dû grossir, la barrique filait grand
train et gîtait en tous sens. Il en eut le mal de mer et finit,
immanquablement par vomir tripes et boyaux.
Plus
le temps passait plus sa posture devenait inconfortable tout autant
que l’atmosphère dans son tombeau flottant se faisait lourde et
nauséeuse. Le tonnelier s’inquiétait de plus en plus, se
demandant combien de temps durerait l’aventure. Il savait que l’on
peut guère survivre plus de trois jours sans boire. Quelques gouttes
d’eau perlaient de ci de là des douelles si parfaitement jointes
qu’il regrettait désormais d’y avoir mis tant de soin !
Il
s’endormit, se réveilla, perdit la notion du temps. Il sentait sa
fin proche, il était à bout de force quand il sentit qu’il se
passait quelque chose. Sa prison venait de quitter l'élément
liquide, il en était certain. Elle fut hissée à bord d’une
frégate traversant l’Atlantique. C’est du moins ce qu’il
apprit vite après avoir repris ses esprits. L’équipage avait été
grandement déçu de trouver un fût vide mais apprécia bien vite la
présence d’un charpentier de bord.
Il
y eut en effet quelques grains à essuyer durant la traversée que
Édouard paya amplement par un travail d’une rare qualité. Tout
l’équipage se loua de ses services et se réjouit de ne l’avoir
pas rejeté à la mer. L’homme se dit alors que son destin avait
choisi pour lui, il se laissa porter là où le vent mena le navire.
C’est ainsi qu’il débarqua à la Guadeloupe.
Rapidement
il trouva usage de son métier. Si le vin n’était pas cultivé
sous ces latitudes, la canne à sucre commençait à faire son
apparition. Un premier raffinage grossier produisait un sirop fort
épais et sucré du nom de mélasse. Édouard retrouva son métier de
tonnelier afin de pouvoir transporter en Europe ce liquide visqueux
pour un raffinage plus élaboré afin de produire du sucre. Il prit
femme dans ce nouveau monde qu’il ne quitta plus jamais.
L’ironie
de son histoire, je ne sais si le tonnelier n’en sut jamais rien ?
Le sel que ses amis faux-sauniers dissimulaient alors avant qu’il
ne le jette dans la Loire dans sa barrique était destiné à la
région orléanaise. La Mélasse y arrivait en masse puisque dans
cette ville on compta jusqu’à 42 raffineries à la glorieuse
époque. Il était passé du sel au sucre, d’une vie austère à
une existence acidulée. Il n’avait pas eu à se plaindre d’avoir
fait ce joli tonneau qui lui avait mis l’existence sens
dessus-dessous.
Il
était un gentil curé apprécié de ses ouailles au cœur de la
forêt d’Orléans. Le brave serviteur de Dieu n’aimait rien tant
que partir à la rencontre de ses fidèles au hasard des chemins
forestiers et des prairies. Il enfourchait son âne et se laissait
guider par les fantaisies de l’animal. C'est ainsi que, lorsqu'il
croisait des fidèles, qu’ils furent bûcherons, chasseurs,
charbonniers ou bien paysans, le saint homme les bénissait du haut
de la bête aux grandes oreilles tout en accordant à tous une petite
prière pour les dédouaner des inévitables péchés du quotidien.
Que
cette histoire se déroule non loin de la rivière Cens et non de la
Loire n'a aucune importance. Cela prouve simplement que c'est le long
des rivières que surgissent les plus belles aventures. Laissez-vous
embarquer sur mon récit : il n'a d'autre ambition que de vous
amuser et de vous distraire. Que Dieu me pardonne sa tournure impie !
Le
représentant de Notre Seigneur des cieux sur terre était un brave
homme, tout curé chevauchant un âne qu'il fut. Il avait quelques
manies et de jolis défauts qui faisaient de lui un humain dont on
apprécie la fréquentation. C'est ainsi qu'il enfourchait son fidèle
âne en ayant toujours aux pieds des pantoufles trouées. Il voulait
avoir le pied à l'aise quand il baguenaudait sur sa gentille monture
d’autant que, dès qu’il le pouvait, il retroussait sa soutane,
retirait ses chaussons et allait se tremper les pieds un peu dans le
Cens.
Ce
matin-là, c'était un de ces jours de septembre où l'air embaume la
douceur d'un été finissant, il allait sur les chemins quand, sur le
bas-côté, il aperçut un buisson couvert de fruits rouges et noirs.
Il y avait là les plus belles mûres que le Créateur en personne
avait offertes aux gourmands. Notre vicaire était de ceux-là. À
Ingrannes la gourmandise n’a pas de limite, c’est d’ailleurs
l’origine gauloise de ce toponyme.
D'un
claquement de bouche, il demanda à son chère Enâ, l’anagramme
d’âne, de bifurquer de sa route. L’animal savait le penchant du
personnage pour tout ce qui se mange. Il descendit prudemment un
petit fossé, évita une mare afin d'arriver auprès de ce trésor de
la nature en bordure de la rivière. Le curé, habitué à monter en
chaire, resta ainsi perché pour manger goulûment les plus
délicieuses mûres qui comme chacun peut le constater, sont toujours
les plus hautes. Jamais, foi de gourmet il n’en avait dégustées
d’aussi bonnes.
Il
en avait plein la bouche ; ses mains se tachèrent vite du suc
de ces merveilles, sa soutane n'échappa pas à l'orgie qu'il faisait
là. Le brave homme était incapable de se contrôler : il
engloutissait plus que de raison des fruits gorgés de soleil et de
jus. Heureusement pour sa réputation, nul ne le vit en cette
fâcheuse pratique à moins que les hommes des bois ne ferment les
yeux sur un travers qu’ils jugèrent bien innocent.
Tout
ce qui était à hauteur de cavalier était désormais dans l'estomac
du représentant de Dieu à Ingrannes. Mais pour son malheur, Satan,
lui-même, avait placé les fruits les plus noirs qui soient tout au
sommet d’un buisson fort haut. Le curé ne put résister à l'appel
du Malin et se dressa sur le dos de son fidèle compagnon, qui
jusque-là, comme il en avait l'habitude, n'avait pas bougé d'un
sabot. Dressé ainsi, le gourmand était en mesure de prendre les
fruits de la tentation quand il se prit à penser tout haut qu'il ne
faudrait pas que quiconque passe par là et s'amuse à crier « Hue »
en cet instant épineux. Pour son malheur, le brave ecclésiastique,
habitué à prier à haute et intelligible voix, avait pensé de la
même manière.
L’âne
est un animal obéissant pourvu qu’il ne fasse pas la tête ! Il se
mit dans l’instant en route au son coutumier de cet ordre bref,
laissant choir le gourmand dans la rivière Cens qui courait au pied
du buisson. Sa gourmandise ardente l’avait bien puni. L'animal,
sans doute lassé d'une si grande attente, prit le chemin du village
et de sa modeste écurie, laissant le gourmand dans le fond du
ruisseau. L’âne lui aussi avait grand désir de déguster son
picotin.
Notre
vicaire de dieu avait fait belle et grande chute. Il était trempé
de pied en cap. Dans sa chute, il avait heurté la tête contre une
grosse pierre si bien qu’il perdit quelques minutes connaissance au
milieu de l’eau. Il reposait benoîtement dans l’eau qui n’est
jamais très haute dans le Cens quand précisément à ce moment là
vint à passer une jeune diablesse à l'esprit espiègle comme le
sont les filles de ce pays. Reconnaissant celui qui dormait ainsi, la
soutane tachée, et les lèvres toutes maculées, elle ne put
s'empêcher de lui faire mauvaise farce à la hauteur de sa faute.
La
coquine tressa une belle couronne d'épines qu'elle posa sur le front
du religieux, elle se barbouilla les lèvres de mûres et déposa un
baiser maculé sur chaque joue de celui qui avait fait vœu de
chasteté. Trouvant que la plaisanterie n'était pas allée assez
loin, la drôlesse déchira la soutane du pauvre pape en un endroit
qui pouvait laisser place à vilaines interprétations. Puis contente
du mauvais tour qu'elle venait de jouer, elle partit avant que le
gentil ecclésiastique ne revienne à lui.
Quelques
minutes plus tard, le gourmand repu et trempé, retrouva ses esprits
et se remit en chemin pour rentrer à pied jusqu'à son logis. Il
devait sans doute être encore un peu étourdi par sa chute car il ne
remarqua pas l'étrange accoutrement qui était sien. Les premiers
habitants qui croisèrent sa route, se retinrent de rire au spectacle
qu'il leur proposait. Ceux-là firent preuve de beaucoup plus de
charité que les suivants qui rirent à gorge déployée à la vue du
curé manifestement détroussé.
Ce
fut un cortège bruyant et moqueur qui l’accompagna alors jusqu'au
pied du presbytère. Tous se gaussaient de sa mine rubiconde, des
deux traces de baiser et de sa soutane déchirée et toute humide.
Mais en ce temps-là, le péché de chair n'était pas mis au ban de
l'église. La couronne d'épines attestait que le curé avait fauté
en connaissance de cause et chacun était disposé à lui pardonner
cette incartade si humaine.
Non,
ce qui amusait tant le petit peuple d’Ingrannes, c'était les
curieux chaussons qui complétaient le tableau. Tous de se pousser du
coude pour montrer l'incroyable équipage du plus important
personnage du village. Depuis ce jour, les chaussons du curé furent
par une incroyable confusion zoologique baptisés mules. Celui qui
traîne les pieds en se refusant de croire cette histoire ne serait
qu’un âne sans esprit.
S’il
me fallait tirer une morale à cette histoire, j’aimerais penser
que la gourmandise ne devrait pas être péché capital mais tout au
contraire don de Dieu. Le plaisir charnel, lui aussi mériterait
d’échapper à cette terrible sentence. Si les bons Pères de
l'église traînent la patte sur ces deux aspects du droit canon,
c’est qu’ils n’ont pas le sens commun. Quant à moi, pour
retrouver un peu de force, je vais m'adonner de ce pas à l'un des
deux péchés, si ce n'est aux deux, pour peu que je trouve mule à
mon pied et âne pour m’y conduire !