dimanche 16 février 2020

L'insupportable fil à la patte !



Je déclare forfait …



Il est le symbole d’une époque, l’incontournable outil, le malappris en société, celui qui est sourd aux recommandations et aux règles de prudence ; il fait tout et remplace votre mémoire, votre télévision, votre carte bleue et votre GPS ; il en fait bien plus encore et s’applique avec soin à devenir indispensable en toutes occasions.

Dans cette société où plus personne n'a véritablement d'attaches solides, où tous les cordons ont été coupés avec ce qui pouvait nous arrimer à une histoire tangible, un nouveau réseau de liens éparpillés donne l'impression d'être encore dans une civilisation de la communication réelle alors que nous sombrons dans une illusion absolue qui fait de nos vies un vaste champ d’aventures virtuelles.

Dans la rue, comme au volant, avec une complicité manifeste des forces de l’ordre, à l’école ou bien au travail, au restaurant ou bien au spectacle, dans une salle d’attente ou bien dans les transports en commun, un petit boîtier magique - mais ô combien diabolique - a pris le pas sur tout ce qui pouvait relier les hommes entre eux, à condition qu’ils soient proches, et finira par ne rendre intéressants et audibles que ceux qui sont loin de vous.

Il s'insinue dans le cartable ou bien le sac à main. Il fait grosseur indélicate dans la poche de derrière, il peut même être greffé à l’oreille et vous accompagner en toutes circonstances. Il est de plus en plus volumineux, au gré des usages multiples qu’il prend en charge. Il est appareil photographique, agenda, caméra, guide, calculateur, banquier, encyclopédie, discothèque, livre de poche, bon de commande et que sais-je encore ? Il est votre complément, votre alter ego, votre mémoire, votre mouchard, votre double et la prunelle de vos yeux.

Il est celui à qui l'on accorde le dernier regard avant d’entrer quelque part ou bien d’en ressortir quand vous avez la délicatesse rare de le couper dans l’entre-deux. Il est souvent en veille, en mode avion, vibreur pour les plus sensuels, ou bien discret, mais toujours là pour les plus assujettis à son usage. Il est tout près de vous, jamais bien loin de votre main car vous ne pouvez vous en passer.

Il est le premier vers lequel vous vous tournez quand il vous arrive quelque chose d'extraordinaire, de terrible, de surprenant, d'étonnant ou de simplement banal. Il vous permet d’en avertir la terre entière, car désormais, vous êtes un héros qui informe ses semblables de ses moindres faits et gestes. Vous lui confiez de vive voix ou bien par écrit, vos sentiments, vos impressions et vos anecdotes, vos déplacements et vos conquêtes, vos échecs et vos satisfactions. Il a remplacé le confesseur, l’ami , le confident, la famille et le journal intime.

Systématiquement, il vous éloigne des discussions réelles qui se tiennent encore parfois quand plusieurs individus ont coupé le contact avec le monde lointain. Vous ne pouvez y participer : votre fil à la patte vous rappelle à l’ordre, exige votre attention en continu, sans partage, sans un seul instant loin de lui.

Il vous isole dans une bulle intime et étanche aux autres. Il fait de vous un malotru, un goujat, un impoli, un gougnafier, un désobligeant qui se moque de ceux qui sont tout proches. Vous avez le monde entier à votre portée et, curieusement, vous effacez de vos préoccupations votre environnement immédiat, à moins qu’il ne devienne la toile de fond d’une photographie où vous serez le premier plan en toute immodestie.

Il vous informe de tout à n'importe quel moment. Maintenant il fait de vous un grand reporter, un accro de l’information, un tintin reporter qui filme et envoie des nouvelles de ce qui est le plus sordide, le plus anodin, le plus futile ou bien le plus personnel et intime qui soit. Mais qu’importe, puisque c’est vous qui avez informé la cohorte innombrable de vos amis, réels ou bien supposés, autoproclamés ou bien achetés par lots entiers.

À mes yeux de dinosaure avéré, d’horrible misanthrope , de refuznik de l’immonde objet, il est l'insupportable ! Celui qui a fait basculer cette merveilleuse société humaine dans les bas -fonds absurdes et mortifères de l'individualisme acharné et de l'incommunicabilité paradoxale. Par bonheur, quelques forfaits finissent parfois par déclarer leurs limites, à moins que ce ne soit plus sûrement une batterie qui rende l’âme. Les uns ou bien l’autre, quand épuisés et à bout de souffle, ils s’avouent enfin vaincus, condamnent leur propriétaire au silence téléportable. Il m'est alors envisageable de profiter de l'aubaine pour trouver un interlocuteur réel avec lequel, chose incroyable, il me sera possible d'échanger de vive voix !

Incommunicablement vôtre. 
 

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