dimanche 10 novembre 2019

Sa grande guerre à lui.

Gaston, le batelier berrichon.



Il s'appelait Gaston, un petit gars né entre Bourges et Vierzon entre le Cher, l'Arnon et le canal du Berry. Il avait deux ans au virage du nouveau siècle, celui qui devait connaître l'apogée du progrès et de la paix entre les hommes ; c'est du moins ce qu'on lui disait dans cette école nouvellement créée qu'il avait fréquentée jusqu'à l'âge de douze ans.

Quand il eut l'âge de travailler, ses sabots de bois le conduisirent vers l'usine des tracteurs Vierzon, le fleuron et la fierté d'une ville alors particulièrement industrieuse. Il connut les coups des contremaîtres, les remontrances des ouvriers, les colères des chefs et les fatigues d'un travail d'onze heures par jour, six jours par semaine.

Gaston avait fait son apprentissage ; il avait appris la mécanique agricole : ce formidable espoir qui devait libérer les hommes des travaux trop difficiles. Mais lui rêvait de liberté et de grand air. Il avait passé sa jeunesse entre les rivières et le canal. Il aimait pêcher et regarder passer les mariniers et les bateliers. C'est vers ces derniers qu'allaient ses envies.

Il se voyait batelier du canal mais comment faire quand on est enfant d'ouvrier ? Le père avait connu les usines de faïence, puis il s'était essayé aux travaux de la vigne avant que de se retrouver embauché dans l'usine de tracteurs, là où il était parvenu à faire entrer son gamin. La mère était à la maison, à s'occuper de ses six frères et sœurs, de quelques chèvres dont elle tirait un merveilleux fromage et d'un potager qui était sa fierté.

Gaston ne s'imaginait pas ouvrier toute son existence. Il voyait ces hommes, vieillis prématurément par le travail et l'alcool. Il avait son idée en tête et quand il fut assez fort physiquement pour abandonner l'usine, il se fit embaucher à la bricole sur le canal. Un métier dur, éprouvant, mal payé mais un métier de plein air où l'on voyait du pays.

Gaston fit le travail d'un âne, à tirer une flûte berrichonne qui transportait des vins de Sancerre, de Reuilly ou de Quincy, de Menetou ou de Valençay. Il était né parmi les vignobles et il y avait de l'ouvrage pour ceux qui voulaient transporter le sang de la terre. Gaston était heureux ; il tirait de toutes ses forces ce magnifique chargement.

Son patron, Boulette, était un vieux batelier sans héritier. Bien vite, il se prit d'affection pour ce gaillard et l'initia à la manœuvre. Gaston abandonna la bricole pour prendre le macaron : cette roue qui permet de diriger la flûte. Il y avait tant à faire sur une flûte. C'est un âne qui avait remplacé le gamin à la traction de la péniche.

Quand la guerre éclata, Gaston était encore trop jeune pour rejoindre les soldats. Il suivit à distance le conflit, persuadé que tout serait terminé quand il atteindrait l'âge de la conscription. Mais les nouvelles étaient mauvaises : beaucoup de familles du pays recevaient une lettre qui annonçait le sacrifice de l'un des leurs. « Mort au feu ! » telle était la terrible sentence …

Boulette était inquiet, à la fois pour sa santé de plus en plus déclinante et pour son arpette. Il fit une chose incroyable pour l'époque : il offrit sa flûte au gamin, persuadé que cette responsabilité allait lui permettre d'échapper à ce qui ressemblait de plus en plus à un carnage infâme. Il signait par là-même un contrat qui lui permettrait de subvenir à ses besoins pour le peu de temps qui lui restait à vivre : il sentait sa fin si proche.

Gaston n'en croyait pas ses yeux, lui le fils d'ouvrier, le gamin qui avait quitté l'école à douze ans sans même son certificat d'études, était maintenant patron et propriétaire d'une flûte : « La Charmante ». Il se prit de l'envie de quitter son canal du Berry pour découvrir les autres canaux du pays. C'est ainsi que son destin allait basculer …

Il venait d'avoir dix-huit ans et naviguait non loin de la ligne de front ; c'est alors qu'il reçut la visite d'un gendarme dans son bateau. Lui, le jeune en âge de porter l'uniforme, était réquisitionné avec son bateau pour aller soutenir l'effort de guerre du pays. Gaston enfila l'uniforme et conserva son bateau ; il n'était pas mécontent de l'aventure : il se mettait au service de la grande bataille tout en conservant ce métier qu'il aimait tant.


Il changea de cargaison … Désormais, s'il transportait encore des barriques pour donner du cœur à l'ouvrage à ces malheureux collègues devenus chair à canon, il chargeait surtout des obus, ceux-là même qui allaient porter la mort dans les rangs d'en face quand la mire était bien réglée à la condition qu'ils ne lui explosent pas à la figure durant le voyage …

Le travail n'était pas aisé. Il lui fallait prendre d'infinies précautions, s'approcher le plus possible des zones d'affrontement par les canaux, véritables artères logistiques. Gaston apprenait chaque jour qu'une péniche semblable à la sienne avait explosé, qu'un obus ennemi ou un malheureux incident avait eu raison du bateau, de son chargement et de son batelier.

Il n'en avait cure. Il savait l'importance de son travail. Il le faisait avec sérieux et conviction. Pourtant, un jour qu'il était tout proche du front, un général vint vers lui. Il exigea qu'il dépose sur le champ son chargement et qu'il se mette au travail avec des compagnons charpentiers pour transformer sa péniche en navire-hôpital. Une idée qui en valait bien une autre ; ailleurs d'autres gradés s'étaient mis en tête d'installer des canons sur des bateaux.

En quelques jours, la péniche de Boulette fut méconnaissable. Elle était désormais couverte entièrement, on y avait entassé sur deux niveaux sombres et de faible hauteur, des lits et du matériel médical. Bientôt, la Charmante, allait accueillir trente malheureux aux corps brisés. Gaston devenait un ambulancier canalou d'une nouvelle espèce. Cette guerre n'était pas en mal de curieuses idées.

Gaston reçut son premier chargement. Il n'en croyait pas ses yeux : ces hommes n'étaient plus que douleur, plaies et pansements. Ils geignaient à longueur de temps, il en mourait autant durant le trajet vers l'hôpital le plus proche. Il vivait un cauchemar épouvantable sans même connaître l'effroi des tranchées et des assauts furieux. Il avait tout compris de cette boucherie à distance …

Gaston devait s'approcher le plus possible de la zone des combats pour récupérer son lot de malheureux. Parfois, son canal le conduisait si près de la ligne de front qu'il n'était pas à l'abri des bombardements. C'est hélas ce qui allait lui arriver. Ce jour-là, il venait de remplir sa péniche d'hommes ; peut-on encore qualifier ainsi ces corps en souffrance, ces corps incomplets et martyrisés ? Gaston avait tant vieilli à effectuer cette curieuse mission ; il avait perdu sa joie de vivre et même l'amour de son métier.

Il y avait trente grands blessés à bord quand il reçut de plein fouet un obus. La péniche s'embrasa immédiatement. Gaston n'eut pas le temps de faire quoi que ce soit pour ses pauvres passagers. Il n'eut que le temps de se jeter à l'eau dans un réflexe de survie qu'il se reprocherait immédiatement.

Sur la rive de ce canal maudit, Gaston entendit alors les hurlements de désespoir de ces hommes qui brûlaient vifs dans les flammes de l'enfer. Il se boucha les oreilles mais rien n'y faisait : il entendait ces appels désespérés. Combien de temps fallut-il avant que le silence ne se fît ? Gaston n'aurait su le dire : tout se passa si vite et pourtant cela lui semblait avoir duré un temps infini.

Gaston resta prostré. Hébété, silencieux, incapable de bouger, il serait encore là avec des cris qui résonnaient dans sa tête si on n'était venu le chercher. Ce qui se passa ensuite, il n'en a aucun souvenir. Sa vie semblait s'être arrêtée sur le bord du canal quand sa péniche avait sombré dans l'eau. Gaston devint un de ces malades mystérieux, un de ces hommes sans la moindre blessure apparente mais devenu une ombre, un mort vivant.

Il fut démobilisé, on le rendit à sa famille. Il n'était plus qu'une bouche de plus à nourrir de laquelle plus aucun son ne sortait. C'était un fantôme, un homme jeune encore, assis sur un banc, devant la maison, les yeux dans le vide. Il ne fut pas longtemps une charge pour les siens : un matin sans rien dire, il se leva, bourra ses poches de gros cailloux et se jeta dans son cher canal.

On retrouva son corps quelque temps plus tard. Il n'eut jamais le droit à cette laconique formule : « Mort au feu ! ». Pourtant c'est ainsi que sa vie s'était achevée véritablement. Gaston fut un parmi des centaines de bateliers qui firent sacrifice de leur bateau et parfois de leur vie lors de la première guerre mondiale. Bien peu d'historiens évoquent ce petit épisode de l'histoire ; si vous en avez l'occasion, découvrez-en davantage auprès de Bernard Le Sueur :ma mémoire de la batellerie.

Hommagement sien.



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