Gaston,
le batelier berrichon.
Il
s'appelait Gaston, un petit gars né entre Bourges et Vierzon entre
le Cher, l'Arnon et le canal du Berry. Il avait deux ans au virage du
nouveau siècle, celui qui devait connaître l'apogée du progrès et
de la paix entre les hommes ; c'est du moins ce qu'on lui disait
dans cette école nouvellement créée qu'il avait fréquentée
jusqu'à l'âge de douze ans.
Quand
il eut l'âge de travailler, ses sabots de bois le conduisirent vers
l'usine des tracteurs Vierzon, le fleuron et la fierté d'une ville
alors particulièrement industrieuse. Il connut les coups des
contremaîtres, les remontrances des ouvriers, les colères des chefs
et les fatigues d'un travail d'onze heures par jour, six jours par
semaine.
Gaston
avait fait son apprentissage ; il avait appris la mécanique
agricole : ce formidable espoir qui devait libérer les hommes
des travaux trop difficiles. Mais lui rêvait de liberté et de grand
air. Il avait passé sa jeunesse entre les rivières et le canal. Il
aimait pêcher et regarder passer les mariniers et les bateliers.
C'est vers ces derniers qu'allaient ses envies.
Il
se voyait batelier du canal mais comment faire quand on est enfant
d'ouvrier ? Le père avait connu les usines de faïence, puis il
s'était essayé aux travaux de la vigne avant que de se retrouver
embauché dans l'usine de tracteurs, là où il était parvenu à
faire entrer son gamin. La mère était à la maison, à s'occuper de
ses six frères et sœurs, de quelques chèvres dont elle tirait un
merveilleux fromage et d'un potager qui était sa fierté.
Gaston
ne s'imaginait pas ouvrier toute son existence. Il voyait ces hommes,
vieillis prématurément par le travail et l'alcool. Il avait son
idée en tête et quand il fut assez fort physiquement pour
abandonner l'usine, il se fit embaucher à la bricole sur le canal.
Un métier dur, éprouvant, mal payé mais un métier de plein air où
l'on voyait du pays.
Son
patron, Boulette, était un vieux batelier sans héritier. Bien vite,
il se prit d'affection pour ce gaillard et l'initia à la manœuvre.
Gaston abandonna la bricole pour prendre le macaron : cette roue
qui permet de diriger la flûte. Il y avait tant à faire sur une
flûte. C'est un âne qui avait remplacé le gamin à la traction de
la péniche.
Quand
la guerre éclata, Gaston était encore trop jeune pour rejoindre les
soldats. Il suivit à distance le conflit, persuadé que tout serait
terminé quand il atteindrait l'âge de la conscription. Mais les
nouvelles étaient mauvaises : beaucoup de familles du pays
recevaient une lettre qui annonçait le sacrifice de l'un des leurs.
« Mort au feu ! » telle était la terrible sentence …
Boulette
était inquiet, à la fois pour sa santé de plus en plus déclinante
et pour son arpette. Il fit une chose incroyable pour l'époque :
il offrit sa flûte au gamin, persuadé que cette responsabilité
allait lui permettre d'échapper à ce qui ressemblait de plus en
plus à un carnage infâme. Il signait par là-même un contrat qui
lui permettrait de subvenir à ses besoins pour le peu de temps qui
lui restait à vivre : il sentait sa fin si proche.
Il
venait d'avoir dix-huit ans et naviguait non loin de la ligne de
front ; c'est alors qu'il reçut la visite d'un gendarme dans
son bateau. Lui, le jeune en âge de porter l'uniforme, était
réquisitionné avec son bateau pour aller soutenir l'effort de
guerre du pays. Gaston enfila l'uniforme et conserva son bateau ;
il n'était pas mécontent de l'aventure : il se mettait au
service de la grande bataille tout en conservant ce métier qu'il
aimait tant.
Il
changea de cargaison … Désormais, s'il transportait encore des
barriques pour donner du cœur à l'ouvrage à ces malheureux
collègues devenus chair à canon, il chargeait surtout des obus,
ceux-là même qui allaient porter la mort dans les rangs d'en face
quand la mire était bien réglée à la condition qu'ils ne lui
explosent pas à la figure durant le voyage …
Le
travail n'était pas aisé. Il lui fallait prendre d'infinies
précautions, s'approcher le plus possible des zones d'affrontement
par les canaux, véritables artères logistiques. Gaston apprenait
chaque jour qu'une péniche semblable à la sienne avait explosé,
qu'un obus ennemi ou un malheureux incident avait eu raison du
bateau, de son chargement et de son batelier.
En
quelques jours, la péniche de Boulette fut méconnaissable. Elle
était désormais couverte entièrement, on y avait entassé sur deux
niveaux sombres et de faible hauteur, des lits et du matériel
médical. Bientôt, la Charmante, allait accueillir trente malheureux
aux corps brisés. Gaston devenait un ambulancier canalou d'une
nouvelle espèce. Cette guerre n'était pas en mal de curieuses
idées.
Gaston
reçut son premier chargement. Il n'en croyait pas ses yeux :
ces hommes n'étaient plus que douleur, plaies et pansements. Ils
geignaient à longueur de temps, il en mourait autant durant le
trajet vers l'hôpital le plus proche. Il vivait un cauchemar
épouvantable sans même connaître l'effroi des tranchées et des
assauts furieux. Il avait tout compris de cette boucherie à distance
…
Gaston
devait s'approcher le plus possible de la zone des combats pour
récupérer son lot de malheureux. Parfois, son canal le conduisait
si près de la ligne de front qu'il n'était pas à l'abri des
bombardements. C'est hélas ce qui allait lui arriver. Ce jour-là,
il venait de remplir sa péniche d'hommes ; peut-on encore qualifier
ainsi ces corps en souffrance, ces corps incomplets et martyrisés ?
Gaston avait tant vieilli à effectuer cette curieuse mission ;
il avait perdu sa joie de vivre et même l'amour de son métier.
Sur
la rive de ce canal maudit, Gaston entendit alors les hurlements de
désespoir de ces hommes qui brûlaient vifs dans les flammes de
l'enfer. Il se boucha les oreilles mais rien n'y faisait : il
entendait ces appels désespérés. Combien de temps fallut-il avant
que le silence ne se fît ? Gaston n'aurait su le dire : tout se
passa si vite et pourtant cela lui semblait avoir duré un temps
infini.
Gaston
resta prostré. Hébété, silencieux, incapable de bouger, il serait
encore là avec des cris qui résonnaient dans sa tête si on n'était
venu le chercher. Ce qui se passa ensuite, il n'en a aucun souvenir.
Sa vie semblait s'être arrêtée sur le bord du canal quand sa
péniche avait sombré dans l'eau. Gaston devint un de ces malades
mystérieux, un de ces hommes sans la moindre blessure apparente mais
devenu une ombre, un mort vivant.
Il
fut démobilisé, on le rendit à sa famille. Il n'était plus qu'une
bouche de plus à nourrir de laquelle plus aucun son ne sortait.
C'était un fantôme, un homme jeune encore, assis sur un banc,
devant la maison, les yeux dans le vide. Il ne fut pas longtemps une
charge pour les siens : un matin sans rien dire, il se leva,
bourra ses poches de gros cailloux et se jeta dans son cher canal.
On
retrouva son corps quelque temps plus tard. Il n'eut jamais le droit
à cette laconique formule : « Mort au feu ! ». Pourtant
c'est ainsi que sa vie s'était achevée véritablement. Gaston fut
un parmi des centaines de bateliers qui firent sacrifice de leur
bateau et parfois de leur vie lors de la première guerre mondiale.
Bien peu d'historiens évoquent ce petit épisode de l'histoire ;
si vous en avez l'occasion, découvrez-en davantage auprès de
Bernard Le Sueur :ma mémoire de la batellerie.
Hommagement
sien.
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