Au Pas de l’Âne
Il
était une fois un lieu magique, isolé au milieu de la grande forêt
landaise, un endroit qui fut jadis le refuge d’une congrégation
religieuse et qui au fil du temps qui passe, a vu les religieux
quitter cette terre sans trouver de remplaçants. Il est ici, un
homme sage, un homme droit, un de ces personnages qui longtemps
encore après les avoir rencontrés, vous laissent une empreinte
profonde, une musique intérieure qui réclame à se glisser dans un
récit.
Pour
le préserver de la curiosité des hommes tout comme pour ne pas
froisser sa modestie, son histoire se fera légendaire. Qu’importe
les menteries glissées dans son chemin de vie, elles n’ont pour
seul but que de lui garder cet anonymat auquel il reste viscéralement
attaché. Nous l'appellerons Jean pour les besoins de ce récit.
Jean
fut en son temps de labeur, un maître charpentier, un homme qui
aimait son métier, ses compagnons, et plus que tout encore sa femme
et ses quatre enfants. Il travaillait dur, la forêt qui l’entourait
lui accordait cet émerveillement dont il avait besoin pour puiser
cette énergie folle qui le maintenait toujours en action.
Un
jour pourtant, le malheur s’est abattu sur lui. Sa chère épouse a
quitté ce monde, le laissant seul avec leurs enfants, dont la plus
jeune avait trois ans. Tel un grand pin maritime qui s’abat dans la
tempête, Jean avait perdu ses racines. Il parvint à se redresser, à
tenir le cap pour élever les siens, leur donner de quoi s’installer
dans la vie. Il redoubla d’ardeur au travail même si quelque chose
s’était brisé en lui.
Quand
ses enfants furent grands, il eut le bonheur d’entendre un de ses
fils lui suggérer de lui confier l’entreprise. Il n’attendait
que ça pour prendre son baluchon et quitter ce monde du travail dans
lequel, il n’avait jamais trouvé matière à épanouissement. Il
vient d’être quinquagénaire, il décide de tout larguer pour
vivre autrement, détaché des biens matériels, des contraintes et
des furies de la vie ordinaire.
Il
se fit bénévole aux Compagnons d’Emmaüs. Sa rencontre avec
l’abbé Pierre fut d’ailleurs une bénédiction tout autant
qu’une révélation. Épris d’admiration pour cet homme et son
exemple, il entra en partage comme d’autres, en religion. Depuis,
en dépit des vicissitudes, il ne changea plus jamais de direction.
C’est
plus de trente ans plus tard que je croise le bonhomme. Il ressemble
étrangement à celui qui a donné un sens à son existence. Le béret
vissé sur la tête, la voix chaleureuse, le débit lent de ceux qui
veulent convaincre avec tendresse et ferveur, la barbe blanche et le
regard empreint d’une immense douceur, il me narra son trajet de
vie depuis qu’il l’avait consacré aux humbles, aux miséreux, à
ses chers routards que j’aime à décrire sous le prénom
d’Archimède.
Il
me narre alors ce qui l’a conduit à être désormais six mois de
l’année, durant la période hivernale le gardien bienveillant du
site du Pas de l’Âne. En cet ancien monastère, il garde les murs
et conserve la grande tradition d’accueil. Il y a ici des chambres,
presque des cellules qui permettent aux gens de la route de trouver
refuge pour un bref passage. « Pas plus de trois nuits ! »,
telle est la devise de celui qui intuitivement reprend la grande
tradition moyenâgeuse des hôtels Dieu. Son séjour avec les
compagnons fut pour lui une belle expérience de fraternité. Lui le
bénévole qui avait son logement en ville, il se montra tellement
investi, si actif que bientôt il fut décidé qu’il aurait droit,
lui aussi au pécule, récompense honorifique et financière de son
investissement.
L’âge
de la retraite arrivant, il voulut franchir un pas supplémentaire.
Une quête de spiritualité mêlée du désir de se montrer
charitable envers les plus démunis, le conduisirent vers ce
monastère où trois moines encore, à son arrivée, maintenaient la
petite flamme de Dieu sur ce lieu. Il hésita alors, longuement, à
prendre à son tour l’habit. Il avait fait sa vie professionnelle,
il était peut-être temps de se consacrer pleinement à son amour
des autres.
C’est
à soixante-dix ans qu’il allait franchir ce pas décisif quand il
se rétracta, non pas par manque de foi, mais par crainte de devoir
quitter ses chères Landes. Il se doutait que les derniers religieux
qu’il allait peut-être rejoindre attendaient son noviciat pour
partir sous d’autres cieux, porter la bonne parole dans des
contrées lointaines et exotiques.
Il
fit part de son inquiétude, la rupture devint inévitable.
Cependant, c’était cette vie qu’il avait choisi, avec ou sans la
robe de bure. Il négocia un compromis, se fit ermite six mois de
l’année d’autant plus aisément que deux des derniers moines
réalisèrent leur envie de mission tandis que le troisième trop
vieux, préféra se retirer dans une maison de retraite.
Le
Pas de L’Âne devint sa résidence d’hiver. C’est là qu’il a
toujours table ouverte pour ceux qui font la route et qui connaissent
cet endroit isolé. Il les accueille, leur accorde chaleur humaine et
repas partagé. Il leur laisse la possibilité de se raconter ou non,
respectant leur volonté de ne pas s’intégrer dans cette société
qu’ils rejettent ou qui les a mis à l’écart.
Ils
parlent de ces compagnons de passage avec bienveillance, humanité,
empathie. Il sait qu’il doit se montrer ferme, qu’ils ne doivent
pas s’installer durablement ici. La route est leur univers, après
deux nuits, il leur faudra reprendre le chemin. Dans ce cas-là, ils
repartent avec dix euros, récompense de la parole donnée et tenue.
Parfois,
la troisième nuit s’impose. Le trimard sait qu’il devra partir
le lendemain et cette fois sans ce petit pécule auquel implicitement
il a renoncé. Jean comprend leurs tergiversations, leurs
interrogations. Il refuse pourtant d’enfreindre la règle des trois
nuits, intangible et sans doute vitale. Un temps, il fut aussi un
recours pour les équipes de maraude, mais l’association et la
mairie qui gèrent le Pas de l’Âne n’ont pas souhaité entrer
dans ce jeu trop institutionnel. Les demandeurs d’asile doivent
venir à pied en ce lieu isolé qui doit demeurer une récompense et
non un dû.
Les
six autres mois de l’année, deux bénévoles viennent remplacer
Jean, accueillir les visiteurs plus nombreux en cette période,
proposer les productions de la boutique, animer des soirées. Jean
qui aime par-dessus tout la solitude, s’en va, plus loin.
Longtemps, il a eu un petit camping-car, pour prendre à son tour la
route puis l’âge venant, il l’a remplacé par une caravane qui
lui sert d’ermitage d’été quelque part dans un ailleurs, loin
du tumulte des Landes quand les touristes arrivent.
Jean
m’a accompagné ce soir-là, après ce récit qu’il convenait de
dissimuler un peu. Il y avait dans son domaine une soirée Conte,
organisée par l’association qui gère l’endroit. Il profita lui
aussi de la bonne soupe et des belles histoires d’une jeune
conteuse qui fait de forts beaux premiers pas dans l’activité.
J’avais en tête l’histoire de Jean, je la mêlais à celles que
nous offrait une charmante conteuse du coin.
À
deux pas de là, une fontaine miraculeuse avait fait la réputation
de ce monastère. Je ne sais si Jean y puise là son énergie et sa
foi en l’homme. Qu’importe, j’avais fait belle et inoubliable
rencontre qui devait prendre les habits d’un conte, même si rien
de ce qui est écrit ici, n’est pour une fois, que fariboles et
sornettes.
Monastiquement
sien.
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