vendredi 8 novembre 2019

L’Ermite laïque

Au Pas de l’Âne



Il était une fois un lieu magique, isolé au milieu de la grande forêt landaise, un endroit qui fut jadis le refuge d’une congrégation religieuse et qui au fil du temps qui passe, a vu les religieux quitter cette terre sans trouver de remplaçants. Il est ici, un homme sage, un homme droit, un de ces personnages qui longtemps encore après les avoir rencontrés, vous laissent une empreinte profonde, une musique intérieure qui réclame à se glisser dans un récit.

Pour le préserver de la curiosité des hommes tout comme pour ne pas froisser sa modestie, son histoire se fera légendaire. Qu’importe les menteries glissées dans son chemin de vie, elles n’ont pour seul but que de lui garder cet anonymat auquel il reste viscéralement attaché. Nous l'appellerons Jean pour les besoins de ce récit.

Jean fut en son temps de labeur, un maître charpentier, un homme qui aimait son métier, ses compagnons, et plus que tout encore sa femme et ses quatre enfants. Il travaillait dur, la forêt qui l’entourait lui accordait cet émerveillement dont il avait besoin pour puiser cette énergie folle qui le maintenait toujours en action.

Un jour pourtant, le malheur s’est abattu sur lui. Sa chère épouse a quitté ce monde, le laissant seul avec leurs enfants, dont la plus jeune avait trois ans. Tel un grand pin maritime qui s’abat dans la tempête, Jean avait perdu ses racines. Il parvint à se redresser, à tenir le cap pour élever les siens, leur donner de quoi s’installer dans la vie. Il redoubla d’ardeur au travail même si quelque chose s’était brisé en lui.

Quand ses enfants furent grands, il eut le bonheur d’entendre un de ses fils lui suggérer de lui confier l’entreprise. Il n’attendait que ça pour prendre son baluchon et quitter ce monde du travail dans lequel, il n’avait jamais trouvé matière à épanouissement. Il vient d’être quinquagénaire, il décide de tout larguer pour vivre autrement, détaché des biens matériels, des contraintes et des furies de la vie ordinaire.

Il se fit bénévole aux Compagnons d’Emmaüs. Sa rencontre avec l’abbé Pierre fut d’ailleurs une bénédiction tout autant qu’une révélation. Épris d’admiration pour cet homme et son exemple, il entra en partage comme d’autres, en religion. Depuis, en dépit des vicissitudes, il ne changea plus jamais de direction.

C’est plus de trente ans plus tard que je croise le bonhomme. Il ressemble étrangement à celui qui a donné un sens à son existence. Le béret vissé sur la tête, la voix chaleureuse, le débit lent de ceux qui veulent convaincre avec tendresse et ferveur, la barbe blanche et le regard empreint d’une immense douceur, il me narra son trajet de vie depuis qu’il l’avait consacré aux humbles, aux miséreux, à ses chers routards que j’aime à décrire sous le prénom d’Archimède.

Il me narre alors ce qui l’a conduit à être désormais six mois de l’année, durant la période hivernale le gardien bienveillant du site du Pas de l’Âne. En cet ancien monastère, il garde les murs et conserve la grande tradition d’accueil. Il y a ici des chambres, presque des cellules qui permettent aux gens de la route de trouver refuge pour un bref passage. « Pas plus de trois nuits ! », telle est la devise de celui qui intuitivement reprend la grande tradition moyenâgeuse des hôtels Dieu. Son séjour avec les compagnons fut pour lui une belle expérience de fraternité. Lui le bénévole qui avait son logement en ville, il se montra tellement investi, si actif que bientôt il fut décidé qu’il aurait droit, lui aussi au pécule, récompense honorifique et financière de son investissement.

L’âge de la retraite arrivant, il voulut franchir un pas supplémentaire. Une quête de spiritualité mêlée du désir de se montrer charitable envers les plus démunis, le conduisirent vers ce monastère où trois moines encore, à son arrivée, maintenaient la petite flamme de Dieu sur ce lieu. Il hésita alors, longuement, à prendre à son tour l’habit. Il avait fait sa vie professionnelle, il était peut-être temps de se consacrer pleinement à son amour des autres.

C’est à soixante-dix ans qu’il allait franchir ce pas décisif quand il se rétracta, non pas par manque de foi, mais par crainte de devoir quitter ses chères Landes. Il se doutait que les derniers religieux qu’il allait peut-être rejoindre attendaient son noviciat pour partir sous d’autres cieux, porter la bonne parole dans des contrées lointaines et exotiques.

Il fit part de son inquiétude, la rupture devint inévitable. Cependant, c’était cette vie qu’il avait choisi, avec ou sans la robe de bure. Il négocia un compromis, se fit ermite six mois de l’année d’autant plus aisément que deux des derniers moines réalisèrent leur envie de mission tandis que le troisième trop vieux, préféra se retirer dans une maison de retraite.

Le Pas de L’Âne devint sa résidence d’hiver. C’est là qu’il a toujours table ouverte pour ceux qui font la route et qui connaissent cet endroit isolé. Il les accueille, leur accorde chaleur humaine et repas partagé. Il leur laisse la possibilité de se raconter ou non, respectant leur volonté de ne pas s’intégrer dans cette société qu’ils rejettent ou qui les a mis à l’écart.

Ils parlent de ces compagnons de passage avec bienveillance, humanité, empathie. Il sait qu’il doit se montrer ferme, qu’ils ne doivent pas s’installer durablement ici. La route est leur univers, après deux nuits, il leur faudra reprendre le chemin. Dans ce cas-là, ils repartent avec dix euros, récompense de la parole donnée et tenue.

Parfois, la troisième nuit s’impose. Le trimard sait qu’il devra partir le lendemain et cette fois sans ce petit pécule auquel implicitement il a renoncé. Jean comprend leurs tergiversations, leurs interrogations. Il refuse pourtant d’enfreindre la règle des trois nuits, intangible et sans doute vitale. Un temps, il fut aussi un recours pour les équipes de maraude, mais l’association et la mairie qui gèrent le Pas de l’Âne n’ont pas souhaité entrer dans ce jeu trop institutionnel. Les demandeurs d’asile doivent venir à pied en ce lieu isolé qui doit demeurer une récompense et non un dû.

Les six autres mois de l’année, deux bénévoles viennent remplacer Jean, accueillir les visiteurs plus nombreux en cette période, proposer les productions de la boutique, animer des soirées. Jean qui aime par-dessus tout la solitude, s’en va, plus loin. Longtemps, il a eu un petit camping-car, pour prendre à son tour la route puis l’âge venant, il l’a remplacé par une caravane qui lui sert d’ermitage d’été quelque part dans un ailleurs, loin du tumulte des Landes quand les touristes arrivent.

Jean m’a accompagné ce soir-là, après ce récit qu’il convenait de dissimuler un peu. Il y avait dans son domaine une soirée Conte, organisée par l’association qui gère l’endroit. Il profita lui aussi de la bonne soupe et des belles histoires d’une jeune conteuse qui fait de forts beaux premiers pas dans l’activité. J’avais en tête l’histoire de Jean, je la mêlais à celles que nous offrait une charmante conteuse du coin.

À deux pas de là, une fontaine miraculeuse avait fait la réputation de ce monastère. Je ne sais si Jean y puise là son énergie et sa foi en l’homme. Qu’importe, j’avais fait belle et inoubliable rencontre qui devait prendre les habits d’un conte, même si rien de ce qui est écrit ici, n’est pour une fois, que fariboles et sornettes.

Monastiquement sien.


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