Les
charmes discrets de la bourgeoisie
Cette
histoire se passa dans l’univers ouaté des grands bourgeois
d’Orléans, quand ceux-ci se faisaient les rois du sucre blanc,
exploitant sans vergogne la mélasse qui venait des Antilles,
constituant leur fortune sur la sueur des esclaves. La morale et les
affaires n’ont jamais fait bon ménage, nous allons vous en
apporter la preuve même si nous tâcherons de rétablir une juste
balance en fin de récit.
Edmond
était un sucrier, un homme important ayant grande demeure sur la rue
de Recouvrance. Ses ateliers étaient dans l’arrière cour, il n’y
mettait que très rarement les pieds, l’atmosphère y étant
surchauffée tandis que la fréquentation des ouvriers l’incommodait
quelque peu. Il préférait recevoir dans son salon, se rendre tous
les jours au Cercle Saint Hubert sis 39 rue Jeanne D’arc, un lieu
des plus agréables car réservé aux hommes. Il pouvait y rencontrer
ses pairs, jouer aux cartes, au billard ou aux dés, parcourir la
presse et boire des vins délicats.
Le
cercle fermant vers minuit trente à moins de louer une chandelle
pour y rester plus tard, Edmond prenait prétexte de cet alibi
commode pour quelques escapades galantes. Pour celles-là, il avait
recourt à son homme de confiance, Gaston le cocher, qui savait tout
de ses travers, de ses déplacements comme de ses coupables
fantaisies. Dans la domesticité, fort nombreuse au demeurant, Gaston
avait un statut à part, bénificiant de la meilleure chambre au
troisième étage qu’il partageait avec son épouse, la servante de
Madame. Il était également le mieux payé de tous, sans doute pour
prix de son silence.
Edmond
avait également belle propriété en Sologne, le château de
Villefallier à Jouy-le-Potier, un relais de chasse, une grande et
belle gentilhommière qui lui donnait également prétexte pour
découcher parfois en période de chasse ou de pêche des étangs.
C’est là également qu’il passait l’été, cette fois sagement
en compagnie de sa femme et de ses trois enfants. La vie d’un
maître d’industrie n’était pas facile, il faut bien l’admettre
…
Gaston,
le fidèle d’entre les fidèles savait tout des turpitudes de son
patron. L’homme en effet avait une curieuse manière de pratiquer
le péché de chair. Quand il trouvait pièce de choix, à moins
qu’il ne doive se l’offrir contre quelques avantages ou bien
rétribution sonnante et trébuchante, Edmond avait besoin de se
faire fouetter les sangs pour jouir de la dame. Qui mieux qu’un
cocher pouvait remplir ce curieux office ?
Gaston,
il faut bien le reconnaître, ne détestait pas ce caprice. Non
seulement il vengeait ainsi tous ceux, qui dans la sucrerie avaient à
se plaindre des insultes ou des mauvais traitements que leur
infligeait ce patron autoritaire et avare, mais de plus, il se
rinçait souvent l’œil à la vue de demoiselles aux formes
parfaites. Même si en son for intérieur, il avait scrupule à
devoir taire à sa chère épouse, ses services particuliers, il
avait matière à ne pas avoir la conscience trop lourde.
Car
en effet, Gaston ignorait que Madame avait elle aussi son jardin
secret. Elle qui recevait ses amies chaque jeudi, tenant un salon
réputé sur la place d’Orléans, avait d’autres obligations qui
l’obligeaient à quitter l’hôtel particulier. Joséphine était
membre de la société de Charité maternelle, noble institution qui
avait pour but de soutenir financièrement les femmes en couches
issues de la classe ouvrière, bonnes catholiques et méritantes.
Cet
apostolat l’obligeait à de fréquents déplacements en début
d’après-midi, justement pendant les deux ou trois heures durant
lesquelles son cher époux consacrait du temps à la bonne marche de
son affaire. Il restait alors dans les bureaux à donner des ordres,
établir des factures ou bien rencontrer des clients. Joséphine ne
manquait pas alors de profiter de la calèche, Gaston étant toujours
disponible pour battre le pavé avec sa belle Percheronne.
Joséphine
s’offrait elle aussi quelques entorses au serment de fidélité.
Gaston gardait le silence, trouvant que Madame avait bien raison de
rétablir la balance et appréciant que cela se fit sans exigences
particulières. Il restait sagement dans sa voiture et n’avait
jamais eu à voir le galant de madame. Il lui savait gré de cette
discrétion, elle qui d’ailleurs ne s’était jamais ouverte du
motif véritable qui la conduisait régulièrement au 6 rue des Sept
Dormants.
Quand
le blocus anglais mis à mal l’industrie sucrière, Edmond devint
de plus en plus exigeant. Plus son humeur était maussade, plus la
conjoncture était difficile, plus le cocher devait frapper fort.
Chacun passe ses soucis comme il l’entend, le patron tendait le dos
pour se faire battre et Gaston détestait ça. Il voyait bien, le
brave cocher, que tout cela ne pouvait durer bien longtemps.
Il
avait raison, le déclin fut rapide. Il fallut vendre la propriété
en Sologne, mettre des ouvriers à la porte, réduire la domesticité.
Désormais Gaston et son épouse étaient les seuls à tenir la
maison. Les affaires périclitèrent si vite que tout le monde en fut
surpris dans la rue de Recouvrance. Ajoutez à cela quelques revers
boursiers et Edmond devint sans pouvoir faire autrement, d’une
fidélité absolue.
Joséphine
quant à elle, continuait de rendre visite à son galant qui avait eu
l’idée judicieuse de se lancer dans l’industrie des pompes
hydrauliques à traction animale. Son petit atelier était en plein
essor, il songeait à s’agrandir et désirait de plus en plus
déclarer au grand jour l’union secrète qui le liait à Joséphine.
La révolution avait permis le divorce, Joséphine sauta sur
l’occasion pour quitter son Edmond et lui faire rendre gorge.
Gaston
et son épouse apprirent avec une joie non feinte, les intentions de
leur maîtresse. Depuis longtemps, leur choix était fait. Ils furent
eux aussi du déménagement. Le jour du grand départ, le cocher
s’offrit un dernier plaisir. Il avait tout avoué à Joséphine
afin de se débarrasser de ce poids qui l’encombrait depuis si
longtemps. Elle lui avoua qu’elle avait tout deviné depuis belle
lurette, qu’elle le pardonnait bien volontiers d’autant plus
qu’il n’avait pas d’autre choix que d’obéir à ce vilain
homme.
Alors,
quand le temps des adieux sonna, que Madame et les deux serviteurs
quittèrent l’Hôtel de la Rue de Recouvrance qui était d’ailleurs
mis en vente à son tour, Gaston salua respectueusement Monsieur
Edmond, comme il l’appelait avec un sourire en coin. Le grand
bourgeois était beaucoup moins fringuant, il tourna promptement le
dos afin de ne pas voir partir définitivement celle qui fut son
épouse. Ce fut l’occasion pour Gaston d’administrer un
formidable coup de pied au séant du bonhomme tout en criant à
tue-tête : « Fouette cocher ! ».
Il
rit de si bon cœur qu’il en effaça des années d’humiliation
ressassées. Quant à ce joli coup de pied au derrière, il fit le
tour de toute la ville basse, celle où vivait la plèbe de la cité.
Chacun vit dans ce geste, un juste retour des choses, une manière
bien aimable de remettre le bonhomme à sa place. Edmond ne s’en
remit pas et bien vite se retrouva dans le plus profond dénuement.
Non
seulement, il fut ruiné mais si ridiculisé qu’il en perdit la
tête. Il se murmure qu’en Orléanais l'expression « Sucrer
les fraises » naquit de cette anecdote. Je ne sais si telle est
la vérité mais je la trouve si plaisante que je souhaitais vous en
faire profiter alors que la saison commence. Je vous laisse à votre
dégustation. Quant à moi, en bon ligérien que je suis, je vais me
préparer des fraises au vin, rien n’est meilleur à mon goût,
même pas une partie fine avec fouet et entraves.
Fouette
cocher !
Cavalièrement
sien.
Un grand merci à Marie Cécile Sainson dont le livre La Bonne
société orléanaise a permis de créer cette farce.
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