vendredi 1 novembre 2019

Fouette cocher



Les charmes discrets de la bourgeoisie




Cette histoire se passa dans l’univers ouaté des grands bourgeois d’Orléans, quand ceux-ci se faisaient les rois du sucre blanc, exploitant sans vergogne la mélasse qui venait des Antilles, constituant leur fortune sur la sueur des esclaves. La morale et les affaires n’ont jamais fait bon ménage, nous allons vous en apporter la preuve même si nous tâcherons de rétablir une juste balance en fin de récit.

Edmond était un sucrier, un homme important ayant grande demeure sur la rue de Recouvrance. Ses ateliers étaient dans l’arrière cour, il n’y mettait que très rarement les pieds, l’atmosphère y étant surchauffée tandis que la fréquentation des ouvriers l’incommodait quelque peu. Il préférait recevoir dans son salon, se rendre tous les jours au Cercle Saint Hubert sis 39 rue Jeanne D’arc, un lieu des plus agréables car réservé aux hommes. Il pouvait y rencontrer ses pairs, jouer aux cartes, au billard ou aux dés, parcourir la presse et boire des vins délicats.

Le cercle fermant vers minuit trente à moins de louer une chandelle pour y rester plus tard, Edmond prenait prétexte de cet alibi commode pour quelques escapades galantes. Pour celles-là, il avait recourt à son homme de confiance, Gaston le cocher, qui savait tout de ses travers, de ses déplacements comme de ses coupables fantaisies. Dans la domesticité, fort nombreuse au demeurant, Gaston avait un statut à part, bénificiant de la meilleure chambre au troisième étage qu’il partageait avec son épouse, la servante de Madame. Il était également le mieux payé de tous, sans doute pour prix de son silence.

Edmond avait également belle propriété en Sologne, le château de Villefallier à Jouy-le-Potier, un relais de chasse, une grande et belle gentilhommière qui lui donnait également prétexte pour découcher parfois en période de chasse ou de pêche des étangs. C’est là également qu’il passait l’été, cette fois sagement en compagnie de sa femme et de ses trois enfants. La vie d’un maître d’industrie n’était pas facile, il faut bien l’admettre …

Gaston, le fidèle d’entre les fidèles savait tout des turpitudes de son patron. L’homme en effet avait une curieuse manière de pratiquer le péché de chair. Quand il trouvait pièce de choix, à moins qu’il ne doive se l’offrir contre quelques avantages ou bien rétribution sonnante et trébuchante, Edmond avait besoin de se faire fouetter les sangs pour jouir de la dame. Qui mieux qu’un cocher pouvait remplir ce curieux office ?

Gaston, il faut bien le reconnaître, ne détestait pas ce caprice. Non seulement il vengeait ainsi tous ceux, qui dans la sucrerie avaient à se plaindre des insultes ou des mauvais traitements que leur infligeait ce patron autoritaire et avare, mais de plus, il se rinçait souvent l’œil à la vue de demoiselles aux formes parfaites. Même si en son for intérieur, il avait scrupule à devoir taire à sa chère épouse, ses services particuliers, il avait matière à ne pas avoir la conscience trop lourde.

Car en effet, Gaston ignorait que Madame avait elle aussi son jardin secret. Elle qui recevait ses amies chaque jeudi, tenant un salon réputé sur la place d’Orléans, avait d’autres obligations qui l’obligeaient à quitter l’hôtel particulier. Joséphine était membre de la société de Charité maternelle, noble institution qui avait pour but de soutenir financièrement les femmes en couches issues de la classe ouvrière, bonnes catholiques et méritantes.

Cet apostolat l’obligeait à de fréquents déplacements en début d’après-midi, justement pendant les deux ou trois heures durant lesquelles son cher époux consacrait du temps à la bonne marche de son affaire. Il restait alors dans les bureaux à donner des ordres, établir des factures ou bien rencontrer des clients. Joséphine ne manquait pas alors de profiter de la calèche, Gaston étant toujours disponible pour battre le pavé avec sa belle Percheronne.

Joséphine s’offrait elle aussi quelques entorses au serment de fidélité. Gaston gardait le silence, trouvant que Madame avait bien raison de rétablir la balance et appréciant que cela se fit sans exigences particulières. Il restait sagement dans sa voiture et n’avait jamais eu à voir le galant de madame. Il lui savait gré de cette discrétion, elle qui d’ailleurs ne s’était jamais ouverte du motif véritable qui la conduisait régulièrement au 6 rue des Sept Dormants.

Quand le blocus anglais mis à mal l’industrie sucrière, Edmond devint de plus en plus exigeant. Plus son humeur était maussade, plus la conjoncture était difficile, plus le cocher devait frapper fort. Chacun passe ses soucis comme il l’entend, le patron tendait le dos pour se faire battre et Gaston détestait ça. Il voyait bien, le brave cocher, que tout cela ne pouvait durer bien longtemps.

Il avait raison, le déclin fut rapide. Il fallut vendre la propriété en Sologne, mettre des ouvriers à la porte, réduire la domesticité. Désormais Gaston et son épouse étaient les seuls à tenir la maison. Les affaires périclitèrent si vite que tout le monde en fut surpris dans la rue de Recouvrance. Ajoutez à cela quelques revers boursiers et Edmond devint sans pouvoir faire autrement, d’une fidélité absolue.

Joséphine quant à elle, continuait de rendre visite à son galant qui avait eu l’idée judicieuse de se lancer dans l’industrie des pompes hydrauliques à traction animale. Son petit atelier était en plein essor, il songeait à s’agrandir et désirait de plus en plus déclarer au grand jour l’union secrète qui le liait à Joséphine. La révolution avait permis le divorce, Joséphine sauta sur l’occasion pour quitter son Edmond et lui faire rendre gorge.

Gaston et son épouse apprirent avec une joie non feinte, les intentions de leur maîtresse. Depuis longtemps, leur choix était fait. Ils furent eux aussi du déménagement. Le jour du grand départ, le cocher s’offrit un dernier plaisir. Il avait tout avoué à Joséphine afin de se débarrasser de ce poids qui l’encombrait depuis si longtemps. Elle lui avoua qu’elle avait tout deviné depuis belle lurette, qu’elle le pardonnait bien volontiers d’autant plus qu’il n’avait pas d’autre choix que d’obéir à ce vilain homme.

Alors, quand le temps des adieux sonna, que Madame et les deux serviteurs quittèrent l’Hôtel de la Rue de Recouvrance qui était d’ailleurs mis en vente à son tour, Gaston salua respectueusement Monsieur Edmond, comme il l’appelait avec un sourire en coin. Le grand bourgeois était beaucoup moins fringuant, il tourna promptement le dos afin de ne pas voir partir définitivement celle qui fut son épouse. Ce fut l’occasion pour Gaston d’administrer un formidable coup de pied au séant du bonhomme tout en criant à tue-tête : « Fouette cocher ! ».

Il rit de si bon cœur qu’il en effaça des années d’humiliation ressassées. Quant à ce joli coup de pied au derrière, il fit le tour de toute la ville basse, celle où vivait la plèbe de la cité. Chacun vit dans ce geste, un juste retour des choses, une manière bien aimable de remettre le bonhomme à sa place. Edmond ne s’en remit pas et bien vite se retrouva dans le plus profond dénuement.

Non seulement, il fut ruiné mais si ridiculisé qu’il en perdit la tête. Il se murmure qu’en Orléanais l'expression « Sucrer les fraises » naquit de cette anecdote. Je ne sais si telle est la vérité mais je la trouve si plaisante que je souhaitais vous en faire profiter alors que la saison commence. Je vous laisse à votre dégustation. Quant à moi, en bon ligérien que je suis, je vais me préparer des fraises au vin, rien n’est meilleur à mon goût, même pas une partie fine avec fouet et entraves.

Fouette cocher !
Cavalièrement sien.

Un grand merci à Marie Cécile Sainson dont le livre La Bonne société orléanaise a permis de créer cette farce.


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