Une
leçon de choses
Il
était une fois une petite espèce endémique à nos rives de Loire.
Petit mammifère de la famille des Apodemus, il était appelé
autrefois mulot des rives. Ce petit rongeur bien sympathique vivait
alors tranquillement à proximité de ses grands cousins castors, qui
en cette époque lointaine, pullulaient sur la rivière.
Contrairement
aux castors, le mulot des rives vivait un peu à l'écart de l'eau.
Il faut avouer qu'il n'aimait guère se retrouver les pattes dans
l'eau et qu'il était incapable de nager. Les scientifiques ne se
penchèrent jamais sur cette étrange particularité qui par la
suite, expliquera la curieuse évolution constatée chez les rares
survivants de l'espèce.
Le
mulot des rives cherchait refuge dans les varennes, lande qui jouxte
le lit moyen du fleuve, où il pouvait se réfugier en cas de
montée des eaux. Il connut une vie paisible jusqu'au moment où les
hommes, à partir des années 1600, se lancèrent dans l'aménagement
des berges de la Loire car il était nécessaire de préserver les
belles demeures installées dans le lit supérieur. C'est ainsi que
furent dressées des barrières de terre d'abord, de pierre ensuite,
qu'ici on nomma turcies puis levées.
Obligé
de s'adapter rapidement à son nouveau domaine, notre petit rongeur
fut cependant mis en difficulté par ce territoire pentu où il
devait affronter une déclivité de fort pourcentage. Certains jours
de mauvais temps, avec la pluie, le gel ou la neige, le pauvre animal
ne pouvait ni descendre ni remonter la pente sans risquer la
culbute.
Les
générations se succédèrent; la nature faisant toujours bien les
choses, les familles qui survécurent à la nouvelle donne furent
celles qui évoluèrent en perdant la symétrie de leur train de
propulsion. Petit à petit, de portées en portées, un
particularisme étonnant surgit de la formidable loterie génétique.
Des animaux naissaient avec les pattes plus longues d'un côté que
de l'autre, s'adaptant ainsi parfaitement à la vie sur les levées
qui devenaient d'ailleurs de plus en plus hautes.
Les
pauvres bêtes, non seulement ne pouvaient revenir sur leurs pas,
mais le plus grave étaient qu'elles éprouvaient de plus en plus de
difficultés à se reproduire . En effet, un mâle gaucher et une
femelle droitière étaient dans l'impossibilité technique de
copuler sans se retrouver cul par dessus tête. Il leur eût fallu
inventer des postures complexes mais malheureusement ces pauvres
animaux ne pouvaient consulter le Kamasutra.
Ainsi
donc, l'espèce se spécialisa entre gauchers et droitiers qui ne se
croisaient qu'une fois dans leur existence. Se posa alors le terrible
problème de leur migration à sens unique. Arrivés au terme de leur
long chemin , les gauchers tout comme les droitiers ne pouvaient
faire demi-tour …
Certains
individus découvrirent l'usage du pont pour retomber sur leurs
bonnes pattes. Mais avez-vous songé à traverser un pont avec une
jambe plus courte que l'autre? Rien n'est, la plupart du temps, plus
plat qu'un pont. Bien des mulots des rives finirent leur vie devant
ce problème insoluble. Heureusement, il y avait sur la rivière
quelques ponts en pente, comme ceux de La Charité sur Loire, Gien et
Blois qui sauvèrent assez de mulots des rives pour que l'espèce
parvînt à survivre.
Le
vingtième siècle fut, de toute évidence fatal à ces pauvres
petits rongeurs. Plus de bateaux sur la rivière, des automobiles sur
les ponts, même ceux qui sont en pente, le mulot des rives connut un
tel déclin que l'espèce disparut. C'est du moins ce qui se dit sur
les rives de Loire car personne, depuis bien longtemps n'en a vu un
seul.
C'est
ainsi que le Dahut, animal mythologique, animal de farce et de pleine
lune fit son apparition dans les histoires à ne pas croire. À bien
des égards, ce sont les malheureux mulots des rives qui avaient
inspiré les diseurs de menteries au ventre jaune. Nous ne pouvons
leur en tenir rigueur car grâce à ce joli subterfuge, ils ont
maintenu la mémoire de cet étrange petit animal qui avait su
s'adapter à l'aménagement des rives de la Loire.
Charles
Darwin n'aurait pas eu besoin d'aller si loin pour trouver sa
théorie. Mais il faut avouer qu'on ne voit jamais d'un bon œil un
Anglais déambuler sur nos rives. Souvenons-nous, qu'à la même
époque, le pauvre Stevenson, l'homme du chemin éponyme, goûta de
la prison à Chatillon-sur-Loire. C' est un fait avéré: au pays des
mulots des rives, on n'aime guère ceux qui roulent de l'autre côté
!
Quant
à trouver une morale à cette histoire, on en serait fort
embarrassé. Si ce n'est que pour se croiser, il est bien compliqué
de le faire avec une ou un partenaire qui va dans l'autre sens. Je
crois que la remarque vaut certainement plus pour les mulots des
rives que pour les humains. Mais qui sait ?
Naturalistement
vôtre.
Jean-Baptiste
Pierre Antoine de Monet, chevalier de Lamarck fut celui qui étudia
le mulot des rives et jeta les bases de la théorie de l'évolution.
Dans son célèbre Mémoires
d'histoire naturelle paru en
1797, il cite à plusieurs reprises cet étrange animal. Il n'a
malheureusement pas pu en fournir un illustration acceptable. Nous
pouvons le déplorer puisque le mulot des rives disparut bien peu
d'années plus tard.
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