dimanche 15 septembre 2019

Savoir tourner la page.


Les nourritures terrestres.



Il était une fois un misérable chemineux, un être de si peu qu’il était contraint, pour survivre de tendre la main afin d’obtenir quelques piécettes. Son allure n’était guère avenante ni même encourageante. Les braves gens avaient tendance à détourner leur chemin et plus encore leur regard à son approche. Sa récolte était aussi maigre que pouvait l’être ce pauvre homme.

Archimède, puisque tel était le sobriquet que lui avaient donné des enfants moqueurs- jugeant que notre gueux était souvent plongé dans un liquide qui lui provoquait une poussée d’humeur- Archimède donc, buvait plus qu’il ne mangeait, transformant en mauvais vin les rares sous qu’on lui avait donnés. Cercle vicieux, s’il en est, son état d’ébriété permanente ne facilitait absolument pas son contact avec les honnêtes gens.

Dans ces rares moments de lucidité - cette formule d’ailleurs le faisait sortir de ses gongs- Archimède s’interrogeait sur la manière de se définir. Quoique traîne-latte, vagabond, clochard ou bien trimard, comme pouvaient le définir les sédentaires, les gens installés et qui se voulaient respectables, il se savait tout aussi honnête qu’eux et parfois même un peu plus. Jamais il n’avait volé ni commis le plus petit forfait. Il allait sa vie de travers sans sortir du cadre, c’était là un point d’honneur qui le sauvait du naufrage.

Archimède n’avait pas d’atout dans sa manche. Il n’avait pas d'instrument de musique qui lui aurait permis d’attirer à lui la sympathie et un peu de commisération grâce à quelques mélodies plaisantes. Il ne savait pas non plus dessiner ou bien faire jongleries ou acrobaties pour récolter son obole tel un chien savant. Quant à travailler, son état physique lui interdisait tous travaux de force harassants et salissants, les seuls que les croquants lui auraient volontiers confiés.

L’homme était donc là, assis ou plutôt affalé contre un mur sur le seuil d’une église quand on ne l’en chassait pas à coups de pieds au derrière. La charité chrétienne se pratique plus sûrement dans les troncs et lors de la quête que pour venir en aide à un soiffard notable, un être abandonné du propriétaire des lieux, un suppôt de la maison d’en face.

Il était au bord de la rupture. Son corps ne répondait plus, il se sentait proche de la désespérance, examinant de plus en plus l’éventualité de mettre un terme à ce calvaire sans issue. Les nuits lui paraissaient de plus en plus froides, plus délicat était désormais de trouver un tas de foin dans une grange accueillante, les chiens veillaient et le foin se faisait de plus en plus rare dans des fermes toujours plus spécialisées. Il avait songé à se jeter à l’eau, seule manière pour lui d’abréger cette vie qui n’avait plus de sens.

La vie d’Archimède bascula alors qu’il se pensait au fond du puits, au bout du parcours. Un jour qu’il était à tendre la main, un enfant, un gamin qui était venu plusieurs fois le regarder en silence, à distance respectable, écoutant sans doute en cela les recommandations de parents soucieux de le protéger, lui glissa dans la main un livre de poésie. Archimède incrédule, se demanda d’abord s’il y avait moyen d’échanger ce curieux présent contre une bouteille d’un mauvais vin mais l’état de l’ouvrage lui fit vite comprendre qu’il n’en tirerait pas grand chose.

Archimède qui ce matin-là n’avait pas encore sombré dans un état comateux, pour tuer le temps ou par curiosité ouvrit le bouquin d’un certain Maurice Hallé, un gars de Biauce qui écrivait dans le patois du pays. Amusé, étonné de retrouver dans un livre ses racines, le clochard se mit à lire à haute voix un texte qui avait attiré son attention :



 
J’veux pas qu’tu t’marrisses



Quo don que c’est qu’ j’ai appris dans l’bourg ?
Qu’ tu veux faire comme ta cousin’ Rose ?
Ça t’démang don tant qu’ça l’amour ?
J’en ais assez que tout l’monde en cause
Voui ! … Si c’ était un biau parti
J’en foutrais, moué, qu’tu soeys’s promise
Avec ça ! … On est bien loti !
J’veux pas et j’veux pas qu’tu t’marises !

À ton âge, on sait pas qu’on fait
On s’amourâch’ de Paul ou d’ Pierre
Su l’moment, ça vous fait d’l’effet !
Un mois après, on n’y pens’ guère !
Quand l’divertissoèr’ est calmé
On vouet qu’on a fait des bêtises.
Il est be temps de l’rattraper !
J’veux pas et j’veux pas qu’tu t’marises !

Et pis, s’marier ? Avec un fou !
Il est quadiment fou c’t’i qu’ t’aime
L’pir «  de tout c’est qu’il a pas l’sous !
On n’a pas idé’ d’ ça tout d’même;
D’prendre un feignant, un propre à rien !
Pour entret’ni sa feignantise
I faudrait p’têt que j’vend’ mon bien ?
J’veux pas et j’veux pas qu’tu t’marises !

Ia pas un gâs pus mal foutu !
Il a les patt’s tout’s trotillées
Comme l’âne à Firmin, qu’iest fourbu.
Et pis, i’t foutrait des brûlées
(pac’ qu’il est méchant à c’qu’on dit)
Et c’est toé c’tte bell’ marchandise
Que j’foutrais à c’t’affauberdit ?
J’veux pas et j’veux pas qu’tu t’marises

Un gâs qu’ia été à Paris
Et qu’a évu des tas d’ferdaines :
Douet ien rester queuqu’s petits souv’nirs !
Met avis qu’c’est point d’la viand’ saine !
Mais ça s’rait un crim’ d’ t’donner,
Toué d’ la prâlin’, d’la fériandise,
Et pour te faire empoésonner !
J’veux pas et j’veux pas qu’tu t’marises

Quo qu’tu dis ? … qu’i vient d’hériter ?
D’hériter d’sa tante Honorine ?
C’est ça qu’j’entendais chuchoter ?
Alle est don quervée la coquine ?
Et l’gâs i s’rait riche à présent ? …
C’est drôl’ comme on fait des méprises …
C’est qu’ça d’mand’ du réfléchiss’ment …
C’est tell’ment grav’, pour qu’tu t’marises !

Cent arpents ? … Eun’ farme et des bois ?
Et d’l’attirail ? … Eun’ chouette affaire !
Mais c’est pas un si mauvais choix …
Et si c’gâs-là vit à n’en rien r’en faire
C’est qu’ça doit être un gâs malin.
Annui, i n’faut point trop d’franchise
Pour arriver au bout d’son ch’min.
J’dis pas que j’veux pas qu’tu t’marises !

Il a ben fait fait, va, d’s’amuser ;
Quand on est jeun’ faut j’ter sa gourme ;
Et si faut point en abuser
Faut pas rester son gard’-chiourme
Quiens ! … V’là ta mèr’, j’vons i d’mander
Tu comprends, i faut qu’on avise
Avant tout à fait d’t’accorder
P’têt’ben qu’faudrait ben qu’tu t’marises !

Un gâs bâti, intelligent
Un travailleux, jamais malade
Qu’ia des terr’s et pis qu’ia d’l’argent,
Un bon gâs, gai, doux, point maussade,
Cours vit’ le qu’ri, t’as ben raison
Et qu’ton amour, fumell’ t’attise
Pour l’ram’ner à la maison !
C’est tout d’suit’ qu’i faut qu’tu t’marises !

 

Aussitôt un attroupement se fit autour de lui, quelques pièces tombèrent dans son béret qu’il avait posé à ses côtés. C’était bien la première fois qu’il recevait de l’argent sans tendre la main. Il continua à dire ce poème qui le réjouissait, retrouvant dans cette histoire, le caractère de ceux qui ne partageaient pas son existence, lui fermaient la porte au nez ou bien tournaient les talons à son approche à moins que des plus furieux ne sortent le fusil.

Plus il lisait, plus il retrouvait l’accent des siens, les intonations qu’il n’avait jamais perdues. Son accoutrement, son aspect, sa face marquée par son intarissable appétence vineuse jouaient cette fois en sa faveur. Il avait pour la première fois de sa vie la tête de l’emploi et comme il avait aussi l’accent de sincérité, ce fut un triomphe.

Il fut applaudi, on le pria de se lever et d’aller dans l’auberge du coin pour réjouir les clients d’un autre texte. On l’invita à manger et on lui proposa même de se laver, ce qui, avouons-lui, n’était pas du luxe. Archimède de ce jour-là, cessa de dépérir. Il avait trouvé dans ce recueil de poèmes : Par la grand’route et les chemins creux, son passeport pour la respectabilité et la survie.

Il cessa de tendre la main pour se contenter de lire, ce qu’il fit du reste de mieux en mieux, finissant même par connaître par le cœur les textes les plus courus par le public. Il découvrit un autre compagnon de misère, un collègue au gars Maurice, un certain Gaston Couté qui donnait dans le même style. C’est en découvrant le texte Le champ de Naviot qu’il comprit qu’il avait affaire à un frère.



LE CHAMP DE NAVIOTS

L'matin, quand qu'j'ai cassé la croûte,
J'pouill' ma blous', j'prends moun hottezieau
Et mon bezouet, et pis, en route !
J'm'en vas, coumme un pauv' sautezieau,
En traînant ma vieill' patt' qui r'chigne
A forc' d'aller par monts, par vieaux,
J'm'en vas piocher mon quarquier d'vigne
Qu'est à couté du champ d'naviots !

Et là-bas, tandis que j'm'esquinte
A racler l'harbe autour des " sâs "
Que j'su', que j'souff', que j'geins, que j'quinte
Pour gangner l'bout d'pain que j'n'ai pas...
J'vois passer souvent dans la s'maine
Des tas d'gens qui braill'nt coumm' des vieaux ;
C'est un pauv' bougr' que l'on emmène
Pour l'entarrer dans l'champ d'naviots.

J'en ai-t-y vu d'pis l'temps que j'pioche !
J'en ai-t-y vu d'ces entarr'ments :
J'ai vu passer c'ti du p'tit mioche
Et c'ti du vieux d'quater'vingts ans ;
J'ai vu passer c'ti d'la pauv'fille
Et c'ti des poqu's aux bourgeoisieaux,
Et c'ti des ceux d'tout' ma famille
Qui dorm'nt à c'tt' heur' dans l'champ d'naviots !

Et tertous, l'pésan coumme el'riche,
El'rich' tout coumme el'pauv' pésan,
On les a mis à plat sous l'friche ;
C'est pus qu'du feumier à pesent,
Du bon feumier qu'engraiss' ma tarre
Et rend meilleurs les vins nouvieaux :
V'là c'que c'est qu'd'êt' propriétare
D'eun'vigne en cont' el'champ d'naviots !

Après tout, faut pas tant que j'blague,
ça m'arriv'ra itou, tout ça :
La vi', c'est eun âbr' qu'on élague...
Et j's'rai la branch' qu'la Mort coup'ra.
J'pass'rai un bieau souèr calme et digne,
Tandis qu'chant'ront les p'tits moignaux...
Et quand qu'on m'trouv'ra dans ma vigne,
On m'emport'ra dans l'champ d'naviots !


Archimède devint le clochard céleste, lecteur puis diseur, il avait trouvé sa voie sans quitter ses chemins et sa manière de vivre en marge. L’enfant qui lui avait fait présent d’un livre lui avait sauvé la vie à moins que ce ne soit la lecture qui lui eut redonné goût à celle-ci.

Patoisement vôtre.



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