Les
nourritures terrestres.
Il
était une fois un misérable chemineux, un être de si peu qu’il
était contraint, pour survivre de tendre la main afin d’obtenir
quelques piécettes. Son allure n’était guère avenante ni même
encourageante. Les braves gens avaient tendance à détourner leur
chemin et plus encore leur regard à son approche. Sa récolte était
aussi maigre que pouvait l’être ce pauvre homme.
Archimède,
puisque tel était le sobriquet que lui avaient donné des enfants
moqueurs- jugeant que notre gueux était souvent plongé dans un
liquide qui lui provoquait une poussée d’humeur- Archimède donc,
buvait plus qu’il ne mangeait, transformant en mauvais vin les
rares sous qu’on lui avait donnés. Cercle vicieux, s’il en est,
son état d’ébriété permanente ne facilitait absolument pas son
contact avec les honnêtes gens.
Dans
ces rares moments de lucidité - cette formule d’ailleurs le
faisait sortir de ses gongs- Archimède s’interrogeait sur la
manière de se définir. Quoique traîne-latte, vagabond, clochard
ou bien trimard, comme pouvaient le définir les sédentaires, les
gens installés et qui se voulaient respectables, il se savait tout
aussi honnête qu’eux et parfois même un peu plus. Jamais il
n’avait volé ni commis le plus petit forfait. Il allait sa vie de
travers sans sortir du cadre, c’était là un point d’honneur qui
le sauvait du naufrage.
Archimède
n’avait pas d’atout dans sa manche. Il n’avait pas d'instrument
de musique qui lui aurait permis d’attirer à lui la sympathie et
un peu de commisération grâce à quelques mélodies plaisantes. Il
ne savait pas non plus dessiner ou bien faire jongleries ou
acrobaties pour récolter son obole tel un chien savant. Quant à
travailler, son état physique lui interdisait tous travaux de force
harassants et salissants, les seuls que les croquants lui auraient
volontiers confiés.
L’homme
était donc là, assis ou plutôt affalé contre un mur sur le seuil
d’une église quand on ne l’en chassait pas à coups de pieds au
derrière. La charité chrétienne se pratique plus sûrement dans
les troncs et lors de la quête que pour venir en aide à un soiffard
notable, un être abandonné du propriétaire des lieux, un suppôt
de la maison d’en face.
Il
était au bord de la rupture. Son corps ne répondait plus, il se
sentait proche de la désespérance, examinant de plus en plus
l’éventualité de mettre un terme à ce calvaire sans issue. Les
nuits lui paraissaient de plus en plus froides, plus délicat était
désormais de trouver un tas de foin dans une grange accueillante,
les chiens veillaient et le foin se faisait de plus en plus rare dans
des fermes toujours plus spécialisées. Il avait songé à se jeter
à l’eau, seule manière pour lui d’abréger cette vie qui
n’avait plus de sens.
La
vie d’Archimède bascula alors qu’il se pensait au fond du puits,
au bout du parcours. Un jour qu’il était à tendre la main, un
enfant, un gamin qui était venu plusieurs fois le regarder en
silence, à distance respectable, écoutant sans doute en cela les
recommandations de parents soucieux de le protéger, lui glissa dans
la main un livre de poésie. Archimède incrédule, se demanda
d’abord s’il y avait moyen d’échanger ce curieux présent
contre une bouteille d’un mauvais vin mais l’état de l’ouvrage
lui fit vite comprendre qu’il n’en tirerait pas grand chose.
Archimède
qui ce matin-là n’avait pas encore sombré dans un état comateux,
pour tuer le temps ou par curiosité ouvrit le bouquin d’un certain
Maurice Hallé, un gars de Biauce qui écrivait dans le patois du
pays. Amusé, étonné de retrouver dans un livre ses racines, le
clochard se mit à lire à haute voix un texte qui avait attiré son
attention :
J’veux
pas qu’tu t’marrisses
Quo
don que c’est qu’ j’ai appris dans l’bourg ?
Qu’
tu veux faire comme ta cousin’ Rose ?
Ça
t’démang don tant qu’ça l’amour ?
J’en
ais assez que tout l’monde en cause
Voui
! … Si c’ était un biau parti
J’en
foutrais, moué, qu’tu soeys’s promise
Avec
ça ! … On est bien loti !
J’veux
pas et j’veux pas qu’tu t’marises !
À
ton âge, on sait pas qu’on fait
On
s’amourâch’ de Paul ou d’ Pierre
Su
l’moment, ça vous fait d’l’effet !
Un
mois après, on n’y pens’ guère !
Quand
l’divertissoèr’ est calmé
On
vouet qu’on a fait des bêtises.
Il
est be temps de l’rattraper !
J’veux
pas et j’veux pas qu’tu t’marises !
Et
pis, s’marier ? Avec un fou !
Il
est quadiment fou c’t’i qu’ t’aime
L’pir
« de tout c’est qu’il a pas l’sous !
On
n’a pas idé’ d’ ça tout d’même;
D’prendre
un feignant, un propre à rien !
Pour
entret’ni sa feignantise
I
faudrait p’têt que j’vend’ mon bien ?
J’veux
pas et j’veux pas qu’tu t’marises !
Ia
pas un gâs pus mal foutu !
Il
a les patt’s tout’s trotillées
Comme
l’âne à Firmin, qu’iest fourbu.
Et
pis, i’t foutrait des brûlées
(pac’
qu’il est méchant à c’qu’on dit)
Et
c’est toé c’tte bell’ marchandise
Que
j’foutrais à c’t’affauberdit ?
J’veux
pas et j’veux pas qu’tu t’marises
Un
gâs qu’ia été à Paris
Et
qu’a évu des tas d’ferdaines :
Douet
ien rester queuqu’s petits souv’nirs !
Met
avis qu’c’est point d’la viand’ saine !
Mais
ça s’rait un crim’ d’ t’donner,
Toué
d’ la prâlin’, d’la fériandise,
Et
pour te faire empoésonner !
J’veux
pas et j’veux pas qu’tu t’marises
Quo
qu’tu dis ? … qu’i vient d’hériter ?
D’hériter
d’sa tante Honorine ?
C’est
ça qu’j’entendais chuchoter ?
Alle
est don quervée la coquine ?
Et
l’gâs i s’rait riche à présent ? …
C’est
drôl’ comme on fait des méprises …
C’est
qu’ça d’mand’ du réfléchiss’ment …
C’est
tell’ment grav’, pour qu’tu t’marises !
Cent
arpents ? … Eun’ farme et des bois ?
Et
d’l’attirail ? … Eun’ chouette affaire !
Mais
c’est pas un si mauvais choix …
Et
si c’gâs-là vit à n’en rien r’en faire
C’est
qu’ça doit être un gâs malin.
Annui,
i n’faut point trop d’franchise
Pour
arriver au bout d’son ch’min.
J’dis
pas que j’veux pas qu’tu t’marises !
Il
a ben fait fait, va, d’s’amuser ;
Quand
on est jeun’ faut j’ter sa gourme ;
Et
si faut point en abuser
Faut
pas rester son gard’-chiourme
Quiens
! … V’là ta mèr’, j’vons i d’mander
Tu
comprends, i faut qu’on avise
Avant
tout à fait d’t’accorder
P’têt’ben
qu’faudrait ben qu’tu t’marises !
Un
gâs bâti, intelligent
Un
travailleux, jamais malade
Qu’ia
des terr’s et pis qu’ia d’l’argent,
Un
bon gâs, gai, doux, point maussade,
Cours
vit’ le qu’ri, t’as ben raison
Et
qu’ton amour, fumell’ t’attise
Pour
l’ram’ner à la maison !
C’est
tout d’suit’ qu’i faut qu’tu t’marises !
Aussitôt
un attroupement se fit autour de lui, quelques pièces tombèrent
dans son béret qu’il avait posé à ses côtés. C’était bien
la première fois qu’il recevait de l’argent sans tendre la main.
Il continua à dire ce poème qui le réjouissait, retrouvant dans
cette histoire, le caractère de ceux qui ne partageaient pas son
existence, lui fermaient la porte au nez ou bien tournaient les
talons à son approche à moins que des plus furieux ne sortent le
fusil.
Plus
il lisait, plus il retrouvait l’accent des siens, les intonations
qu’il n’avait jamais perdues. Son accoutrement, son aspect, sa
face marquée par son intarissable appétence vineuse jouaient cette
fois en sa faveur. Il avait pour la première fois de sa vie la tête
de l’emploi et comme il avait aussi l’accent de sincérité, ce
fut un triomphe.
Il
fut applaudi, on le pria de se lever et d’aller dans l’auberge du
coin pour réjouir les clients d’un autre texte. On l’invita à
manger et on lui proposa même de se laver, ce qui, avouons-lui,
n’était pas du luxe. Archimède de ce jour-là, cessa de dépérir.
Il avait trouvé dans ce recueil de poèmes : Par la grand’route et
les chemins creux, son passeport pour la respectabilité et la
survie.
Il
cessa de tendre la main pour se contenter de lire, ce qu’il fit du
reste de mieux en mieux, finissant même par connaître par le cœur
les textes les plus courus par le public. Il découvrit un autre
compagnon de misère, un collègue au gars Maurice, un certain Gaston
Couté qui donnait dans le même style. C’est en découvrant le
texte Le champ de Naviot qu’il comprit qu’il avait affaire à un
frère.
LE
CHAMP DE NAVIOTS
L'matin, quand qu'j'ai cassé la croûte,
J'pouill' ma blous', j'prends moun hottezieau
Et mon bezouet, et pis, en route !
J'm'en vas, coumme un pauv' sautezieau,
En traînant ma vieill' patt' qui r'chigne
A forc' d'aller par monts, par vieaux,
J'm'en vas piocher mon quarquier d'vigne
Qu'est à couté du champ d'naviots !
Et là-bas, tandis que j'm'esquinte
A racler l'harbe autour des " sâs "
Que j'su', que j'souff', que j'geins, que j'quinte
Pour gangner l'bout d'pain que j'n'ai pas...
J'vois passer souvent dans la s'maine
Des tas d'gens qui braill'nt coumm' des vieaux ;
C'est un pauv' bougr' que l'on emmène
Pour l'entarrer dans l'champ d'naviots.
J'en ai-t-y vu d'pis l'temps que j'pioche !
J'en ai-t-y vu d'ces entarr'ments :
J'ai vu passer c'ti du p'tit mioche
Et c'ti du vieux d'quater'vingts ans ;
J'ai vu passer c'ti d'la pauv'fille
Et c'ti des poqu's aux bourgeoisieaux,
Et c'ti des ceux d'tout' ma famille
Qui dorm'nt à c'tt' heur' dans l'champ d'naviots !
Et tertous, l'pésan coumme el'riche,
El'rich' tout coumme el'pauv' pésan,
On les a mis à plat sous l'friche ;
C'est pus qu'du feumier à pesent,
Du bon feumier qu'engraiss' ma tarre
Et rend meilleurs les vins nouvieaux :
V'là c'que c'est qu'd'êt' propriétare
D'eun'vigne en cont' el'champ d'naviots !
Après tout, faut pas tant que j'blague,
ça m'arriv'ra itou, tout ça :
La vi', c'est eun âbr' qu'on élague...
Et j's'rai la branch' qu'la Mort coup'ra.
J'pass'rai un bieau souèr calme et digne,
Tandis qu'chant'ront les p'tits moignaux...
Et quand qu'on m'trouv'ra dans ma vigne,
On m'emport'ra dans l'champ d'naviots !
L'matin, quand qu'j'ai cassé la croûte,
J'pouill' ma blous', j'prends moun hottezieau
Et mon bezouet, et pis, en route !
J'm'en vas, coumme un pauv' sautezieau,
En traînant ma vieill' patt' qui r'chigne
A forc' d'aller par monts, par vieaux,
J'm'en vas piocher mon quarquier d'vigne
Qu'est à couté du champ d'naviots !
Et là-bas, tandis que j'm'esquinte
A racler l'harbe autour des " sâs "
Que j'su', que j'souff', que j'geins, que j'quinte
Pour gangner l'bout d'pain que j'n'ai pas...
J'vois passer souvent dans la s'maine
Des tas d'gens qui braill'nt coumm' des vieaux ;
C'est un pauv' bougr' que l'on emmène
Pour l'entarrer dans l'champ d'naviots.
J'en ai-t-y vu d'pis l'temps que j'pioche !
J'en ai-t-y vu d'ces entarr'ments :
J'ai vu passer c'ti du p'tit mioche
Et c'ti du vieux d'quater'vingts ans ;
J'ai vu passer c'ti d'la pauv'fille
Et c'ti des poqu's aux bourgeoisieaux,
Et c'ti des ceux d'tout' ma famille
Qui dorm'nt à c'tt' heur' dans l'champ d'naviots !
Et tertous, l'pésan coumme el'riche,
El'rich' tout coumme el'pauv' pésan,
On les a mis à plat sous l'friche ;
C'est pus qu'du feumier à pesent,
Du bon feumier qu'engraiss' ma tarre
Et rend meilleurs les vins nouvieaux :
V'là c'que c'est qu'd'êt' propriétare
D'eun'vigne en cont' el'champ d'naviots !
Après tout, faut pas tant que j'blague,
ça m'arriv'ra itou, tout ça :
La vi', c'est eun âbr' qu'on élague...
Et j's'rai la branch' qu'la Mort coup'ra.
J'pass'rai un bieau souèr calme et digne,
Tandis qu'chant'ront les p'tits moignaux...
Et quand qu'on m'trouv'ra dans ma vigne,
On m'emport'ra dans l'champ d'naviots !
Archimède
devint le clochard céleste, lecteur puis diseur, il avait trouvé sa
voie sans quitter ses chemins et sa manière de vivre en marge.
L’enfant qui lui avait fait présent d’un livre lui avait sauvé
la vie à moins que ce ne soit la lecture qui lui eut redonné goût
à celle-ci.
Patoisement
vôtre.
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