vendredi 6 septembre 2019

Les deux enfants loup.



À l’origine du monde.



Il fut une époque lointaine où seuls les animaux peuplaient la Terre, un temps certainement plus heureux sans la présence de ceux qui allaient bouleverser l’ordre naturel. Une louve et son compagnon se désespéraient de ne pouvoir enfanter. Ce manque cruel est toujours ressenti comme un malheur ; il en était ainsi pour ces deux-là. Ils ne s’en aimaient pas moins pour autant, ne se séparaient jamais et appréciaient tout particulièrement les longues traques pour la chasse.

Ce jour-là, le mâle avait repéré un vieux sanglier isolé de sa harde. Ce solitaire semblait usé par le poids des ans, il était à n’en point douter une proie plus facile quoique redoutable et capable de blesser ses assaillants. C’est pourtant vers cette proie délicate qu’ils établirent leur choix pour le repas du jour.

La louve se tenait à l’affût loin de la souille de leur future victime, perchée sur un promontoire. Son compagnon allait le débusquer afin de le contraindre à prendre la fuite là où sa partenaire l’attendait pour fondre sur lui et lui briser la nuque. Leur plan réussit à merveille, facilité il est vrai par l’âge de leur victime. Quand la louve plongea sur le solitaire, il mourut sur le coup.

Les deux fauves le déchiquetèrent. C’est alors que se produisit le miracle qui allait transformer l’histoire de l’humanité. Le cœur de la victime battait encore. Comment l’expliquer ? Là n’est pas notre préoccupation. Intrigués les deux loups se mirent à jouer avec cet organe vibrant qui roulait sur la mousse sous la pression de leurs museaux.

La scène se déroulait en bord de rivière. Il y avait là une veine d’argile. Le cœur palpitant se chargea de cette terre qui progressivement prit curieuse forme. La vie se propagea par le miracle du battement cardiaque. Un être apparut, un air de sang et de chair, un être nouveau, si différent de ce qu’on pouvait trouver sur la planète. Les loups venaient de donner vie à l’enfant-loup qui miraculeusement fut nourri aux mamelles de la femelle.

Il était si différent de ses créateurs qu’il dénotait véritablement. Il était moins velu, avait les membres disposés tout autrement. Le bébé déjà annonçait un être nouveau, une révolution dans l’évolution. La suite allait montrer que les prémices d’une transformation radicale étaient en place. L’enfant quand il fut sevré marchait sur ses pattes postérieures sans utiliser pour cet usage les membres supérieurs. Le premier homme était né.

La louve voulut un autre enfant. Elle avait compris avec son instinct tout maternel qu’elle avait engendré un mâle et que celui-ci avait besoin d’une femme pour débuter une nouvelle aventure. Elle confia son désir à son loup qui lui fit remarquer que l’enfant-loup était né de la divine providence tout autant que du cœur d’un sanglier. C’est vers une autre espèce qu’il convenait de chercher les raisons d’espérer un autre miracle.

Vingt quatre Lunes étaient passées quand le loup fit tomber dans le même traquenard une biche isolée. La louve brisa une nouvelle fois la nuque et là encore, le cœur battait quand ils l’arrachèrent. En agissant de la même manière, ils mirent au monde une enfant-louve, porteuse d’infimes mais harmonieuses différences par rapport à son frère.

Le couple éleva du mieux qu’il put les deux enfants. Ils grandirent grâce à leurs soins avisés. Plus ils exprimaient leur différence, plus les deux loups se rendaient à l’évidence, un jour ou l’autre, tous deux allaient les quitter, conscients de n’être pas de leur chair. Cela prit de nombreuses années. Un jour, le frère et sa sœur de lait se regardèrent autrement que des enfants nés de la même mère. Ils perçurent des vibrations intimes qui les poussaient l’un vers l’autre.

La louve avait compris. Elle allait perdre à jamais ceux qu’elle avait nourris de ses mamelles. Son compagnon semblait quant à lui plus distant, il voyait dans le garçon un rival et jugeait parfois que la fille puisse être un délicieux festin. Nous avions déjà les prémices du grand malentendu qui sépara à jamais le loup des humains. Mais ceci sera une autre histoire.

Le garçon avait pris de son père génétique la force et la rudesse, l’obstination et la voracité, la fille avait acquis de la mère la grâce et la vélocité, la souplesse et la délicatesse. Leur union ne pouvait donner qu’une formidable lignée, pleine il est vrai de contradictions et de complémentarité. L’espèce humaine venait de faire son entrée dans l’histoire quand ces deux là s’unirent et enfantèrent à leur tour.

La suite sera encore l’objet de grandes confusions. Après bien des générations, il fut évident pour leurs descendants que raconter l’histoire des origines ne pouvait pas servir l’ambition dévorante de la lignée. Il leur fallait un créateur supérieur, une entité évanescente qui les plaçait au-dessus des autres habitants de la planète.

La légende de la louve nourricière conserva bien quelques adeptes qui renonçaient à perdre leur latin. Hélas, elle fut largement supplantée par l’incroyable fable de la virginale conception. Les ennuis ne firent d’ailleurs que commencer pour leurs descendants, jamais capables de s’accorder sur le mythe des origines. Plus les branches se diversifiaient plus il devint évident qu’il y avait là les conditions idoines pour une formidable discorde et des croisades terribles.

Mais faut-il s’en étonner ? Il y avait un loup dans le récit originel. C’était une évidence contre laquelle personne ne pouvait lutter. La posture verticale avait fait tourner la têtes des humains. C’est de là que naquit leur satané esprit de supériorité. Il eut fallu que les oiseaux leur rabattent le caquet, mais ceux-ci ne songèrent que bien trop tard qu’un petit colibri était plus sage que ces rustres prétentieux.

Voilà la véritable genèse de l’espèce. Elle a le mérite d'inciter à plus de modestie et plus de respect pour les autres habitants de la Terre. Je crains hélas que la vérité ne surgisse que bien trop tard pour éviter la grande catastrophe. Les humains ont mis toutes les créatures sous leur effroyable joug. L’humain est un loup pour tous les êtres vivants. Il y a quelque part dans ce monde, une louve qui s’en mord amèrement les doigts.

Mythologiquement leur. 

 

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