À
l’origine du monde.
Il
fut une époque lointaine où seuls les animaux peuplaient la Terre,
un temps certainement plus heureux sans la présence de ceux qui
allaient bouleverser l’ordre naturel. Une louve et son compagnon se
désespéraient de ne pouvoir enfanter. Ce manque cruel est toujours
ressenti comme un malheur ; il en était ainsi pour ces deux-là. Ils
ne s’en aimaient pas moins pour autant, ne se séparaient jamais et
appréciaient tout particulièrement les longues traques pour la
chasse.
Ce
jour-là, le mâle avait repéré un vieux sanglier isolé de sa
harde. Ce solitaire semblait usé par le poids des ans, il était à
n’en point douter une proie plus facile quoique redoutable et
capable de blesser ses assaillants. C’est pourtant vers cette proie
délicate qu’ils établirent leur choix pour le repas du jour.
La
louve se tenait à l’affût loin de la souille de leur future
victime, perchée sur un promontoire. Son compagnon allait le
débusquer afin de le contraindre à prendre la fuite là où sa
partenaire l’attendait pour fondre sur lui et lui briser la nuque.
Leur plan réussit à merveille, facilité il est vrai par l’âge
de leur victime. Quand la louve plongea sur le solitaire, il mourut
sur le coup.
Les
deux fauves le déchiquetèrent. C’est alors que se produisit le
miracle qui allait transformer l’histoire de l’humanité. Le cœur
de la victime battait encore. Comment l’expliquer ? Là n’est pas
notre préoccupation. Intrigués les deux loups se mirent à jouer
avec cet organe vibrant qui roulait sur la mousse sous la pression de
leurs museaux.
La
scène se déroulait en bord de rivière. Il y avait là une veine
d’argile. Le cœur palpitant se chargea de cette terre qui
progressivement prit curieuse forme. La vie se propagea par le
miracle du battement cardiaque. Un être apparut, un air de sang et
de chair, un être nouveau, si différent de ce qu’on pouvait
trouver sur la planète. Les loups venaient de donner vie à
l’enfant-loup qui miraculeusement fut nourri aux mamelles de la
femelle.
Il
était si différent de ses créateurs qu’il dénotait
véritablement. Il était moins velu, avait les membres disposés
tout autrement. Le bébé déjà annonçait un être nouveau, une
révolution dans l’évolution. La suite allait montrer que les
prémices d’une transformation radicale étaient en place. L’enfant
quand il fut sevré marchait sur ses pattes postérieures sans
utiliser pour cet usage les membres supérieurs. Le premier homme
était né.
La
louve voulut un autre enfant. Elle avait compris avec son instinct
tout maternel qu’elle avait engendré un mâle et que celui-ci
avait besoin d’une femme pour débuter une nouvelle aventure. Elle
confia son désir à son loup qui lui fit remarquer que l’enfant-loup
était né de la divine providence tout autant que du cœur d’un
sanglier. C’est vers une autre espèce qu’il convenait de
chercher les raisons d’espérer un autre miracle.
Vingt
quatre Lunes étaient passées quand le loup fit tomber dans le même
traquenard une biche isolée. La louve brisa une nouvelle fois la
nuque et là encore, le cœur battait quand ils l’arrachèrent. En
agissant de la même manière, ils mirent au monde une enfant-louve,
porteuse d’infimes mais harmonieuses différences par rapport à
son frère.
Le
couple éleva du mieux qu’il put les deux enfants. Ils grandirent
grâce à leurs soins avisés. Plus ils exprimaient leur différence,
plus les deux loups se rendaient à l’évidence, un jour ou
l’autre, tous deux allaient les quitter, conscients de n’être
pas de leur chair. Cela prit de nombreuses années. Un jour, le frère
et sa sœur de lait se regardèrent autrement que des enfants nés de
la même mère. Ils perçurent des vibrations intimes qui les
poussaient l’un vers l’autre.
La
louve avait compris. Elle allait perdre à jamais ceux qu’elle
avait nourris de ses mamelles. Son compagnon semblait quant à lui
plus distant, il voyait dans le garçon un rival et jugeait parfois
que la fille puisse être un délicieux festin. Nous avions déjà
les prémices du grand malentendu qui sépara à jamais le loup des
humains. Mais ceci sera une autre histoire.
Le
garçon avait pris de son père génétique la force et la rudesse,
l’obstination et la voracité, la fille avait acquis de la mère la
grâce et la vélocité, la souplesse et la délicatesse. Leur union
ne pouvait donner qu’une formidable lignée, pleine il est vrai de
contradictions et de complémentarité. L’espèce humaine venait de
faire son entrée dans l’histoire quand ces deux là s’unirent et
enfantèrent à leur tour.
La
suite sera encore l’objet de grandes confusions. Après bien des
générations, il fut évident pour leurs descendants que raconter
l’histoire des origines ne pouvait pas servir l’ambition
dévorante de la lignée. Il leur fallait un créateur supérieur,
une entité évanescente qui les plaçait au-dessus des autres
habitants de la planète.
La
légende de la louve nourricière conserva bien quelques adeptes qui
renonçaient à perdre leur latin. Hélas, elle fut largement
supplantée par l’incroyable fable de la virginale conception. Les
ennuis ne firent d’ailleurs que commencer pour leurs descendants,
jamais capables de s’accorder sur le mythe des origines. Plus les
branches se diversifiaient plus il devint évident qu’il y avait là
les conditions idoines pour une formidable discorde et des croisades
terribles.
Mais
faut-il s’en étonner ? Il y avait un loup dans le récit
originel. C’était une évidence contre laquelle personne ne
pouvait lutter. La posture verticale avait fait tourner la têtes des
humains. C’est de là que naquit leur satané esprit de
supériorité. Il eut fallu que les oiseaux leur rabattent le caquet,
mais ceux-ci ne songèrent que bien trop tard qu’un petit colibri
était plus sage que ces rustres prétentieux.
Voilà
la véritable genèse de l’espèce. Elle a le mérite d'inciter à
plus de modestie et plus de respect pour les autres habitants de la
Terre. Je crains hélas que la vérité ne surgisse que bien trop
tard pour éviter la grande catastrophe. Les humains ont mis toutes
les créatures sous leur effroyable joug. L’humain est un loup pour
tous les êtres vivants. Il y a quelque part dans ce monde, une louve
qui s’en mord amèrement les doigts.
Mythologiquement
leur.
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