L'obséquiosité
fluviale.
Il était une fois un
capitaine de coche d'eau dont l'heure de gloire avait été de
transporter sur son bateau la reine de France et ses dauphines. De ce
jour béni entre tous, notre pauvre batelier avait perdu la tête ou
du moins le sens de la mesure. Que Marie Antoinette finît suppliciée
l'avait beaucoup affecté : l'homme était fort pieux et avait
un vécu ce drame comme une atteinte à sa foi et à son amour
immodéré pour les héroïnes du royaume..
C'est sans doute de cet
épisode que germa cette inclination fâcheuse qui l'entraîna vers
des abysses de désagréments. Il avait acquis, en effet, un penchant
maladif pour tout ce qui brillait : titres et beauté, position
sociale et notoriété. Quand arrivait sur son bateau un homme, et
surtout une femme, dont il avait à s'honorer de la présence à son
bord, il en perdait tout sens de la mesure, en oubliait le paiement
de sa course, bien trop honoré de satisfaire un notable ou une
princesse.
Un gazettier local, fort
peu aimable à son encontre, l'avait gratifié du sobriquet de
Capitaine obséquieux. Il faut reconnaître que la formule tomba bien
vite à l'eau : le commun ignorant tout du sens de ce terme
savant. Il avait été quelque temps en grâce pour sa sonorité et
son mystère mais serait irrémédiablement passé dans l'oubli si
notre brave marinier n'avait eu à subir le revers de sa médaille.
Pour ceux qui n'avaient plus l'honneur d'appartenir à sa cour, il
était le Capitaine courbé.
À force de courbettes, de
simagrées, de révérences à ceux qui ont de l'importance, il avait
attrapé un vilain lumbago qui ne cessait de le faire souffrir.
L'autre difficulté qu'il n'avait pas envisagée fut d'ordre
pécuniaire. À ne point faire payer les puissants, il se priva d'une
partie de ses ressources qu'il ne put cependant rattraper avec les
manants qui payaient le prix fort.
Ces braves anonymes, ces
gens de peu, avaient observé le manège du marinier. Ils savaient sa
faculté incomparable à faire des salamalecs aux uns quand il
réservait sa tête des mauvais jours aux petites gens. Le bruit
circula que les humbles n'étaient pas les bienvenus sur ce bâtiment,
succursale de la Royale. Les affaires commençaient à péricliter …
Le Capitaine courbé n'en
avait cure, grisé qu'il était de voir l'échevin, le prévôt, les
ducs et les princesses, les véritables troubadours et les
faux-monnayeurs se précipiter à son bord, accepter son amitié et
ses flatteries. Pour lui ouvrir les yeux, quelques amis farceurs lui
avaient confectionné un girouet éloquent : un corbeau ayant un
camembert dans son bec. Le pauvre marinier, atteint de cécité,
retira bien vite cette gentille moquerie prétendant que le fromage
risquait de couler !
Ce fut son propre corps
qui le rappela à l'ordre. Chaque fois qu'il prenait la bourde, il
avait désormais quelques picotements dans le bas du dos. Une
manœuvre plus délicate que les autres et c'étai,t à chaque fois,
le blocage douloureux. Ce maudit lumbago l'entravait dans son métier,
le laissait à quai plus souvent qu'il ne l'aurait voulu. Il ne
comprenait pas alors pourquoi ceux qui lui faisaient si belle mine
l'instant d'avant, lui tournaient subitement le dos quand son bateau
n'était pas à flot ...
Il alla consulter un
rebouteux, un homme bourru aux mains velues, un magicien dans son art
de redresser les corps. Cette fois, le médecin clandestin préféra
la franchise à une simple manipulation illusoire. Il dit sans
ambages son fait à ce brave garçon aveuglé par sa folie. « Cessez
mon ami de vous courber devant les puissants, vivez debout et votre
dos cessera de vous faire souffrir ! Si je peux redresser votre
corps, je suis impuissant à corriger ce terrible travers. C'est à
vous d'agir et de retrouver les voies de la raison ! »
On ne sait si le conseil
fut suivi d'effet. Désormais le Capitaine courbé vécut dans des
cercles que le chroniqueur de l'époque ne fréquenta jamais. Il eût
été souhaitable pourtant qu'il entendît la remarque : un
bateau de Loire embarque plus souvent de l'eau que des têtes
couronnées. L'humidité est plus redoutable à qui a mal au dos que
ne le sera jamais la pommade qu'on passe dans celui des autres !
Chiropracteurement sien.
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