Déroulé de l'intervention du Bonimenteur
Il
fut une époque glorieuse durant laquelle le canal d’Orléans
n’était pas ce bel écrin endormi, oublié de beaucoup et surtout
détourné de sa fonction première. Les péniches allaient et
venaient, les hommes, les ânes, les femmes et les enfants tiraient
des bateaux chargés de marchandises qui
rejoignaient la Capitale.
Un
petit peuple bruyant emplissait les tavernes, égayait le chemin de
halage. Le temps n’était pas au développement durable et
pourtant, la sagesse était de mise, le fret allait à son petit
train de sénateur, au fil de l’eau et des écluses qui lui
ouvraient grand ses vantaux.
L’histoire
du canal d’Orléans est porteuse de belles heures et de quelques
heurts. Inauguré en 1692 quand il s’ouvrit à la Loire dans son
écrin de Combleux, il avait tout d’abord été l’œuvre d’un
seul homme, forestier avisé selon la légende Robert Mayeux, qui en
1676 chercha à rejoindre le Loing et le grand frère : le canal de
Briare, premier canal de ligne de partage des eaux au monde.
Trois
ans plus tard, Le Duc d’Orléans envisagea un prolongement pour
jeter un pont entre Loire et Seine au départ de Combleux. La
réalisation ne fut pas aussi simple, les défis techniques, les
aléas économiques, les controverses entre les décideurs
demandèrent temps et aménagement avant que la jonction se réalise.
Une belle page allait s’ouvrir qui ferait de Combleux la perle de
l’Orléanais.
Grande
fut alors l’activité économique. Des deux mille péniches à
l’origine, le canal en reçut sur ses biefs jusqu’à 5 630 en
l’année 1875, apogée de son activité. La mort de la Marine de
Loire allait mettre à mal ce canal tandis que son homologue de
Briare, relié au centre est de la France par le canal latéral,
recevait jusqu’à 12 000 embarcations en 1913.
La
fin de l’aventure fut scellée en 1954. Les écluses se fermèrent,
abandonnées des hommes, murées ou bien désertées. Le pauvre Canal
se contenta de la visite des pêcheurs alors qu’il fut un temps
envahi de poissons chats. Cette magnifique percée bleue au cœur de
la forêt d’Orléans dormait d’un sommeil profond. Y aurait-il un
prince Charmant pour venir la réveiller ?
La
Caravane de Loire fut un bel espoir, un sursaut magnifique à
l'initiative d’un Conseil qui s’appelait alors Général. Ceux
qui n’étaient pas encore des Loirétains se retournèrent vers ce
décor de contes de fées. Ils comprenaient qu’ils avaient là un
Patrimoine qu’il convenait de remettre en état. Les élus
suivirent ou précédèrent ce mouvement mais la crise économique
fit capoter ce magnifique rêve.
Pourtant
les successeurs des mariniers d’antan avaient attrapé le virus.
Que ce soit à Grignon, à Vitry ou bien à Combleux ils désiraient
tous retrouver ce chemin qui marche. Des projets naquirent, des
folies se réalisèrent comme l’incroyable Belle de Grignon. Des
animations virent le jour sur le canal sans hélas qu’il puisse
être parcouru d’un bout à l’autre.
L’état
en se désengageant totalement de ce trésor qu’il avait laissé à
l’abandon offre un nouvel espoir. Le Conseil Départemental du
Loiret s’est porté acquéreur, le désir fou des mariniers semble
à nouveau possible, des travaux ont repris, notre beau canal va
peut-être revivre.
C’est
dans ce contexte que l’histoire du Suave mérite de vous être
contée.
L’aventure
d’une flute berrichonne.
Bonjour,
née en 1930, je suis un automoteur berrichon, ou flute berrichonne
si vous préférez même si personne ne me mènera jamais à la
baguette. Entièrement métallique contrairement à ma sœur jumelle
la Belle de Grignon, je suis sortie des chantiers navals du Pas de
Calais à Boulogne sur mer. C’est monsieur Lucien Blond, un
batelier de Saint Amand Montrond dans le Cher qui fut mon acquéreur.
C’est pourquoi je suis étroite pour m’adapter au format Canal de
Berry.
Le
28 août 1930 j’étais immatriculée Li 8534 F, le numéro d’Insee
des péniches en somme et j’ai été baptisée : Suave. Je suis
assez fière de ce nom que j’ai dû abandonner un temps après une
erreur administrative. En toute modestie, ce nom me va comme un gant,
tant mes lignes sont d’une douceur exquise.
C’est
un moteur de 100 CV qui me donna des ailes et la possibilité de
transporter jusqu’à 114 tonnes de marchandises. À ma naissance,
je me suis montrée intrépide. Pensez donc, il m’a fallu prendre
la mer à Boulogne pour gagner nos canaux, là où je pouvais
tranquillement faire mon train. J’en ai encore des sueurs froides,
ce fut une aventure périlleuse mais que c’était exaltant.
Puis
j’ai fait mon ouvrage, ce pourquoi j’avais été construite. Je
ne m’en suis d’ailleurs pas privée. De 1941 à 1945, j’ai
transporté du bois que je chargeais à Fay-aux-Loges pour chauffer
ces pauvres parisiens en mal d’énergie en cette époque
douloureuse. J’ai changé de nom et de canal en 1964. Il n’y
avait plus ni place ni ouvrage pour moi sur un canal fermé depuis
dix ans. Je me suis retrouvée dans l’Ain à port Bressan avec un
sobriquet latin, moi la berrichonne pure souche. « Modus
Vivandi », vous parlez d’un blase !
J’ai
échoué en 1988 à Roanne, tout près de ma chère Loire. J’étais
en fort mauvais état, quelque peu négligée par mes propriétaires.
C’est d’ailleurs des gens du Loiret qui se sont souvenus de moi
alors que je devenais un pauvre tas de ferraille oublié. Madame
Irénée Bouquin, fille de Lucien Blond, avec une immense émotion,
reconnaît Le Suave sous son nouveau patronyme. Elle met tout en
œuvre pour me sauver !
Un premier projet de restauration est lancé par les communes de
Lorris Coudroy et Vieilles-Maisons dans la perspective d’une
exploitation touristique. Faute de moyens sans doute, le projet
échoue en 1994. C’est alors au tour de la ville de Donnery de me
prendre sous sa coupe dans l’idée de créer un musée du Canal.
Nous sommes le 12 avril 1995 et je suis vendue pour la somme
rondelette de 1 franc lourd. En juillet de la même année je quitte
le port de Choiseau pour m’amarrer dans un autre port d’attache :
Donnery.
J’ai
droit à une belle toilette. On me bichonne moi la belle berrichonne
coquette. On me refait la peinture extérieure et quelques travaux
d’intérieur. Je suis fin prête pour reprendre l’eau, ce que je
fais le 22 juin 1996. Pour le millénaire de Mardié je m’offre
même une croisière de Donnery à Pont aux Moines. Je fais par la
suite un passage en 2000 à Combleux et j’avoue avoir eu ce jour-là
un coup de foudre pour ce magnifique endroit.
Le
28 avril 2005, le projet de musée tombe à l’eau. Je change de
propriétaire, rétrocédée que je suis à la SMGCO : syndicat
mixte de la Gestion du Canal d’Orléans : une
fois encore abandonnée à mon triste sort d’épave flottante.
C’est devant l’usine électrique, elle aussi oubliée de tous,
près du hameau de Nestin sur la commune de Fay aux Loges que je
rouillais tout en me désespérant quand des bienfaiteurs ont eu
pitié de moi. Les membres de l’association les Chemins de l’eau
m’ont fait les yeux doux. Comme ils venaient de Combleux, j’étais
toute disposée à me laisser ravir.
Ce
fut fait. Grâce à eux j’ai repris le goût de la navigation. Ce
ne fut d’ailleurs pas une mince affaire que de rejoindre le port de
Combleux. On me hala, on me lesta pour passer sous une grande route
qui me contraignit à baisser la tête, on me fit passer des écluses
remises en état.
Je
suis arrivée dans ce port d’attache, magnifique écrin ligérien,
pour y subir les soins attentifs et affectueux de mes amis. Je me
suis faite belle et c’est ainsi que je vais de nouveau retrouver
mes couleurs et mon honneur, retrouvant vie, navigation et utilité.
Moi la Suave, la belle flute berrichonne, je vais être célébrée
par des musiciens, passant de village en village pour faire la fête.
Les
élus m’inaugurent ce mardi 12 mars 2019. Ensuite, durant tout le
mois de mars, je vais être honorée à Combleux, Mardié, Chécy,
Donnery, Fay-aux Loges tout le long de la partie accessible du canal.
Il me tarde de vous sentir dans mes entrailles, de retrouver le canal
et ses écluses et qui sait, d’aller un jour prochain jusqu’à
Montargis. Le canal doit revivre et je suis la preuve vivante de
l’opiniâtreté des gens de l’eau.
Ma
marraine est Nadine Thiais Delamour, un nom qui m’enchante
.et/C'est une femme qui n’a eu de cesse de vouloir me sauver. En
voisine, elle habite à Fay aux Loges, elle a beaucoup espéré en la
naissance du musée du Canal à Donnery. Devant l’impossibilité de
l’association Les Amis du Canal d’aller au bout de leur projet,
c’est elle qui a continué à me chérir dans une indifférence
presque générale
Les
adhérents des Chemins de l'eau sont venus à son aide. Désormais,
madame Delamour, ma chère marraine, fille de batelier, n’était
plus seule pour me redonner vie. Elle qui a vécu toute sa jeunesse
sur une péniche au gabarit Freycinet - Ses parents vivent à
Saint-Mammès, Irénée la fille de Lucien Blond est leur voisine -
tiendra mon macaron et tant pis pour ceux qui ne comprennent pas ce
terme. C’est un honneur pour moi, d’autant plus qu’elle est
également la marraine de la Belle de Grignon.
Merci
à tous ceux qui un jour ou l’autre m’ont tendu la main et tout
particulièrement à Irénée et Nadine. Je leur en serai
éternellement reconnaissante. D’autres prendont le relais, mes
amis du chemin de l’eau, leur président Jean Louis Sénotier, et
aussi Pascal, Philippe, Eric et Antoine qui me piloteront à leur
tour sur un canal enfin en activité.
Je
n’ai qu’une chose à vous dire : « Bienvenue à mon bord !
Que
fais-tu éclusier éclusier ?
Que
fais-tu éclusier ?
Tes
portes sont fermées
Que
veux-tu mon ami ?
Je
veux partir d'ici
Je
reste prisonnier
Au
canal ligoté
Vous
qui allez ailleurs
Je
vois votre bonheur
Je
rêve de grands espaces
D'horizons
qu'on dépasse
Bien
loin de ce bief
Dont
je me fais grief
Refrain
Entre
ces gros vantaux
Prisonnier
d'un tombeau
Qui
vide l'espérance
D'être
enfin en partance
Et
à chaque éclusée
Mon cœur est saigné
De
cette eau qui s'en va
Quand
moi je reste là …
Refrain
Du
fond de ton radier
Te
voilà déprimé
Viens
donc sur ma péniche
Avec
ce cœur en friche
Partons
loin d'ici
Laisse
donc tes soucis
La
vie est bien trop courte
Pour
rester sur tes doutes
Refrain
Nous
irons par le monde
Tu vas ouvrir la bonde
Nous
nous évaderons
À
l'envers de l'amont
L'océan
m'est témoin
Tu
seras mon marin
Compagnon
de voyage
Le
rêve en ton sillage
Que
fais-tu éclusier ? Tes yeux sont tout mouillés
Je
suis parti d'ici Avec toi mon ami
Que
fais-tu éclusier ? Tes portes sont fermées
Que
veux-tu mon ami ? Je veux partir
d'ici
Il
était une fois Rosalie
Combleux
fut longtemps un charmant village vigneron lové en bord de Loire
jusqu’à ce que le canal, inauguré en 1692, ne transforme
radicalement l’existence de ses habitants. Deux siècles et demi
durant, la vie à Combleux sera ponctuée par la confrontation
culturelle entre culs-terreux et chie-dans-l’eau. Suivons Rosalie,
une enfant du pays, le temps de ce petit voyage dans le passé du
village des mariniers à travers quelques épisodes significatifs de
la vie ligérienne.
Elle
s'appelle Rosalie. Cette gamine est la seconde fille d'un couple de
paysans. L'homme travaille la vigne, la femme élève des chèvres.
Rosalie a de la chance : son père accepte de l'envoyer à
l'école paroissiale. Elle va y apprendre à lire : un privilège
à l'époque pour les filles, que les familles préfèrent
habituellement garder à la maison.
Rosalie
est vive, indépendante ; elle aime par-dessus tout la Loire et
le canal. Elle voue une amitié secrète au père Léon, un batelier
du canal qui vit dans une petite cabane quand il n'est pas sur sa
flûte berrichonne.
Léon
a enseigné à la gamine le secret des plantes ; on le dit un
peu sorcier. Il lui a surtout transmis le virus de la navigation. Un
jour où le bonhomme devait livrer des fûts à Orléans, il l'a
prise sur sa péniche pour franchir l'écluse et plonger dans la
rivière. La gamine n'oubliera jamais ce grand moment. Elle se jure
de naviguer à son tour ….
Quand
Rosalie atteint ses douze ans, le temps est venu de la mettre au
travail. Elle a de la chance : la mère Victoire, qui tient
l'Auberge de la Marine, cherche une jeune servante ; elle
apprécie la gamine qu'elle connaît un peu. Après bien des
hésitations, dues à la réputation des mariniers qui fréquentent
l'auberge, les parents de Rosalie acceptent.
La
Petiote, comme l'appellent les mariniers, fait des merveilles. Elle
court partout, sert des chopines, débarrasse les tables. Elle est
appréciée de tous et gare à celui qui s'aventurerait à lui
manquer de respect, la mère Victoire veille et ne s'en laisserait
pas conter.
Rosalie
grandit, elle devient une belle jeune femme qui a beaucoup de succès
parmi les gars qui vont sur l'eau. Quant à elle, elle n'a d'yeux que
pour les mariniers, son rêve étant de faire un grand voyage un jour
…
C'est
François, un bel Angevin qui eut sa préférence. Ils se plurent,
ils se marièrent. François était secret : il ne lui disait
pas tout. Il vivait surtout de faux-saunage : le trafic du sel.
La gabelle avait disparu mais le sel était toujours autant taxé. Il
allait le chercher en Bretagne pour le livrer en Anjou.
Un
jour, il fut surprit par des gabelous à bord de leur patache. Il
plongea pour leur échapper, ne revint jamais à la surface. Son
corps fut repêché quinze jours plus tard, enterré dans une fosse
commune. Rosalie apprit le malheur de la bouche d'un compagnon de son
homme qui avait assisté à distance au drame. Elle était veuve
avant d'avoir été vraiment épouse.
Rosalie
avait vécu auparavant bien des misères. Elle avait connu le
terrible embâcle de 1789. La Loire et le canal pris par les glaces
durant cinq semaines. Une horreur ! Puis était survenu le
redoux et pire que tout, la débâcle ou la resserre comme disent les
mariniers. Une vague gigantesque avait tout noyé, tout détruit ;
bateaux, hangars, maisons.
Rosalie
pensait avoir connu le pire. Il lui fallait refaire sa vie. C'est
vers un autre marinier qu'elle jeta son dévolu ; encore un gars
de la Loire d'en bas, un natif de Montjean : Élie. Il était
avisé, marinier courageux et travailleur. À force d'économie, Elie
était devenu voiturier, il naviguait pour son propre compte.
Il
acheta un champ de pommiers sur pied . La récolte fut excellente. Il
chargea son chaland et remonta jusqu'à Combleux en train de bateaux.
Là, le train se disloqua et chacun remonta le canal à son rythme.
Élie demanda à Rosalie de l'accompagner, enfin, elle allait
naviguer !
Ce
furent les seuls moments de joie et de bonheur pour elle. Rosalie
était libre, elle allait sur l'eau comme elle l'avait toujours
espéré, enfant. Elle repensait à son vieil ami Léon, elle saluait
les femmes qui étaient à l'ouvrage dans les lavoirs. Elle montait à
la capitale. Durant quelques jours elle vendit des pommes avant que
de pouvoir, l'espace d'une seule journée, flâner dans les rues de
cette grande ville.
Puis
ce fut le retour de son unique navigation. Elie avait négocié un
fret pour le retour : des fûts vides pour faire vieillir le
vinaigre chez Dessaux. Rosalie se voyait faire ainsi chaque année ce
merveilleux voyage ; il lui fallut déchanter. La roue avait
tourné : les vapeurs prirent la place des chalands avant que le
chemin de fer ne mette tout le monde sur la terre ferme.
Elle
ne ferait jamais ce grand et long trajet sur la Loire dont elle avait
toujours rêvé , elle resta à jamais attachée à son quai de
Combleux qui bientôt se dépeupla. Elle connut des inondations
terribles, des drames, des malheurs mais jamais, ô grand jamais,
elle ne cessa d'aimer la Loire, de l'admirer et de lui vouer une
vénération sans faille.
Rosalie
était enfin de la rivière et du canal. Elle avait grandi dans cet
écrin merveilleux : son village de Combleux, la perle de
l'Orléanais. Elle continua à travailler à l'Auberge de la Marine,
là où l'esprit du vent de Galerne souffle à tout jamais. Poussez
la porte de l'établissement et humez cet atmosphère unique. Ici, la
Loire renoue avec son glorieux passé et si vous fermez les yeux,
vous pouvez retrouver Rosalie, Victoire et tous les mariniers
d'alors !
À
l’Auberge de la Marine
À
deux pas du fleuve royal
Sous
les Tilleuls et la Glycine
Attablés
au bord du Canal
Dégustons
l’anguille en matelote
et
un bon verre de muscadet
Qui
nous purge de toute cette flotte
Où
l’on trempe toute la journée
À
l’Auberge de la Marine
Où
accostent les mariniers
Qui
aimaient la bonne cuisine
Et
le vin de l’Orléanais
La
flûte percée.
Il
y a parfois des confusions qui se jouent des hommes pourvu qu’ils
soient simples d’esprit ce qui est le cas de notre ami Berlaudiot.
Il allait le long du canal d’Orléans, quémandant sa pitance
contre quelques menus travaux quand il fut intrigué par l’état de
désolation d’une vieille ferme en bord de canal.
Le
gentil vagabond, toujours prompt à rendre service quand on lui offre
à boire, à manger et parfois de quoi dormir se dit qu’il devait y
avoir de l’ouvrage dans pareil endroit. Tout malhabile qu’il
était, il ne disposait pas moins d’un courage à toute épreuve
qui lui valait belle réputation dans la région.
Il
s’approcha de l’endroit, vit là une vieille femme éplorée. Sa
maisonnette était envahie par une troupe de rats. Les rongeurs
avaient fait tel carnage qu’il ne lui était plus possible d’entrer
chez elle. Pire encore, alors qu’ils n’avaient plus guère à se
mettre sous la dent, les monstres refusaient de sortir, parvenaient à
mettre en déroute chats, chiens ratiers, belettes et même un renard
qu’on avait fait venir pour l’occasion.
Berlaudiot
se souvint d’un conte que sa grand-mère lui racontait dans son
enfance. Elle avait été la seule à le comprendre, à lui apporter
de l’intérêt et de l’affection. Elle avait surtout peuplé son
esprit d’histoires et de légendes qui, aux dires des gens
raisonnables, avaient perturbé son cerveau. Lui savait qu’il n’en
était rien. Il était différent, voilà tout.
Alors
le gentil diable se mit en demeure de trouver un sureau, de choisir
une belle branche bien épaisse puis après l’avoir coupée, il en
fit une merveilleuse flûte.
Tout
simplet qu’il était, il savait fabriquer et surtout jouer d’un
instrument de musique. Il s’approcha du repère des rats, leur joua
un air berrichon, une valse lente qui envoûta véritablement les
rongeurs. Ils le suivirent alors qu’il se dirigeait vers une cuve.
Les
animaux, un par un tombèrent dans le piège qui fut hermétiquement
fermé, laissant à un sort peu enviable ces bêtes à la réputation
délétère. La vieille femme se réjouit de cette délivrance avant
bien vite de se désoler de l’état de sa demeure. Berlaudiot se
mit à l’ouvrage et en quelques jours, il rendit apparence
acceptable à l’intérieur de la fermette.
L’exploit
fit grand bruit dans le pays. Ainsi le gentil idiot était capable de
chasser les rats. Nous étions justement à la grande période de
transport du grain. Les péniches sur le canal étaient chargées les
unes de blé, les autres d’orge ou de seigle afin d’alimenter la
Capitale. Un chargement de céréales est délicat, il menace
toujours de s’échauffer, danger d’autant plus redoutable quand
les bateaux sont en bois. Il faut remuer fréquemment les grains,
prendre des précautions et encore éviter les attaques de rongeurs.
« Que
Berlaudiot vienne donc jouer de la flûte près de nos péniches,
nous serions débarrassés d’un gros souci ! » s’écria un
batelier plus malin que les autres. « Nous n’aurons qu’à
lui donner un peu de goutte et du pain. Il sera bien assez content
avec ça ! » L’idée fit le tour du port de Grignon, on salua
la proposition par un hourra et sur le fait on envoya quérir le
bredin.
Le
joueur de flûte fit son ouvrage mélodieusement. Une fois encore, le
charme opéra. Les rats, à la queue leu-leu quittaient les navires,
descendaient prudemment par la planche de rive avant que d’aller se
jeter, dans la cuve maudite. À chaque péniche débarrassée de
cette vermine, des hourras ponctuaient les notes du flûtiste.
Quand
au soir, il n’y eut plus un seul rongeur parmi les grains, les
bateliers qui n’avaient pas attendu Berlaudiot s’étaient
regroupés à l’Auberge de la Marine. Ils chantaient et levaient
leurs verres à la santé de l’imbécile qu’ils avaient oublié
de récompenser.
Berlaudiot,
pour niaiseux qu’il donnait l’impression d’être, se dit que
ces gredins méritaient bien une bonne leçon. Pour qu’elle serve,
il convenait qu’elle soit exemplaire tout autant que symbolique. Il
avait plus d’un tour de fifrelin dans sa musette, lui qui était
passé maître dans l’art de la lutherie. On l’avait pris pour
une bonne poire, il allait leur montrer que le son qui sort de ce
bois-là, n’est pas de nature à complaire aux minotiers.
Il
se mit en action, cherchant cette fois une branche de poirier afin de
fabriquer une nouvelle flûte. Celle-là ne serait pas berrichonne
pas plus qu’elle ne jouerait une valse. Il avait dans la tête une
polka endiablée. Il lui fallait bel instrument pour la proposer aux
bateaux restés à quai tandis que les équipages buvaient à sa
santé.
La
flûte achevée, il souffla dedans. Elle avait un son mélodieux,
entêtant. La mélodie monta dans la forêt et attira dans l’instant
tous les pics verts du secteur. Berlaudiot soufflait, soufflait. La
polka donnait le rythme et les oiseaux battaient la mesure de leurs
becs. Ils se mirent en demeure de percer les bordées des péniches,
juste à la bonne hauteur pour que le grain ainsi libéré puisse
s’en échapper afin d’aller nourrir les poissons.
Il
se dit que cette nuit-là, tandis que les bateliers chantaient des
chansons à bien trop boire, les carpes et toutes les brèmes de ce
bief firent le plus beau des festins. Elles mangèrent ce que les
rats n’avaient pas eu le temps de se mettre sous la dent. C’est
ainsi que notre Berlaudiot fit une leçon qu’il espérait
profitable aux gueules noires, les mariniers du canal.
Les
flûtes qui jouent de la musique disposent de trous pour faire
entendre leur douce sonorité. Les flûtes berrichonnes qui ce
jour-là transportaient des grains se trouvèrent elles aussi
transpercées de part en part. Les oiseaux y étaient allés avec
mesure, les hommes purent ainsi apprécier la portée de leur
ingratitude.
Il
est parfois nécessaire d’enfoncer certaines leçons dans des
crânes indélicats. Ce fut ainsi que la chose se passa cette nuit-là
sur les bords du canal. Au petit matin, les bateliers retournèrent à
leurs flûtes berrichones. Ils avaient le sentiment d’avoir chacun
un pic vert qui leur martelait le crâne, c’était peut-être
d’avoir trop bu, c’était aussi de n’avoir pas tenu parole.
Berlaudiot,
chantonnant gaiement sur le chemin de halage, n’était plus là
pour voir la mine déconfite des marins d’eau douce. Ses pas
l’avaient porté ailleurs afin de proposer ses services. Puis le
travail justement récompensé, il sortait de belles mélodies pour
faire le monde danser. Si la musique adoucit les mœurs, elle peut
parfois les redresser un peu.
Pour
présenter le vin d’honneur
Tout
en sifflant une bouteille.
Tout
en sifflant une bouteille
J'imagine
des merveilles
Tout
en vidant une chopine
Je
taquine ses copines
Tout
en trinquant à ta santé
Je
déguste à pleine lampées
Ce
nectar magnifique
Tout
droit sorti d'une barrique
A
résisté, maudit bouchon
Voulait
sans doute que je croupisse
Sans
atteindre ce doux flacon
À
la lisière de ce délice
A
traînassé ce vilain garçon
Voulait
sans doute que je le maudisse
Ce
merveilleux vin de Chinon
Qu'il
a vidé dans un calice
Refrain
A
fredonné une chanson
Tout
en assouvissant son vice
En
m' vidant à p'tits gorgeons
Ce
qui me mit'en supplice
A
tout dégusté mon cruchon
Ne
m'offrant qu'un goût factice
Ce
n'est qu'un vulgaire poch'tron
Mais
qu'on appelle la police !
Refrain
Allez
l'ami enfin vidons
Fais
de moi ton nouveau complice
Toi
qui sera mon vigneron
Moi
qui me mets à ton service
Jusqu'au matin, nos verres
levons
et toute la nuit sous ces
auspices
À bout de force nous
trinquerons
À
notre ivresse initiatrice
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