Ce
sera mon dernier mot
Il
est né à Argent, entre Sologne et Berry, tout près de la cité des
Stuarts, nos chers amis écossais. Fidèle à ses origines, il
voulait entrer dans la légende, naviguer dans ses rêves et
pourfendre les faiseurs d’histoires. Il a été exaucé : il
est le premier commissaire aux contes de la brigade des légendes.
C’est ainsi que je le vis débarquer un beau matin pour éplucher
mes livres de contes. J’avais, paraît-il une dette avec la
société : celle des décideurs locaux, gens importants et trop
sérieux pour se satisfaire de mes balivernes, plus soucieux de
favoriser les desseins des commerçants que des prosateurs de
l’imaginaire. Je devais payer pour tous mes crimes d’irrespect et
de fiction.
Je
crus, sur le coup, à une farce, une belle blague comme aiment à les
concevoir les espiègles de tous poils, les jaloux et les médiocres.
Pour ces derniers, la liste est si longue, que je ne cherchai même
pas à savoir d’où venait le trait. Hélas, il ne s’agissait pas
d’une blague, l’homme était muni d’une commission rogatoire,
un mandat d’apnée textuelle ; il ne riait pas à moins que ce ne
fût sous cape. Il lui fallait examiner mes sources, vérifier mes
personnages, contrôler mes dires et les écrits. Il m’interrogea,
cherchant à savoir si je ne dissimulais rien, si je ne cherchais pas
à blanchir des faits-divers sous le couvert de l’invention.
Il
examinait mes réponses qui, par la magie de sa fonction, devenaient
des assertions. J’étais suspecté de mensonges, de falsifications,
de travestissement de l’Histoire, celle qui se pare d’un H
majuscule. J’avais été dénoncé : cela ne faisait aucun
doute. Mais par qui ? Un grand historien local, un homme important,
un quidam respecté de tous, une icône des médias ou encore un des
ces pantins adulés des uns, encensés par les autres ? le doute
était permis. Mon compte était bon, j’allais tomber sous les
fourches caudines de la loi pour le plus grand bonheur de
l'establishment, comme disent ceux qui parlent si bien notre langue
.
Comment
vous défendre quand, petit pot de terre, vous vous trouvez sous les
coups croisés de la Justice, de la coterie et d’une opinion
publique, toujours prompte à croire le matraquage médiatique et la
bonne mine des aigrefins ? Pour le Bonimenteur, l' affaire
était réglée sans autre forme de procès. Le commissaire aux
contes pouvait me sanctionner sans retenue. Il avait tant de griefs à
mettre à mon débit.
Plus
je cherchais à me défendre, plus je m’enfonçais dans les sables
mouvants de notre Loire. Il y avait derrière mes écrits un sillage
douteux, une trace honteuse. Je fraudais le passé, j’altérais la
vérité officielle, je salissais les héros estampillés de la saga
locale. Il n’y avait pas de doute : il me fallait payer pour
les affirmations gratuites que j’avais étalées sur la place
publique.
Mon
crime devait être châtié de manière exemplaire. La place de grève
m’était promise, à moins que ce ne fût le bûcher, à moi qui
avais mis le feu aux poudres avec mon histoire de dragon. Le
commissaire aux contes se frottait les mains : l’affaire était
entendue ; je ne bénéficierais d’aucune circonstance
atténuante, n’étant pas même natif de cette ville, si
bienveillante avec les siens et impitoyable envers les autres.
Comment
sortir de ce guêpier ? Comment faire valoir votre droit quand,
justement, vous n’avez rien à vous reprocher ? Comment obtenir la
possibilité de plaider ma propre défense quand, trop de fois, je
m'étais fait avocat du diable ? J’étais au bord du précipice. Un
mot de plus et j’étais perdu. Ne l’étais-je pas de toute
manière, n’appartenant pas à la secte qui tient en coupe réglée
notre cité ?
C’est
alors que j’eus une intuition, une pensée soufflée par la Divine
Providence. L’homme avait commis grave confusion, erreur
impardonnable. Il avait dû se fourvoyer sur l’orthographe de sa
lettre de mission. Les bons comptes font davantage les bons amis que
les mauvais payeurs. Il avait perdu une lettre dans la bataille et
confondu deux consonnes voisines. L’homme devait enquêter sur une
affaire fiscale, un possible conflit d’intérêt, des avantages
indus et des écritures suspectes. Il s’était trompé de Ligérien.
N’étant
pas de nature, contrairement à ce que vous insinuez souvent, à
faire des histoires, je me contentai de ses excuses et le laissai
partir, penaud et confus, sans même lui souffler la cible qui devait
être sienne. Je ne mange pas de ce pain -là. J’ai ma conscience
pour moi et même si mon courroux est grand, je n’irai pas dénoncer
ceux qui réinventent l’histoire, qui la plient à leurs désirs,
qui se dressent des lauriers pour leur seul bénéfice.
Le
commissaire aux comptes quitta la place. Il avait pris pour argent
comptant les mirages qui l'avaient conduit jusqu’à moi. Il
n’aurait eu qu’à ouvrir les yeux pour enfin découvrir le pot
aux roses, la planche vermoulue au milieu des flots. Je ne doute pas
une seule seconde qu’on eût su le détourner de la vérité,
l’induire une nouvelle fois en erreur, favoriser une cécité fort
commode . Il ne fait pas bon écouter le chant des sirènes quand
elles se prennent pour des bourses trop gourmandes …
Comptablement
leur.
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