L’écrevisse
voyageuse.
Un
écrevisse de Loire se la coulait douce, allant son train,
tranquillement au fond de l’onde, cheminant de quelques pas de côté
d’un caillou à l’autre. Elle découvrit un ticket de cinéma qui
l'incita à sortir de sa bulle. La dame s’en alla de par le vaste
monde, affrontant les animaux qui vont debout sur leurs pattes
arrières.
Elle
vit une enseigne lumineuse, une file d’attente s’étirait
mollement le long de la rue, serpentant au gré des fantaisies, des
discussions et des affinités. Elle suivit le mouvement, reprenant
son souffle dans cette marée humaine. Elle en avait oublié qu'elle
était le seul crustacé d’eau douce, nous ne pouvons lui en faire
grief.
Elle
se trouva bientôt dans une salle obscure, plongée dans une douce
lumière bleutée qui aurait pu la rassurer si une dame, portant
panier d’osier devant elle, ne lui avait glacé le sang en lui
proposant un esquimau. Où donc avait-elle mis les pinces ? Elle
n’eut guère le temps de se faire du mouron, la dame n’en vendait
pas.
Remise
de ses émotions, elle se lova confortablement dans un siège
moelleux. Que c’était différent de la Loire ! Elle se disait
qu’elle avait été bien sotte de rester ainsi au fond de l’eau,
sans jamais mettre le nez dehors. Il faut parfois de curieuses
circonstances pour que bascule une existence, surtout pour une
écrevisse qui, bien souvent se laisse ainsi prendre.
Le
film débuta, elle n’avait pas lu le programme ; l’enseignement
de l’écriture faisant cruellement défaut parmi les hôtes de
l’eau. Les écrevisses avaient certainement des prédispositions
pour le braille mais nul n’avait songé qu’avec leurs pattes
blanches, elles pouvaient aisément déchiffrer les yeux fermés.
Ce
fut un choc, une révélation puisque le crabe tambour lui donna des
envies d’ailleurs. Un congénère en somme, capable de voir du
pays. Elle eut soudain envie qu’on la mène en bateau. Elle en
pinçait pour la Louisiane, le pays des crevettes ses petites
cousines. Le cœur battant, elle se mit en quête d’un cargo, du
côté de Saint Saint-Nazaire, susceptible de la recevoir comme
passagère clandestine. Elle n’avait aucune chance d’obtenir un
visa pour les USA, seule la transgression des règles lui permettrait
de réaliser son rêve.
Se
rendre à Saint Saint-Nazaire constitua pour elle la plus délicate
des étapes. Depuis belle lurette déjà, la disparition de la marine
de Loire lui avait retiré la possibilité de se laisser porter sur
une coque de bois. Fort heureusement, il y a sur la rivière de
nombreux aventuriers qui se lancent dans la grande avalaison, c’est
un couple de canoéistes qui lui permit d’aller jusqu’à
l’estuaire.
De
là, c’est un porte-conteneurs qui lui ouvrit les bras. Elle trouva
cachette confortable et discrète afin de se rendre à Baton Rouge.
Elle aurait dû choisir la Nouvelle Orléans, l’histoire en aurait
été tout autre, mais la destinée est une vaste loterie dont
personne ne mesure jamais les conséquences.
Quand
elle débarqua, elle retrouva avec délice les eaux douces du
Mississippi. C’est là que tout bascula pour elle, elle tomba sous
le charme d’une écrevisse mâle, aux pattes rouges, un peu plus
grosse qu’elle mais de fort belle allure. Elle fut séduite par son
exotisme, sa prestance et son drôle d’accent cajun. Ils se
plurent, ils s’aimèrent, ils se promirent fidélité et vie
commune.
Les
années passèrent, l’écrevisse eut au bout de quelque temps le
mal du pays. Sa Loire lui manquait, la douceur de ses rives, la
quiétude de son courant, la beauté de ses châteaux. L’écrevisse
voulut rentrer mais ne pouvait le concevoir sans son compagnon.
Parlant français, ce qui est, il faut bien l’admettre de plus en
plus rare en Louisiane, le garçon accepta de faire ses valises. Il
fallut refaire le chemin à l’envers, trouver de nouveaux complices
et payer des passeurs pour pénétrer sur le territoire français.
Les temps avaient changé, l’état d’urgence avait renforcé les
contrôles à la frontière.
Nous
tairons les moyens employés par nos deux tourtereaux qui en
pinçaient l’un pour l’autre. Le temps n’est pas à divulguer
de tels secrets. Ce qu’il convient de vous dire c’est que Saint
Saint-Nazaire leur ouvrit les bras et qu’un bateau de tourisme
étrange, se prenant pour un bateau du Mississippi à l’aube, fit
tourner ses roues pour les conduire jusqu’à Chalonnes, avant
d’être engravé sur un banc de sable.
Là,
l’écrevisse française eut vent d’un convoyage d’un bateau
pour le festival de Loire. Elle invita son mari à la suivre sur Rêve
de gosse qui allait être gruté pour Orléans au bon soin des
experts d’EVT. Ils vécurent ainsi des instants extraordinaires, un
baptême de l’air avant que de subir les cahots, les nids de poule
et les dos d’âne des routes françaises de plus en plus vétustes.
Puis,
une nouvelle grue les déposa en douceur sur l’eau et après bien
des émotions, les deux écrevisses plongèrent dans la Loire. Voilà
vous savez tout de ce moment essentiel dans l’histoire de notre
rivière. C’est de ce jour que les écrevisses de Louisiane
colonisèrent le pays et mirent à mal nos pauvres spécimens
autochtones. Tout cela par la faute d’une demoiselle aventureuse
qui voulait voir du pays et trouver un mâle à son goût.
Tout
cela par la faute d’un ticket de cinéma jeté sans doute par un
malotru, un de ceux qui prennent nos rivières pour des dépotoirs,
leur lançant mégots, papiers, emballages alimentaires, canettes et
autres bouteilles quand ce n’est pas un réfrigérateur ou bien un
pneumatique. Pour éviter pareille mésaventure, venez participer
avec nous à la prochaine opération « Je nettoie ma Loire ».
Les
espèces invasives n’arrivent jamais de manière spontanée. Il y a
toujours quelqu’un pour se mêler de jouer les apprentis sorciers.
Il serait grand temps que les humains cessent de jouer aux dés avec
la nature et les écrevisses ne feront plus de cinéma.
Délirement
vôtre.
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