mardi 10 avril 2018

Le chapeau de la concorde …

Le marinier qui avait mauvais genre.



Il était une fois un fort étrange marinier, capitaine énigmatique, personnage secret et taiseux. Bon nombre de ses collègues, tout comme les hommes d'équipage, murmuraient des choses peu agréables derrière son dos. Vous savez que les hommes sont méchants, il n'en va pas différemment chez les navigateurs; la jalousie ou l'ignorance, le soupçon ou le mépris se nourrissent de petits riens qui prennent toujours d'immenses proportions.

Lilian, car c'est ainsi qu'il se faisait appeler, était nimbé de mystère. Qui était cet étrange personnage? Nul ne pouvait prétendre le savoir tant il restait à l'écart de tous. Jamais il ne s'aventurait dans une taverne, jamais il ne partageait les jeux et les fêtes de ses compagnons de voyage. Toujours seul, toujours en retrait, il n'en était pas pour autant moins respecté pour sa connaissance du métier, sa science de la navigation et la justesse de ses propos.

Lilian avait une originalité qui ne faisait qu'attiser la suspicion. Notre homme ne se commettait jamais à vider sa vessie sur le pont comme il était de coutume à bord. Pour anecdotique que puisse être cette remarque, elle nourrissait bien des phantasmes, d'autant plus que l'époque était alors soumise à une sexualité normative. Beaucoup disaient sous le manteau qu'il devait être bougre ou bien sodomite. Des crimes abominables en ces temps pas si lointains …

Par contre, une autre originalité du capitaine Lilian avait fait bien vite le tour de notre Loire. Le fier capitaine arborait un magnifique chapeau de feutre, un grand couvre-chef comme jamais on n'en avait encore vu sur nos bateaux. Petit à petit, il se trouva même des collègues pour l'imiter et porter pareil ornement lors des célébrations marinières. Si Lilian revenait en bord de Loire de nos jours, il rirait sous cape de voir que sa mode est devenue tradition revendiquée par ceux qui jouent à être mariniers. Mais ceci est une autre histoire …

Le chapeau du gars Lilian était connu sur les bateaux, sur les quais, dans tous les lieux où l'on négocie les contrats des voyages sur l'eau. Il faut dire que jamais il ne s'en séparait, portant toujours dessus sa tête, ce magnifique ornement. Les rumeurs allaient bon train; les uns prétendaient qu'il était affligé d' une vilaine pelade, d'autres qu'il devait avoir une bosse sur le crâne. Toutes les hypothèses les plus absurdes virent le jour à ce propos. Il se trouva même, un jour, un plus imbécile que les autres pour affirmer lui avoir vu une paire de cornes. Le vin n'aide pas à la modération !

Lilian malgré tout avait réputation solide en matière de navigation et c'était bien là l'essentiel pour les marchands, plus soucieux de leur cargaison que des mœurs d'un batelier, fût-il capitaine. Lilian avait toujours désiré naviguer, avait tout appris du métier, savait tout faire sur un bateau et pouvait en remontrer à n'importe quel homme d'équipage. De qui tenait-il autant de connaissances ? Comment ce si jeune homme avait-il pris le temps d'emmagasiner autant de savoir ? Encore autant d'énigmes qui collaient à ses pas !

Un jour pourtant le masque tomba et la vérité éclata au grand jour. Elle fut si spectaculaire, provoqua tant de surprise et d'émoi que toute la marine de Loire en fut durablement affectée. Mais loin de détruire l'image de notre personnage, elle l'éleva bien au-dessus de sa condition habituelle, en fit une icône, une référence qui bouleversa pour longtemps les mentalités de la marine de Loire.

C'est de cette histoire bien courte que je vais finalement vous divertir. Le prologue pour long et fastidieux qu'il ait pu vous paraître, n'en était pas moins nécessaire. Il faut comprendre les tenants et les aboutissants de l'affaire pour en mesurer les conséquences ultérieures. Vous êtes maintenant au fait du contexte, je vous en livre le dénouement.

Un jour que le temps était fort mauvais, Lilian, dans le souci de respecter un contrat avait demandé qu'on prît la route malgré un temps et une Loire à ne pas sortir un bateau lourdement chargé. Tel était son art dans la navigation, si grande était la confiance en son jugement, qu'aucun des hommes de l'équipage ne s'était étonné de la folie du capitaine.


Voilà le chaland qui prend la rivière à la remonte. Le vent était favorable, les grandes voiles gonflées de galerne profitaient de leurs trois cents mètres carrés pour pousser le lourd chargement vers sa destination. Personne ne vit vraiment ce qui se passa. Quelle maladresse avait pu commettre ce capitaine si prudent ? Toujours est-il, qu'au passage du pont de Blois, Lilian glissa et passa par dessus bord.

La mésaventure était en cette époque souvent fatale. La plupart des mariniers d'alors ne savaient pas nager. La rivière était si haute et agitée que beaucoup eussent péri noyés. Lilian en cela se montrait encore différent des autres par un talent supplémentaire: la nage n'avait aucun secret pour lui. Il réapparut plus bas sur la rive, sain et sauf mais trempé comme soupe et déchapeauté …

C'est ce petit détail anodin qui fit de l'histoire une légende qui court encore aujourd'hui sur nos quais. Nulle corne, ni bosse, pas plus de pelade que de trous ou de cornes dans la tête mais à la place du chapeau, une coiffure d'algues qui ondulaient en vagues chaloupées. Le vent se hâta de les sécher et révéla une tignasse flamboyante, rousse à vous damner, des cheveux longs et soyeux qui se déployaient en anneaux mordorés.

Sous le nom de Lilian se cachait une femme , Lilith, qui avait depuis de si longues années, dissimulé sa féminité pour aller sur l'eau. Son père, batelier de son état, lui avait tout enseigné de son art en dépit de l'interdiction de naviguer qui pesait sur les femmes. Ce brave homme avait décelé et favorisé les dons de sa fille et cette envie irrépressible de se démarquer des autres femmes.

Dans le plus grand secret, il lui avait transmis ses savoirs et bien plus qu'il ne le fallait afin qu'elle puisse affronter un monde si hostile aux gens de son sexe. C'est ainsi que, les années venant, Lilith s'était donné une allure d'homme en comprimant sa poitrine sous une bande parfois bien douloureuse à supporter. Elle s'était fabriqué ce grand chapeau car si elle voulait bien endurer tous les sacrifices pour réaliser son rêve, il n'était pas question pour elle de renoncer à ses cheveux de feu.

Le pot au rose était découvert; le secret était dévoilé, mettant fin aux rumeurs les plus sordides et aux propos les plus scabreux. L'équipage resta médusé quelques secondes mais transporté par la joie de revoir le capitaine vivant, poussa des hourras retentissants. Venant à sa rencontre, les hommes la portèrent en triomphe sur le bateau. Lilith était leur capitaine et gare à qui viendrait lui interdire d'exercer son métier! Ils étaient si fiers d'elle, qu'ils auraient pu commettre bien des vilainetés.

La confrérie des marchands apprit bien vite la nouvelle car l'information avait fait le tour de tous les ports à une vitesse incroyable. Certes, quelques vieux bourrus y trouvèrent à redire mais la majorité reconnut les mérites de la dame et lui accorda aussitôt le droit de poursuivre ce métier qui lui collait à la peau tout autant que son chapeau.

A partir de ce jour, les femmes furent admises sur les bateaux de Loire. Le métier pour rude et difficile qu'il puisse être, en attira quelques-unes. Quand nombre de confréries interdisaient la pratique professionnelle aux dames, les mariniers avaient franchi le pas de l'ouverture et de la tolérance. De cette aventure étonnante, il resta le chapeau d'apparat et la coutume qu'adoptèrent ces gars aux manières souvent si déplaisantes, de bouter leur couvre-chef devant les dames de rencontre.

Ils avaient pris cette habitude pour honorer Lilith et lui montrer tout le respect qu'ils portaient à sa détermination et son courage. Quand, l'âge avançant, cette dernière cessa d'être capitaine et d'aller sur l'eau, ils firent de même pour toutes les autres femmes qu'ils croisèrent en action. Un peu de distinction dans ce monde de brutes ne peut pas nuire. Ils s'étaient montrés galants avec Lilith, ils le furent envers toutes les commères.

Il ne peut y avoir de morale à cette fable puisqu'elle légitime ce qui n'aurait jamais dû cesser d'être. Il n'existe aucune activité qui justifie de distinguer les hommes des femmes et point ne devrait être besoin d'un conteur pour faire entendre cette parole de raison. Si, par extraordinaire, il y avait encore de par ce monde des hommes pour prétendre le contraire, il serait bien utile de les faire gabiers, de les envoyer tout en haut d'un mât, la seule place qui convient à une voile !

Féministement vôtre.


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