L’arbre
à contes
Il
était une fois, quelque part on ne sait plus où, un arbre
majestueux qui imposait sa masse au milieu d’une plaine. Il était
puissant et massif même s’il était totalement décharné. De
mémoire d’humain, nulle feuille n’y avait jamais poussé. On
l’aurait cru mort et pourtant il semblait vigoureux et inaltérable,
indestructible malgré les années. Quelle était donc cette force
mystérieuse qui le tenait en vie de façon toute improbable ?
L’arbre
inquiétait, non seulement il résistait en dépit de son apparence
sans vie mais pire que tout, les animaux le fuyaient. Jamais un
oiseau ne s’y posait pas plus qu’un rongeur ou bien un insecte.
Il repoussait les êtres vivants, tous l’évitaient, le pensant
porteur d’une étrange malédiction. Même les enfants se
refusaient à grimper à ses branches qui pourtant auraient constitué
un formidable terrain d’aventure.
Les
humains évitaient jusqu’à son ombre . La méfiance et
l’incompréhension finissent toujours par engendrer la peur. On le
prétendait envoûté et pire encore, on lui attribuait bien des
vertus maléfiques. Toutes sortes de légendes se murmuraient à son
propos, pourvu qu’elles fussent prononcées loin de lui tant il
était craint.
L’arbre
s’en moquait. Il résistait au temps tout autant qu’à la
médisance et aux lois de la botanique. Il savait qu’un jour, il
viendrait s’asseoir contre son tronc, qu’il défierait les
superstitions et qu’alors, sa longue peine serait achevée. Qui
donc l’arbre attendait-il ainsi ? Un palabreur, un raconteur
d’histoires à moins que ce ne fut une diseuse de bonne aventure.
Qu’importe, il pressentait la venue sur/sous ? sa ramure d’une
femme ou bien d’un homme transformant alors radicalement sa
destinée.
Il
avait la patience de ceux qui ne redoutent rien pas même les
bûcherons ou bien la foudre. Il se savait protégé par la peur
qu’il inspirait, par sa réputation et par la destinée qui
commande aux éléments. Et le jour qu’il espérait de toutes ses
forces arriva. Ce fut un enfant qu’il vit arriver, un gamin
malingre, ni garçon ni fille, un être incertain porteur de toutes
les malformations que la nature s’amuse parfois à distribuer.
Il
était albinos, boitait de son pied bot, avait une bosse et une
moitié du crâne sans cheveux. Il avait les traits caractéristiques
d’une aberration génétique, ce sourire perpétuel qui appartient
seul aux âmes simples. Il était porteur des traces de coups que les
gens ordinaires ne manquaient jamais de lui offrir pour prix de sa
différence.
L’enfant
de la misère était maigre, pâle, fatigué par une existence qui ne
l’avait jamais laissé en paix. Orphelin, rejeté des autres, il
allait son chemin, à la recherche lui aussi de celui qui le
comprendrait, lui tendrait enfin une main secourable. Quand il vit au
loin l’arbre dénudé, il eut un choc, une révélation, il sut que
c’était là que s’achevait son voyage, son errance sans fin. En
dépit de sa faiblesse, malgré la grande distance qui le séparait
de lui, sous un soleil de plomb, dans cette plaine inhospitalière,
il avança, obstinément vers celui qui l’attirait comme un aimant.
Bien
des heures plus tard, la nuit se couchait alors, l’enfant s’assit
sous l’arbre qui repoussait la vie. Soudain tout fut différent,
l’enfant sentit ses forces revenir, il se régénérait au contact
du grand végétal. L’arbre frémissait, il était parcouru de
mouvements imperceptibles que l’enfant éprouvait au plus profond
de son être.
Sept
nuits et sept jours, il ne se passa rien que ces ondes vibratoires
qui passaient de l’un à l’autre. L’enfant n’avait plus
besoin ni de manger ni de boire. Il était nourri mystérieusement
par l’arbre. De loin en loin, des curieux s’approchèrent,
essayant de comprendre ce qui se passait ici. Par quel miracle,
l’arbre maléfique pouvait ainsi donner la vie à cet enfant du
malheur ? Personne n’en savait rien. Le nombre des curieux ne
cessait de croître, à distance respectable cependant, la crainte
étant toujours là.
Puis
le huitième soir, la Lune se fit pleine dans le ciel étoilé.
L’enfant qui jusque là était resté silencieux se mit à parler,
à psalmodier plus exactement. Celui dont personne jusqu’à présent
n’avait entendu le son de la voix se mit à raconter des histoires
qui venaient d’ailleurs, belles et envoûtantes. Sa voix caverneuse
accentuait encore l’impression de saisissement dont furent victimes
les témoins de la scène.
Ils
n’étaient pas au bout de leurs surprises. La première histoire
achevée, eux qui étaient encore sous le charme de cette aventure
incroyable qui les avait tenus en haleine un temps indéfinissable
tant toute contingence était abolie par la magie de l’enfant qui
racontait, ils virent tous dans l’arbre apparaître une feuille sur
laquelle semblaient être inscrits des signes mystérieux.
Cette
nuit là, la première nuit de l’histoire des contes, l’arbre se
para de douze feuilles, douze parchemins plus exactement couverts
d’une écriture faite de triangles et de traits. Ceux qui
s’approchèrent un peu plus jurèrent que ces feuilles étaient
semblables à celles d’un papyrus. L’enfant jouait avec un roseau
dans sa main, c’est lui qui dans la danse de ses mouvements
transmettait les signes qui s’inscrivaient sur la nouvelle feuille
de l’arbre.
La
foule devint considérable. Les gens écoutaient, découvrant la saga
de l’espèce humaine, comprenant les énigmes de la création,
accédant à des sentiments qui jusqu’alors leur étaient inconnus.
Beaucoup voyaient des larmes couler de leur paupière tandis qu’un
sourire bienheureux se mêlait à cette douce tristesse. Ils ne
voulaient pas bouger.
Cela
dura longtemps, très longtemps. Sans interruption, jours et nuits
jusqu’à ce que l’arbre fut couvert de feuilles. Tous les contes
du monde étaient nés en cet endroit. La multitude présente avait
compris que maintenant l’enfant se tairait. Les humains qui avaient
assisté à ce spectacle unique comprirent quelle était leur
mission. Ils se répandent de par la Terre ronde pour transmettre les
récits qu’ils avaient retenus.
Mais
juste avant qu’ils ne se dispersent tous, qu’ils s’en aillent
vers leur nouvelle destinée, le ciel se couvrit de nuages et se
chargea d’électricité. De la nuée on vit surgir une tornade qui
avança jusqu’à l’arbre et l’enfant. Toutes les feuilles
furent arrachées et répandues entre le Tibre et l’Euphrate. La
civilisation allait naître de ces petits papyrus porteurs de la
grande épopée de l’humanité.
Quand
la tornade fut dissipée, il ne resta plus rien de l’enfant et de
l’arbre. Ils avaient tous deux envolés, partis sans doute pour un
autre monde. Ils n’ont pas disparu tout à fait puisqu’ils vivent
à jamais au travers de la voix de ceux qui à leur tour se chargent
de raconter ce que l’enfant différent avait créé il y a bien
longtemps.
La
parole avait pris son envol, l’écriture avait tenté de manière
fugace de saisir l’essence du récit. Chaque fois qu’un humain
s’empare d’une histoire de l’enfant, il lui donne une couleur
et un ton différent. Chaque fois qu’un scripte déchiffre un
parchemin, lui aussi l’interprète à sa manière, lui compose une
nouvelle mélodie. Les contes sont nés ici mais jamais ô grand
jamais ils ne se graveront dans le marbre. Ils vivent et se modifient
toujours et sont à jamais portés par le vent et les souffleurs de
rêve.
Épiquement
vôtre.
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