mercredi 18 avril 2018

Un changement de monde.


Histoire d’un accès à la modernité.


À quelques pas de chez nous, il y avait un lavoir, un abri au bord du Ru d’Oison avec une dizaine de planches pour que les femmes - il n’y avait qu’elles à œuvrer en cet endroit - puissent rester debout. C’était le premier d’une série de trois lavoirs sur ce petit ruisseau qui allait bientôt se jeter dans la Loire. De l’autre côté, il y avait une grande fosse pavée, pensée pour que les chevaux puissent s’abreuver ; il n’y en avait plus et les grenouilles avaient élu domicile en ce lieu.

Ma mère bénéficiait de la dernière planche, la plus en aval qui lui était toujours réservée. Elle devait ce privilège à l’activité de mon père, il était matelassier. C’est ainsi qu’en plus du linge de la famille, elle venait laver la laine fraîchement tondue avant qu’elle ne soit séchée dans de grandes cages en fer puis cardée par mon paternel avant que de rembourrer un matelas.

Les autres laveuses n’avaient guère envie de profiter des odeurs de la laine fraîche pour leur linge, d’où cet emplacement particulier que ma mère n’utilisa bientôt plus. D’une part, les moutons disparaissaient tous comme les chevaux du reste dans les fermes. Bientôt le bourrelier eut à se reconvertir et sa femme cessa de venir au lavoir car dans le même temps, elle bénéficia d’un tour de rôle pour l’usage de la machine à laver collective, chez elle cette fois.

En attendant, elle portait son linge à sécher chez les dames Bruno et Bertrand, des maraîchères chez lesquelles nous achetions tout au long de l’année nos fruits et nos légumes. C’est avec elles que je pris l’habitude de suivre le rythme des saisons, le goût du produit local et le plaisir pris enfant d’éplucher les légumes, pratique que je n’ai jamais perdue du reste, ignorant tout des produits emballés de la grande distribution et des surgelés et autres conserves.

Mais revenons à notre linge, une association familiale avait effectué un achat libérateur, en tout cas pour la femme au foyer. La machine révolutionnaire était installée sur une remorque à bras et passait de maison en maison. Le matin chez l’une, l’après-midi chez l’autre, chacune ayant sa demi-journée de lessive pendant la semaine. Ce balai dura quatre ans avant que ma chère mère ne fasse l’acquisition de sa propre machine, un modèle bleu, léger et pas vraiment efficace.

Cette intrusion de la modernité coïncida avec l’arrivée dans la famille d’une étrange petite lucarne. Jusqu’alors, nous devions traverser la rue pour nous rendre chez monsieur Bourassin, le seul et heureux propriétaire d’un écran de télévision. La Piste aux étoiles provoquait la migration le mercredi soir des enfants du quartier. C’était désormais à notre tour d’avoir des visiteurs, chez nous, c’était pour les rares retransmissions de football que les curés des Bordes et de Neuvy rendaient visite à mon arbitre de père.

Dans les mêmes années, un appareil en bakélite noir avec une étrange manivelle fit son apparition dans la boutique. Nous avions hérité du numéro 87 qu’une opératrice quelque part dans un lieu mystérieux mettait en branle. Les habitants de la maison s’arrêtaient alors de respirer quand résonnait l’appel strident du lointain.

Le monde bascula tout à fait en 1970 quand des travaux d’importance mirent à nu la maison de la cave au grenier afin d’installer enfin le chauffage central et un réseau d’eau capable de supporter une salle de bains. Jusqu’à ce bouleversement, nous allions aux bains douches le samedi soir et nous faisions le reste du temps nos ablutions dans une grande bassine.

La télévision couleur, une véritable machine à laver le linge, l’estafette nous firent ainsi passer dans un autre monde, celui de la modernité centrée sur nous-mêmes, sans avoir besoin de recourir aux services des voisins. La fosse aux grenouilles avait été bouchée, le lavoir ne recevait plus personne, le Ru d’Oison devenait petit à petit ce mince filet d’eau qu’il est désormais.

L’espace d’une dizaine d’années tout au plus, le monde avait basculé, le confort et la modernisation étaient passés par chez nous. Nous ignorions alors que ce n’était que le début d’un mouvement qui n’allait cesser de s’accélérer en enfermant les consommateurs dans une logique d’achats individuels. Finis les tours de rôle, les visites chez les voisins, les services rendus, chacun chez soi et les moutons n’avaient plus à être gardés dans les champs, ils étaient tous bloqués devant leur poste de télévision.

Fort heureusement pour nous, la boutique demeurait un lieu de rencontre et de discussion, d’accueil et d’échanges. C’est là que je conçus mon amour de la langue et des récits avec ces gens qui venaient s’asseoir autour du métier de ma mère, devenue tapissière, pour dialoguer des heures durant. C’est ainsi que j’ai constitué ce capital qui fera de moi un conteur bien plus tard en dépit de ce changement de Monde que je subissais comme les autres.

Modernement vôtre.

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