Histoire
d’un accès à la modernité.
À
quelques pas de chez nous, il y avait un lavoir, un abri au bord du
Ru d’Oison avec une dizaine de planches pour que les femmes - il
n’y avait qu’elles à œuvrer en cet endroit - puissent rester
debout. C’était le premier d’une série de trois lavoirs sur ce
petit ruisseau qui allait bientôt se jeter dans la Loire. De l’autre
côté, il y avait une grande fosse pavée, pensée pour que les
chevaux puissent s’abreuver ; il n’y en avait plus et les
grenouilles avaient élu domicile en ce lieu.
Ma
mère bénéficiait de la dernière planche, la plus en aval qui lui
était toujours réservée. Elle devait ce privilège à l’activité
de mon père, il était matelassier. C’est ainsi qu’en plus du
linge de la famille, elle venait laver la laine fraîchement tondue
avant qu’elle ne soit séchée dans de grandes cages en fer puis
cardée par mon paternel avant que de rembourrer un matelas.
Les
autres laveuses n’avaient guère envie de profiter des odeurs de la
laine fraîche pour leur linge, d’où cet emplacement particulier
que ma mère n’utilisa bientôt plus. D’une part, les moutons
disparaissaient tous comme les chevaux du reste dans les fermes.
Bientôt le bourrelier eut à se reconvertir et sa femme cessa de
venir au lavoir car dans le même temps, elle bénéficia d’un tour
de rôle pour l’usage de la machine à laver collective, chez elle
cette fois.
En
attendant, elle portait son linge à sécher chez les dames Bruno et
Bertrand, des maraîchères chez lesquelles nous achetions tout au
long de l’année nos fruits et nos légumes. C’est avec elles que
je pris l’habitude de suivre le rythme des saisons, le goût du
produit local et le plaisir pris enfant d’éplucher les légumes,
pratique que je n’ai jamais perdue du reste, ignorant tout des
produits emballés de la grande distribution et des surgelés et
autres conserves.
Mais
revenons à notre linge, une association familiale avait effectué un
achat libérateur, en tout cas pour la femme au foyer. La machine
révolutionnaire était installée sur une remorque à bras et
passait de maison en maison. Le matin chez l’une, l’après-midi
chez l’autre, chacune ayant sa demi-journée de lessive pendant la
semaine. Ce balai dura quatre ans avant que ma chère mère ne fasse
l’acquisition de sa propre machine, un modèle bleu, léger et pas
vraiment efficace.
Cette
intrusion de la modernité coïncida avec l’arrivée dans la
famille d’une étrange petite lucarne. Jusqu’alors, nous devions
traverser la rue pour nous rendre chez monsieur Bourassin, le seul et
heureux propriétaire d’un écran de télévision. La Piste aux
étoiles provoquait la migration le mercredi soir des enfants du
quartier. C’était désormais à notre tour d’avoir des
visiteurs, chez nous, c’était pour les rares retransmissions de
football que les curés des Bordes et de Neuvy rendaient visite à
mon arbitre de père.
Dans
les mêmes années, un appareil en bakélite noir avec une étrange
manivelle fit son apparition dans la boutique. Nous avions hérité
du numéro 87 qu’une opératrice quelque part dans un lieu
mystérieux mettait en branle. Les habitants de la maison
s’arrêtaient alors de respirer quand résonnait l’appel strident
du lointain.
Le
monde bascula tout à fait en 1970 quand des travaux d’importance
mirent à nu la maison de la cave au grenier afin d’installer enfin
le chauffage central et un réseau d’eau capable de supporter une
salle de bains. Jusqu’à ce bouleversement, nous allions aux bains
douches le samedi soir et nous faisions le reste du temps nos
ablutions dans une grande bassine.
La
télévision couleur, une véritable machine à laver le linge,
l’estafette nous firent ainsi passer dans un autre monde, celui de
la modernité centrée sur nous-mêmes, sans avoir besoin de recourir
aux services des voisins. La fosse aux grenouilles avait été
bouchée, le lavoir ne recevait plus personne, le Ru d’Oison
devenait petit à petit ce mince filet d’eau qu’il est désormais.
L’espace
d’une dizaine d’années tout au plus, le monde avait basculé, le
confort et la modernisation étaient passés par chez nous. Nous
ignorions alors que ce n’était que le début d’un mouvement qui
n’allait cesser de s’accélérer en enfermant les consommateurs
dans une logique d’achats individuels. Finis les tours de rôle,
les visites chez les voisins, les services rendus, chacun chez soi et
les moutons n’avaient plus à être gardés dans les champs, ils
étaient tous bloqués devant leur poste de télévision.
Fort
heureusement pour nous, la boutique demeurait un lieu de rencontre et
de discussion, d’accueil et d’échanges. C’est là que je
conçus mon amour de la langue et des récits avec ces gens qui
venaient s’asseoir autour du métier de ma mère, devenue
tapissière, pour dialoguer des heures durant. C’est ainsi que j’ai
constitué ce capital qui fera de moi un conteur bien plus tard en
dépit de ce changement de Monde que je subissais comme les autres.
Modernement
vôtre.
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