Les
deux font la paire.
Il
était une fois une paire de grolles, des vrais brodequins, non pas
de ceux qui font le pied de grue au palais Bourbon, mais des
godillots au laçage complexe, avec œillets et crochets, des
chaussures désireuses de battre la campagne et qui n’avaient qu’un
seul désir : « Faire leur chemin ». L’ambition est
louable et c’est pour la réaliser que nos godasses étaient là, à
aguicher le chaland, dans les rayonnages d’un supermarché de la
chose sportive.
Le
risque était grand et les chaussures le redoutaient plus que tout,
d’être emportées par un amateur au petit pied, un aventurier de
pacotille, faisant un achat sans véritablement user jusqu’à la
corde celles qui resteraient à jamais dans un placard obscur. Elles
rêvaient de mourir à la tâche, d’arpenter des chemins escarpés,
de mordre la poussière et d’avaler les kilomètres. Un destin de
semelles ailées en somme, une vocation tout aussi louable que
glorieuse.
Elles
avaient déjà connu quelques tentatives d’adoption. Des pieds
timides, recroquevillés, hésitants, fragiles. Des essais sans
lendemain, ces curieux voulant savoir à quoi pouvaient bien servir
des chausses aussi inesthétiques. Elles s’en moquaient les
diablesses de ces considérations oiseuses. Qu’importe les
apparences, seuls comptaient le confort du pied et la solidité de la
semelle. Le reste n’était bon que pour ces escarpins orgueilleux
qui habillent les citadins aux semelles de plomb.
Quand
elles se sentirent pénétrées par deux pieds fermes, larges et
cambrés, solides et lourds comme il convient à un membre inférieur,
elles se sentirent pousser des ailes. C’était le coup de foudre,
la symbiose immédiate. L’homme avait de la tenue et aussi des
odeurs. Rien ne vaut des orteils qui ne rechignent pas à sentir le
pied en action.
L’homme
avait des chaussettes qui avaient elles aussi de la distinction. En
laine et sans couture, voilà bien la marque de celui qui respecte
les convenances. Les chaussures l’avaient compris, elles allaient
s’entendre avec ces pieds-là. Un amour qui serait vache, tout
comme le cuir dont elles étaient tirées. Une relation faite de
souffrance, d’ampoules et de cors aux pieds, d’œil de perdrix et
pourquoi pas de quelques verrues plantaires. Un vrai mariage de
raison pour le meilleur et souvent pour le pire.
Mais
où allait-il les conduire par le bout du nez ? Les godasses
n’auraient pas aimé commencer l’aventure par un long séjour
dans une valise ou bien un sac, ballottées de transport en
transport. L’avion les rebutait, elles qui n’étaient pas
fabriquées dans des pays exotiques, qui sortaient tout droit d’un
atelier artisanal. Elles voulaient se mettre au plus vite en action,
elles brûlaient de lever le pied le plus vite possible. Elles furent
servies au-delà de leurs espérances.
Le
marcheur était un vrai, un pèlerin du quotidien. Il était venu à
pied pour remplacer des vieilles chaussures qui avaient fait leur
temps, par tous les temps et sur toutes les routes. Il les
abandonnait là, leur préférant désormais ses nouvelles complices.
Les godasses, trop heureuses de cette merveilleuse adoption, ne
comprirent pas qu’elles avaient sous les yeux, sans doute le sort
qui leur serait promis. Elles voulaient aller de l’avant, elles le
firent en partant du bon pied.
Mettre
un pas devant le précédent constituant le B A BA de la chaussure,
elles se firent un malin plaisir de remplir leur mission avec le zèle
de celles qui ne se marchent jamais sur leurs lacets. Elles
taillèrent la route et des croupières aux chaussures découvertes,
misérables, synthétiques, bon marché qu’elles croisèrent sur
leur chemin. Elles se payèrent le luxe d’écraser quelques
arpions, des indécents orteils vernis jusqu’aux ongles qui eurent
la malchance de croiser leur route.
Puis
ce fut l’aventure véritable. Adieu le bitume, vive les sentes
pentues, les raidillons qui se dérobent sous vos pieds, les fossés
à enjamber, les cailloux qui roulent, les mousses qui crissent, la
boue et le sable, l’argile et la terre qui colle, les semelles
s’alourdissaient, la tige s’affaissait, le cuir se patinait mais
l’essentiel était là, la vie était en chemin.
Les
godasses savaient que le soir, elles étaient traitées avec amour.
Brossées, elles héritaient d’une poudre apaisante pour atténuer
les effluves de sueur et parfois de sang, elles étaient essuyées
puis bourrées de papier pour absorber ce qui pouvait encore
subsister de transpiration. Elles dormaient sous le lit, posées à
l’envers selon une vieille pratique berrichonne qui garantissait,
parait-il des crampes, celui qui agissait ainsi.
Elles
se voyaient choyées comme il convient à des chaussures de prix.
Tout marchait à merveille entre elles et le marcheur. Une Lune de
miel en somme quand l’orage arriva sans prévenir. Il y eut d’abord
des échauffements au niveau du talon. L’homme maudissait la tige
trop haute, un léger défaut de souplesse en cet endroit. Puis le
sang coula et sonna le glas de la confiance partagée. Il fallut
faire des crochets sur le bitume pour visiter des pharmacies. Le
marcheur boitait bas, traînait même la patte.
Les
chaussures croisèrent un jour une paire plus légère, des pieds
plus petits. Il y eut un très long arrêt, une conversation là-haut,
entre les deux propriétaires des pieds devenus inactifs. Il était
question de confort, de légèreté, de chaussures résolument
modernes issues des dernières technologies, de semelle
ergo-dynamique, de coussins d’air et de pression des pneus. Les
godasses avaient pris un coup de vieux, elles étaient totalement
dépassées par une technologie de pointe qui ruinait leurs espoirs
de continuer leur route.
Le
marcheur avait écouté son interlocutrice. Il allait franchir le
pas, adopter les nouvelles tendances, tourner les talons aux vieilles
chaussures en cuir. Il se conduisit d’ailleurs comme une vraie peau
de vache, rompant le lien qui les unissait, il jeta les godillots
dépassés dans une poubelle. L’aventure s’arrêtait là, alors
que la belle paire en avait gardé sous la semelle. Privées même de
leurs longs lacets, qui peuvent servir à autre chose, selon
l’ingrat, elles allaient finir incinérées sans que personne ne
disperse jamais leurs cendres sur une terre battue par tous les
vents.
Ainsi
s’achève l’histoire de cette paire de brodequins. Les belles
chaussures partirent en fumée, le vent les emporta au loin, elles
étaient légères, légères mais c’était hélas bien trop tard.
Pourtant, en survolant une route escarpée, elles le reconnurent,
celui qui les avait si lâchement jetées aux oubliettes. Il venait
de déchirer une chaussure, la légèreté ne suppose pas la
solidité. Elles rirent sous cape, il l’avait bien mérité. Il
finirait sa route nu-pieds …
Marcheusement
leur
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